Sylvie Martin-Lahmani : Dans Théâtres en PRÉSENCE1 tu as dit que tu travaillais avec des gens avec lesquels tu pouvais t’entendre, qui ne te faisaient pas souffrir et que tu ne faisais pas souffrir.Est-ce que cela vaut comme définition du travail en compagnie ?
Joël Pommerat : Je ne sais pas si on peut aller jusque-là, ce n’est qu’une définition modeste, valable pour toutes sortes d’associations de gens, qui sont amenées à partager du temps de vie, non ? Dans une compagnie, on n’a pas l’obligation de s’aimer, mais presque l’obligation de ne pas se faire du mal
Sylvie Martin-Lahmani : Dans le même ouvrage, tu évoques le travail de recherche des comédiens et tu précises que tu travailles avec « tout ce qui s’est déposé en eux »2. Tu peux développer cette idée du dépôt de travail en eux ?
Joël Pommerat : Oui, c’est simple. C’est tout ce qu’on appelle la complicité au quotidien, tout ce qui a été partagé, découvert ensemble car, dans mon travail, la part de recherche est importante. Je fais du théâtre, mais en même temps je cherche ce qu’est le théâtre. Je n’en ai pas de définition à l’avance, ni de ce qu’il faudrait faire pour qu’il y ait théâtre. D’où ces temps de découvertes que nous partageons. Il y a du mûrissement, de la progression. On avance ensemble vers quelque chose qui n’est pas toujours facilement formulable, qui est de l’ordre du ressenti. C’est ce que je veux dire en parlant d’un « dépôt » (ce n’est pas très joli…). Ce qui s’est déposé, c’est peut-être ce qui s’est accumulé — et qu’on ne sait pas dire —, de temps, de découverte et d’expérience. C’est évidemment très riche et quand quelqu’un s’en va, il part avec ça.
Sylvie Martin-Lahmani : Tu fais faire à tes comédiens des exercices de mémoire difficiles comme garder en mémoire le texte ancien et apprendre le texte nouveau. Tu appelles ça une « gymnastique épatante »3… Tu veux qu’ils soient des athlètes des mots ?
Joël Pommerat : C’est un peu anecdotique, ce que tu dis me fait plus penser à un rapport aux mots qui serait comme un exercice de style, et j’en suis très éloigné. Quand je parle de gymnastique, c’est vraiment celle de la mémoire, et ça ne vaut que quand mes comédiens travaillent sur du texte. Or il n’y en a pas toujours beaucoup dans mes pièces. Dans celles qui reposent beaucoup sur la forme parlée, le langage des mots, il y a un travail qui se fait au fur et à mesure des répétitions, une écriture qui se poursuit et se corrige au quotidien. C’est pourquoi je demande aux comédiens d’apprendre ces textes, même si je ne suis pas sûr de les garder et d’appliquer dans leurs mémoires les corrections que je viens de faire, de couper, c’est-à-dire de rajouter, de garder des variantes… à la manière d’un ordinateur.
Sylvie Martin-Lahmani : J’ai lu que tu ne voulais pas que tes acteurs jouent avec les mots, mais qu’ils soient avec, c’est-à-dire…
Joël Pommerat : Quand j’évoque ce rapport avec les mots, quand je demande aux acteurs de ne pas jouer (avec cinquante guillemets évidemment), cela veut dire être dans la relation la moins artificielle possible avec les mots.Ne pas être dans de la distance, les prendre au sérieux, comme s’ils exprimaient une réalité qui touche au plus près, trouver un rapport avec eux qui soit le plus simple et le plus intime en même temps. Il faut dire aussi que je ne prends pas les mots dans leurs sens communs, mais dans leurs matières de résonance par rapport à chacun (des acteurs). Pour moi, un mot c’est un symbole, un appel à l’expression des choses. Donc le mot en lui-même n’est pas si intéressant. Ce qui est essentiel, c’est ce qu’il appelle, la tentative et l’action des personnages pour aller vers une signification, une expression. C’est pourquoi parfois, dans mes pièces, mes personnages emploient un mot pour un autre. L’essentiel, c’est l’action de dire, la tentative.
Sylvie Martin-Lahmani : Restons encore un moment du côté des acteurs. Pour toi, est-ce un travail ? Tu as dit que c’était plus qu’une profession.
Joël Pommerat : Le sujet est monstrueux. On peut prendre la question de l’acteur, de l’identité de l’acteur, comme une tentative de recherche humaine, de recherche quasi scientifique, quasi sérieuse de l’humain. Bien sûr le métier d’acteur est associé au monde du spectacle, du plaisir, de ce qu’on appelle la poésie au sens de la forme esthétique, mais je crois qu’il y a une dimension de quête et d’expérience. On joue à être, on explore la condition humaine, on est dans l’exploration de l’être.
Sylvie Martin-Lahmani : Est-ce qu’on travaille quand on joue à être ?
Joël Pommerat : Et le mot travail aussi mérite d’être défini ! Il a tant de significations différentes. C’est vaste… (rires). Oui, c’est un travail de jouer à être comme c’est un travail de jouer.
Sylvie Martin-Lahmani : Venons-en à toi, et à ton travail d’auteur de théâtre. D’ailleurs, comment te présentes-tu ?
Joël Pommerat : Je dis souvent que je suis metteur en scène car j’ai l’impression que ça parle plus aux gens. Je ne suis pas pointilleux mais à vrai dire, ce qui me convient le mieux, c’est auteur. Dans la mise en scène, je suis auteur, dans l’écriture des mots, je suis auteur, dans la recherche et la conception, je suis auteur. Donc je suis auteur de théâtre.
Sylvie Martin-Lahmani : Sur ton métier d’auteur de théâtre, je sais que tu refuses la « division du travail ». Tu peux préciser cette idée ?
Joël Pommerat : Je suis étonné, surpris de voir comment perdure cette séparation, cette division des tâches — qui me semble anti-artistique, bizarre artistiquement —, comme s’il y avait des espaces cloisonnés de l’écriture et de la mise en scène, une sacralisation de cette séparation. Comme en industrie où on divise les tâches par souci de rentabilité, moi je veux être un artisan, je veux construire et maîtriser la fabrication de mon objet du début à la fin, la division du travail débouche forcément sur une perte du sens, une dilution du sens.C’est comme si les metteurs en scène considéraient que le métier d’écrivain était un métier en soi, et ne pouvaient faire autrement que de se positionner dans le respect de l’écrivain. Certes, ça permet de conserver respectueusement et de façon ambiguë l’auteur à distance— les auteurs étant alors perçus comme des poètes vivant dans l’immatériel et la pure pensée!Je pense que le théâtre est fait de la matière vivante et concrète. A un moment donné, être auteur de théâtre et ne pas franchir le pas, ne pas se poser la question de l’écriture de la scène, c’est bizarre. C’est comme si un romancier laissait quelqu’un d’autre écrire le dernier tiers de son livre. Il écrit un livre qui fera deux cents pages et, à la 150e, il arrête et le fait terminer par quelqu’un d’autre. C’est beau cette humilité ! Mais moi, j’ai envie d’écrire jusqu’au bout. Un auteur qui laisse un autre finir son travail d’écriture, je trouve ça bizarre… Cela conduit à penser des choses complètement folles, notamment que le théâtre est de façon évidente le lieu de la parole : la danse est le lieu du corps, le mime est le lieu du silence, la marionnette est le lieu du fil… C’est ridicule, absurde.
Sylvie Martin-Lahmani : Si on va au bout de ton raisonnement, un auteur qui écrit seulement avec des mots, aujourd’hui, n’est pas un auteur de théâtre ?
Joël Pommerat : Je ne dirais pas ça, c’est trop exclusif. Je veux juste faire ressortir que ce n’est pas naturel. C’est habituel mais pas naturel dans nos vies.
Sylvie Martin-Lahmani : On peut considérer que l’essentiel du travail de la philosophie et de la psychanalyse consiste à chercher la vérité. En quoi consiste le travail théâtral pour toi ?