Le théâtre italien en avant-poste
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Le théâtre italien en avant-poste

Le 25 Nov 2007
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 94-95 - Lars Norén
94 – 95
Article fraîchement numérisée
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Depuis quelques années, la scène ital­i­enne engen­dre des pris­es de posi­tion esthé­tiques et poli­tiques qui amè­nent plusieurs com­pag­nies au pre­mier plan de la recherche et de l’expérimentation. Les fes­ti­vals inter­na­tionaux avaient famil­iarisé le pub­lic avec les out­rances et la provo­ca­tion dans lesquelles se coulait — jusqu’à la pos­ture par­fois — la volon­té sub­ver­sive de créa­teurs alle­mands tels Cas­torf, Pollesch ou Oster­meier. Ils avaient con­sacré l’effroi créé par la quête parox­ys­tique de cer­tains dra­maturges anglo-sax­ons comme Bond et Kane. Avec Roméo Castel­luc­ci, Emma Dante, Pip­po Del­bono, Ascanio Celes­ti­ni, Faus­to Par­a­vidi­no entre autres exem­ples, c’est à une mul­ti­plic­ité de gestes créa­teurs sin­guliers que nous sommes con­fron­tés. Il s’agit là d’un renou­velle­ment de l’expression théâ­trale longtemps mar­quée par quelques grands noms— dont Dario Fo, Carme­lo Bene et Eduar­do de Fil­lipo —qui occul­taient dif­fi­cile­ment un paysage théâ­tral con­sacré à la relec­ture des clas­siques, du réper­toire. Selon Fran­co Quadri, relayé par de nom­breux prati­ciens dont Mario Mar­tone, la rai­son de cette sit­u­a­tion est à chercher du côté d’un cer­tain fige­ment des grandes insti­tu­tions peu enclines à décon­cert­er leur pub­lic. Le lien étroit aux pou­voirs publics sub­sid­i­ants con­sti­tua évidem­ment un autre fac­teur d’immobilisme lorsque ces pou­voirs tombèrent à presque tous les niveaux aux mains de la droite berlus­coni­enne. Dans ce con­texte, tous les obser­va­teurs s’accordent à con­sid­ér­er que le renou­velle­ment vient de la périphérie, géo­graphique et insti­tu­tion­nelle. De nom­breux artistes (Castel­luc­ci, Dante, Pun­zo, Del­bono…) étab­lis­sent, en effet, leur lieu de tra­vail en dehors des grands théâtres étab­lis et même des grands cen­tres urbains. La pres­sion de la « rentabil­ité » est moins forte là où ne règne pas de véri­ta­ble tra­di­tion théâ­trale. De plus, il sem­ble que les pou­voirs locaux aient joué un rôle en favorisant l’installation de nou­velles com­pag­nies sur leur ter­ri­toire. S’il peut alors se créer un lien avec une pop­u­la­tion qui s’identifie à « son » théâtre, cela peut aus­si engen­dr­er des frictions.Toutefois, c’est une telle dynamique qui a per­mis l’émergence de ces créa­teurs désor­mais con­sacrés sur la scène inter­na­tionale. Par­mi ceux-ci, cer­tains sont devenus plus fam­i­liers du pub­lic belge qui a pu suiv­re leur tra­vail à tra­vers plusieurs spec­ta­cles. Out­re Pip­po Del­bono qui sem­ble tiss­er un lien priv­ilégié avec le Théâtre de la Place à Liège, Ascanio Celes­ti­ni et Emma Dante sont invités régulière­ment par le Fes­ti­val de Liège ou le Théâtre Nation­al, tan­dis que les textes de Faus­to Par­a­vidi­no ne quit­tent guère nos scènes.

« Laboratorio sul racconto orale »

Peut-être la place d’Ascanio Celes­ti­ni dans le paysage théâ­tral est-elle la plus sin­gulière. Celes­ti­ni a fait du théâtre à l’université avant de se for­mer dans une école de théâtre. Mais très vite, il s’oriente vers l’élaboration d’une parole orale pour retenir et trans­met­tre la mémoire de toute une Ital­ie pop­u­laire. Il opte pour un théâtre nar­ratif fondé sur des témoignages, des réc­its qu’il récolte en fonc­tion du thème du spec­ta­cle. Celes­ti­ni recueille ain­si les traces ver­bales ou gestuelles de la vie et du tra­vail paysan et ouvri­er (Fab­bri­ca) mais aus­si des sous-basse­ments archaïques de l’Italie mod­erne. Il trans­met ain­si ce qui est men­acé de dis­paraître. Prin­ci­pal per­former de ses spec­ta­cles, il façonne un rythme fondé sur la vitesse du débit et sur les répéti­tions, il mod­ule le tim­bre de sa voix, ponctue de quelques gestes. Générale­ment, le dis­posi­tif scénique est peu dévelop­pé, Celes­ti­ni dépouille la scène, plante un embry­on de décor et s’appuie sur quelques objets qui, loin de tout réal­isme, con­cré­tisent un « espace de la parole ». Dans cette fonc­tion ances­trale de con­teur, de gri­ot, il s’investit de la même fonc­tion de trans­mis­sion d’une mémoire qui est aus­si un mes­sage. Dès lors, il main­tient son réc­it en deçà du drame, en deçà de tout per­son­nage con­stru­it sur une psy­cholo­gie trop nette et qui per­me­t­trait l’identification. Ici, les codes du réc­it oral ne se font jamais oubli­er. Car il ne s’agit pas pour Celes­ti­ni de don­ner à voir, mais de faire tra­vailler l’imagination, de sur­croît dans un sens cri­tique.

Gestus sicilien

Après une for­ma­tion d’actrice à l’Académie « Sil­vio d’Amico » à Rome, Emma Dante revient à Palerme pour y faire du théâtre autrement. Elle a passé la trentaine et ne se sent plus en accord avec la posi­tion générale­ment réservée à l’acteur, celle d’un inter­prète qui part à la fin de son con­trat. Elle fonde alors sa com­pag­nie, Sud Cos­ta Occi­den­tale, en 1999, en recru­tant les mem­bres via un lab­o­ra­toire qu’elle organ­ise à Palerme. Emma Dante dit écrire ses textes « sur le corps de ses acteurs »1 mais cha­cun par­ticipe pleine­ment à la recherche. D’ailleurs, chaque spec­ta­cle est pré­paré pen­dant une année. Revenir tra­vailler à Palerme après une for­ma­tion à Rome, c’est se con­fron­ter à une ville très tra­di­tion­al­iste et très provin­ciale où l’usage du geste et de la langue sont qua­si « préhis­toriques »2. Or, pré­cisé­ment, ce choc, ce décalage, va motiv­er tout son tra­vail artis­tique. Elle fait de la vie et de la men­tal­ité sicili­ennes très archaïques sa source pre­mière d’inspiration. Elle trans­forme la con­fronta­tion en une dynamique où elle affirme tou­jours plus sa moder­nité. Elle revendique donc son décen­trement par rap­port aux grands lieux d’activité théâ­trale et assume un cer­tain isole­ment géo­graphique certes, mais aus­si idéologique. Ville située poli­tique­ment à droite dans une Ital­ie dom­inée par la machine Berlus­coni, Palerme, pour Emma Dante, est fer­mée sur ses cer­ti­tudes ; la poli­tique y est obtuse et ne recon­naît jamais sa pro­pre igno­rance. Or, la met­teur en scène entend démolir les cer­ti­tudes, con­stru­ire des doutes et faire de son art une petite révolution.Très bien accueil­lie par le pub­lic qui s’habitue peu à peu à son geste artis­tique et aug­mente pro­gres­sive­ment, elle est en revanche ignorée de l’institution et aucun théâtre à Palerme ne lui per­met de faire ses spec­ta­cles. Elle tra­vaille dès lors dans un « cen­tre social occupé », sorte d’équivalent ital­ien des squats, sans aide et sans sub­ven­tion. Elle crée plusieurs spec­ta­cles dont Il Sor­ti­le­gio et Insul­ti puis vien­nent Paler­mu et Carnezze­ria qui tour­nent en Ital­ie, obti­en­nent notam­ment les prix « Pre­mio Ubu » (en 2002 et 2003) et la révè­lent au pub­lic inter­na­tion­al. Son théâtre prend essen­tielle­ment pour ter­rain d’observation et d’expérimentation la famille sicili­enne, véri­ta­ble micro­cosme de cette société, qui abrite une ter­ri­ble vio­lence sous la forme d’incestes, de morts pré­maturées, de puis­santes coerci­tions… La sphère intime con­stitue pour elle la matrice où se forme la per­son­ne et où, d’emblée, toutes les lois sont déjà inscrites.Dans la lignée de Kan­tor, davan­tage peut-être que de Gro­tows­ki, Emma Dante con­stru­it un lan­gage théâ­tral appuyé sur le geste et sur les atti­tudes du corps. Elle se saisit des règles absur­des et des com­porte­ment ataviques en œuvre dans les familles sou­vent pau­vres quelle met en scène et crée des images très claires qu’elle mène alors vers la dis­tor­sion pour point­er l’oppression. Elle part de clichés (reli­gion, famille, machisme, mafia…) comme lieux de mémoire his­torique de la col­lec­tiv­ité3 pour les retrans­former, les grossir démesuré­ment, par exem­ple. Elle met ain­si en lumière com­ment les corps ont été façon­nés au point d’incorporer lit­térale­ment les règles, la rigid­ité d’un ordre dont ils ne perçoivent même plus l’origine ni les raisons d’être. Dans ce théâtre, la femme tient la pre­mière place, vic­time priv­ilégiée mais aus­si corps plus mal­léable qui devient vite le relais priv­ilégié et le sou­tien incon­di­tion­nel, par exem­ple, d’une reli­gion qui ne prend même pas la peine de paraître dia­loguer avec la moder­nité. Et ce qui depuis si longtemps fait corps avec ces êtres, struc­ture leurs façons de voir mais aus­si de se déplac­er, de manger, d’échanger etc., ne peut être, on le conçoit, facile­ment séparé, cri­tiqué voire extir­pé. Tout le tra­vail d’Emma Dante con­siste dès lors à con­stru­ire une dis­tan­ci­a­tion « juste », qui ne bloque pas le spec­ta­teur dans un refus mas­sif, mais ne l’entraîne pas non plus dans une car­i­ca­ture hila­rante et sans effet. L’impact social de ces pris­es de posi­tion finale­ment assez cir­con­scrites mais aus­si très affir­mées et très pré­cis­es sem­ble dou­ble. Le pub­lic de l’Italie du sud affiche une plus grande réserve à se retrou­ver devant un tel miroir, tan­dis que le Nord et les pays étrangers accueil­lent la met­teur en scène à bras ouverts. D’où une cer­taine dépen­dance par rap­port à la scène inter­na­tionale qui rejail­lit sur l’esthétique, Emma Dante recon­nais­sant volon­tiers que les couleurs util­isées dans la scéno­gra­phie de La Scimia, par exem­ple, doivent davan­tage à l’atmosphère d’Anvers où elle a tra­vail­lé qu’à celle de l’Italie du sud. Mais puisque la ten­sion, la con­fronta­tion, con­stitue la dynamique de sa créa­tion, pos­tu­lons qu’elle saura résis­ter aux for­matages imposés par la cir­cu­la­tion inter­na­tionale des spec­ta­cles.

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Écrit par Nancy Delhalle
Nan­cy Del­halle est pro­fesseure à l’Université de Liège où elle dirige le Cen­tre d’Etudes et de Recherch­es sur...Plus d'info
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