AMARRADOS AL VIENTO, une écriture croisée
Entretien

AMARRADOS AL VIENTO, une écriture croisée

Entretien avec Veronika Mabardi et Juan Radrigán,

Le 18 Déc 2007
Juan Radrigàn Photos Eduardo Jiménez.
Juan Radrigàn Photos Eduardo Jiménez.

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Juan Radrigàn Photos Eduardo Jiménez.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
96 – 97
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BERNARD DEBROUX : Si le théâtre est un art col­lec­tif, l’écri­t­ure est un exer­ci­ce plus soli­taire, plus sin­guli­er et donc ici, pour AMARRADOS AL VIENTO VOUS VOUS êtes engagés dans une expéri­ence d’écri­t­ure croisée.

Était-ce un exer­ci­ce dif­fi­cile et avez-vous dû chang­er votre façon de tra­vailler ?

Juan Radrigán : Con­tin­uelle­ment. Nous avons apporté beau­coup de change­ments, beau­coup. Parce que nous ne sommes pas par­tis avec une idée de sujet très claire. Nous avions une vague idée, mais il s’agis­sait surtout de trou­ver com­ment tra­vailler quelque chose de vague à deux …

C’est venu de façon naturelle. Nous nous sommes répar­ti le travail.J’écrivais une scène, elle en écrivait une autre, nous met­tions tout en com­mun et nous nous cor­ri­gions mutuelle­ment. J’écrivais, elle écrivait. Il y a une telle fusion que les comé­di­ens ne savent pas qui a écrie celle ou celle par­tie.

B. D.: Cha­cun n’a donc pas écrit des par­ties spé­ci­fiques, il y a une véri­ta­ble écri­t­ure mêlée ?

Veronika Mabardi.
Veroni­ka Mabar­di.

Veroni­ka Mabar­di : Cha­cun de nous a tra­vail­lé de son côté des morceaux et puis nous avons tout retra­vail­lé ensem­ble. On s’est aus­si amusé un peu à s’imiter pour essay­er de com­pren­dre l’écri­t­ure de l’autre, après on a tout mis en com­mun et on a mis des quan­tité de couch­es ensem­ble. On a tout mélangé.

B. D.: Oui, il sem­ble que même les acteurs ne peu­vent pas repér­er quelle est l’écri­t­ure de l’un et quelle est l’écri­t­ure de l’autre … Com­ment le thème s’est-il peu à peu défi­ni ?

J. R.: On l’a traqué, cher­ché. Nous avions plusieurs idées au départ, mais elles ne nous ont pas servi. Le thème n’é­tait pas très clair, c’est-à-dire que dans une pro­duc­tion telle que celle-ci, bel­go chili­enne, c’est dif­fi­cile, car la présence belge est aus­si dans l’écri­t­ure. Au début, je pen­sais que nous allions le tra­vailler de manière col­lec­tive, c’é­tait pour moi la pre­mière fois. J’avais tra­vail­lé de la sorte avec des acteurs en fin de cur­sus, nous met­tions tout en com­mun. Per­son­nelle­ment, je n’aime pas trop les œuvres pure­ment col­lec­tives. C’est une his­toire écrite par beau­coup qui finale­ment n’est l’his­toire de per­son­ne. Il faut bien choisir ces per­son­nes, qu’elles aient la même idéolo­gie, qu’elles aient beau­coup de choses en com­mun pour que cela fonc­tionne. À San­ti­a­go, au Chili, il y a eu une vague de créa­tion col­lec­tive à un moment. En Colom­bie, les pro­duc­tions sont majori­taire­ment col­lec­tives, je pense. Au Pérou aus­si. Au Chili, nous sommes plus indi­vid­u­al­istes, mais il fut un temps où la créa­tion col­lec­tive avait son heure de gloire. Le prob­lème des œuvres col­lec­tives faites avec un groupe c’est qu’ il est très dif­fi­cile qu’elles soient représen­tées par un autre groupe, parce que l’œu­vre naît avec l’âme de ce groupe. Cela vaut pour LA NEGRA ESTER qui est la pièce de théâtre qui s’est le plus joué. Elle n’a pas été mon­tée par un autre groupe. Cela tient sans doute à sa forme de créa­tion col­lec­tive. Mais cette pièce est très solide. Elle pour­rait tout à fait être mon­tée par un autre groupe. Bien sür il faudrait chang­er la scéno­gra­phie, chang­er les lieux, les per­son­nages, mais je pense que cela pour­rait se faire avec beau­coup de facil­ité.

V. M.: On est par­ti aus­si de la ques­tion d’É­ti­enne Van der Belen, le met­teur en scène : que se passe-t-il au Chili aujour­d’hui;, Après Allende, après le coup d’é­tat et le retour de la démoc­ra­tie… D’autre part, toi, Daniel, tu nous avais dit aus­si : « gardez votre naïveté, ne décidez pas à l’a­vance de ce que vous allez faire ». Notre pre­mière ren­con­tre avec Juan a donc été ingénue et cela se retrou­ve finale­ment dans la pièce. Quand nous sommes arrivés et qu’on s’est demandé avec Juan s’il restait quelque chose de l’u­topie, c’est ça qui a lancé le dia­logue. C’est cette urgence d’É­ti­enne qui a été trans­mise. C’est plus cette urgence-là qu’une com­mande, il n’y avait pas de com­mande thé­ma­tique. Et puis, nous avons eu des écailles qui nous sont tombées des yeux, on a vu ce qui pou­vait être enten­du aujour­d’hui au Chili et en Bel­gique.

Aldo Parodi, Jimena Saéz dans AMARRADOS AL VIENTO, de Juan Radrigàn et Veronika Mabardi, mise en scène Étienne Van der Belen. Photo de répétition Eduardo Jiménez.
Aldo Par­o­di, Jime­na Saéz dans AMARRADOS AL VIENTO, de Juan Radrigàn et Veroni­ka Mabar­di, mise en scène Éti­enne Van der Belen. Pho­to de répéti­tion Eduar­do Jiménez.

J. R.: Il sem­ble que lorsque Pinochet s’est vu obligé de ren­dre le pou­voir, l’une des claus­es tacite­ment imposée était l’ou­bli. Ne pas par­ler de la dic­tature pen­dant cinquante ans … Et vis­i­ble­ment le peu­ple s’est vu affec­té par cette clause, parce qu’il a com­mencé à oubli­er, il s’est pro­duit une espèce de « ne rien faire » imprévu. C’é­tait très étrange. Nous nous sommes donc imprégnés de ce thème, des attentes, de la résis­tance ; résis­tance qui n’ex­iste pas au Chili, il n’y a pas de résis­tance physique ou poli­tique, mais bien un espoir, on ne sait pas quoi, mais on espère. On espère que quelqu’un, avec suff­isam­ment de charisme pour rassem­bler de nou­veau les gens, fasse son appari­tion.

Daniel Cor­do­va : On peut dire que le peu­ple a observé ces cinquante ans de silence et qu’au­jour­d’hui, il n’y a plus per­son­ne qui par­le, tout le monde est dans l’ou­bli et à la fois dans l’at­tente. La pièce est com­plète­ment imprégnée de cette attente et de cet oubli, de réminis­cence d’un passé qui vient mal­gré soi.

J. R.: C’est un peu comme une mai­son qui doit être évac­uée et que ses occu­pants refusent d’a­ban­don­ner, mais en même temps ils n’ont pas le cœur à résis­ter. .. Nous ne savons pas quelle est la vérité au Chili. Donc présen­ter un thème comme celui-là était presque du men­songe. Nous avons dû chercher la forme, ce que sig­nifi­ait résis­tance, mais résis­tance à quoi ? Le pou­voir aujour­d’hui porte une cra­vate.

B. D.: L’écri­t­ure de Juan est à la fois très réal­iste, mais en inté­grant des élé­ments métaphoriques et allé­goriques. Cela provient sans doute du fait que lorsque l’on écrivait sous la dic­tature, il fal­lait utilis­er des métaphores, des allé­gories. Le texte de AMARRADOS AL VIENTO est-il écrit dans cette veine-là ou s’ag­it-il d’une forme plus lyrique, puis poé­tique ?

V. M.: Nous sommes par­tis sur des choses très réal­istes et même des per­son­nages et une sit­u­a­tion hyper réal­istes. Lorsqu’on s’est ren­con­tré, on s’est demandé ce que l’on avait en com­mun. Les his­toires, les per­son­nages, une sit­u­a­tion, comme un lan­gage com­mun aux deux écrivains. Ensuite, on était dans une impasse et l’on s’est dit que ça n’al­lait pas parce que c’é­tait trop référen­tiel, trop con­textuel, ça restait anec­do­tique et donc tout le tra­vail a été de sor­tir la métaphore de tout cet élé­ment anec­do­tique que l’on avait mis en place. Et donc je pense qu’on est com­plète­ment dans cet univers là, à la fois onirique et métaphorique, qui peut se lire sous dif­férents angles, ici comme là-bas. C’é­tait ça l’en­jeu. Pour répon­dre à ta ques­tion, on est assez proche de ce que Juan fait d’habi­tude. Il s’agis­sait de trou­ver un lieu. Un lieu qui pou­vait devenir métaphore d’un esprit, d’un désir. Ensuite on pou­vait con­stru­ire sur ce lieu, sur sa déca­dence et pour finir se deman­der pourquoi il ne tenait pas debout.

J. R.: Peut-être que si c’est proche et en même temps pas très proche, ça pour­rait être comme du sur­réal­isme, non ?

V. M.: Mais est-ce ressem­blant à ce que tu fais lorsque tu tra­vailles seul, au niveau de la forme ?

J. R.: Oui, un peu. J’aime beau­coup ce mélange d’am­biguïté mêlée de lyrisme. Cela m’a tou­jours sem­blé une bonne atmo­sphère pour refléter ce qu’est le Chili. Nous n’avons pas trou­vé le chemin pour nous con­fron­ter à un nou­veau spec­ta­teur au Chili.

On ne l’a pas trou­vé. Après une dic­tature, le spec­ta­teur change. Il n’est plus le même. C’est une autre per­son­ne, autre que celle que nous pou­vions couch­er. Alors je cherche. Il ne me reste plus beau­coup de temps (rires), mais je cherche. Je cherche une forme pour touch­er ce nou­veau spec­ta­teur. On ne pou­vait pas con­tin­uer à écrire comme on écrivait avant, c’est-à-dire après le coup d’é­tat. Parce que c’est une per­son­ne qui a subi la tor­ture, l’ex­il, la per­sé­cu­tion, qui sait beau­coup de choses et qui a enduré beau­coup de choses, ce n’est donc plus la même per­son­ne. Com­ment arriv­er à la touch­er, on n’a pas trou­vé la forme ou le moyen d’ar­riv­er à cela …

C’est d’au­tant plus dif­fi­cile parce le spec­ta­teur sup­pose qu’il veut oubli­er. Et en même temps il ne veut pas oubli­er, il ne peut pas.

D. C.: Est-ce que vous croyez qu’avec ce type d’écri­t­ure mixte, cette pièce va ren­con­tr­er le pub­lic « amnésique » ?

J. R.: Oui, lorsque nous avons com­mencé nous n’en étions pas loin. Après nous avons canal­isé la pièce pour qu’elle soit val­able pour le Chili. Donc, elle va réson­ner au Chili, tout comme dans d’autres endroits, d’ailleurs. Aujour­d’hui, on a fini le tra­vail, il reste la mise en scène et le tra­vail des acteurs …

D. C.: J’aimerais te pos­er la même ques­tion à toi, Veroni­ka, est-ce que tu crois que la pièce telle qu’elle est écrite pour répon­dre au désir d’É­ti­enne de retran­scrire une réal­ité surtout chili­enne, peut être lis­i­ble ici en Bel­gique ? Juan nous dit qu’il pense que ce que vous avez écrit ensem­ble va réson­ner au Chili. Et toi, est-ce que tu crois que cela va réson­ner ici ? Et com­ment ?

V. M.: Ça réson­nera ici mais de manière totale­ment dif­férente. On a beau­coup par­lé du mot utopie qui était devenu un mot mau­dit et qu’il valait mieux ne pas utilis­er au Chili parce qu’il irri­tait. J’ai l’im­pres­sion qu’on vit la même chose d’une autre manière ici aus­si. Il s’ag­it de ne pas se plac­er naïve­ment en défenseur d’une utopie d’un monde meilleur, cela sem­ble assez clair qu’i­ci ce n’est pas pos­si­ble non plus. Mais pour d’autres raisons et d’une autre manière. Nous vivons d’autres désil­lu­sions, un autre type de fatigue, d’usure qui n’est pas due à un coup d’é­tat, mais qui est due à la rou­tine d’être petit à petit grig­noté par une espèce de pres­sion con­tin­uelle d’un monde extérieur de con­som­ma­tion et de perte de sens, de perte de parole aus­si et je pense qu’il y a des choses qui peu­vent vrai­ment réson­ner à par­tir de là, ici aus­si, même si nous n’avons pas la même mémoire.

D. C.: Dans coutes les dis­cus­sions que vous avez eues, j’ai enten­du une volon­té de bal­ay­er com­plète­ment la ques­tion chili­enne. Vous vouliez une pièce qui puisse con­cern­er les Chi­nois ou les Russ­es, les gens de La Lou­vière ou Charleroi … Vous avez tra­vail­lé dans ce sens et pour­tant ce que j’ai enten­du me sem­ble mal­gré tout être une pièce extrême­ment chili­enne.

V. M.: Je pense que l’on ne se refait pas. Qu’à la fois Juan est extrême­ment chilien et que nous, Éti­enne et moi, restons com­plète­ment imprégnés et pas­sion­nés par cette ques­tion-là et je crois que la ques­tion chili­enne a aus­si influ­encé forte­ment la Bel­gique, qu’il y a des traces de cela dans notre manière de penser, dans notre manière de penser la poli­tique, de penser le col­lec­tif, je crois qu’on en est con­t­a­m­iné. Il y a toute une généra­tion qui a été nour­rie par l’his­toire du Chili. On a encore retrou­vé dernière­ment des dis­ques, des vinyls …

Il y a une réflex­ion qui est arrivée ici et je pense qu’il en reste des traces, même si les gens aujour­d’hui ne peu­vent plus dire : cette idée-là nous vient du Chili ou d’Amérique latine, elle est là et elle vient de là. Il y a un héritage, les gens ont cir­culé. Quand je par­le avec des gens de la généra­tion de mes par­ents, ils étaient sus­pendus à leur radio pour savoir ce qui se pas­sait là-bas, ils avaient des con­tacts. Il y a toute une com­mu­nauté chili­enne ici qui a eu une influ­ence sur la Bel­gique.

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Bernard Debroux
Co-écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
auteur
et Daniel Cordova
Diplômé en Mise en scène et cinéma à l’IN­SAS, Daniel Cor­do­va exerce d’abord une carrière de musi­cien. Per­cus­sion­niste,...Plus d'info
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Par Bernard Debroux
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