Carnet de bord AMARRADOS AL VIENTO

Carnet de bord AMARRADOS AL VIENTO

Le 16 Déc 2007
Croquis d'Eduardo Jiménez.
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Croquis d'Eduardo Jiménez.
Croquis d'Eduardo Jiménez.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
96 – 97
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LUNDI 30 JUILLET, Brux­elles

Demain, Juan sera de retour en Bel­gique.

La pre­mière fois que je l’ai ren­con­tré, c’é­tait à San­ti­a­go, chezJi­me­na, sur la ter­rasse. Éti­enne lui par­lait de son envie de crois­er les expéri­ences, les langues, les cul­tures, de son ques­tion­nement sur ce qu’est le Chili aujour­d’hui, sur ce que sont devenus les rêves d’hi­er, l’é­cart entre San­ti­a­go et Brux­elles, l ‘envie de ques­tion­ner les utopies (dé) passées. Il dis­ait : c’est mon point de départ. Le reste se con­stru­ira dans la ren­con­tre.

Nous avons peu de temps, et des choix à faire, pour pass­er de l’in­ten­tion à l’ac­tion. On par­le de méth­ode, essay­er-couper-jeter. Bar­rer muchopara ten­eralgo ( bal­ay­er beau­coup pour avoir quelque chose).

La pre­mière déci­sion est d’in­ven­ter une his­toire, de jouer ensem­ble sur le ter­rain de la fic­tion. Per­son­nage, lieu, temps, sit­u­a­tion, prob­lème, ce lan­gage-là nous est com­mun. Éti­enne par­le des per­son­nages qu’il imag­ine, une jeune femme belge, une exilée chili­enne rev­enue au pays, un poète qui y serait resté …

Quelques heures, tâton­nements, mots et silences plus tard, Juan con­clut, dans la fumée des Viceroy : com­mençons par écrire. Essayons cha­cun de notre côté une scène entre ton héroïne et ton poète, voyons ce qu’ils peu­vent se dire. Et il s’éloigne, cas­quette sur la tête, mains croisées dans le dos, le long de l’av­enue.

Après trois jours, on a vu. Deux univers, deux langues, deux points de vue … En com­mun, l’ob­ses­sion de l’écri­t­ure, une sorte de jubi­la­tion, et quelques rit­uels. Éti­enne traduit sur le pouce et en simul­tané.

On délim­ite un ter­ri­toire : une pen­sion sur les hau­teurs de Val­paraiso, et cinq per­son­nages : Lau­ra, l’ex­ilée, patronne de l’hô­tel ; Gabriel, le poète recon­nu comme tel par lui-même et par ses amis ; Chan­tal, la pro­tégée de Lau­ra ; Moisés, le mil­i­taire tor­turé par des fan­tômes ; un routard améri­cain … Et un con­flit : la men­ace d’ex­pro­pri­a­tion pour cause de con­struc­tion d’un cen­tre com­mer­cial. Muta­tion des villes, con­figu- ration de la cité comme un reflet des rela­tions entre les citoyens. Nous par­lons de Val­paraiso, de nos con­ver­sa­tions avec l’ur­ban­iste San­dra Horn, qui nous a mon­tré com­ment la pen­sée poli­tique s’in­scrit dans la ville. Val­paraiso, c’est la com­mande et le titre — pour l’in­stant.

Depuis près de deux ans, le pro­jet a fait du chemin. Nous avons écrit, cha­cun de notre côté. Éti­enne a fait le mes­sager entre San­ti­a­go et Brux­elles, trans­portant les ques­tions et les scènes mieux que l’In­ter­net. L’an dernier, pen­dant trois semaines passées ensem­ble à Brux­elles, nous avons com­mencé à « mêler » nos ten­ta­tives et trou­vé une façon de tra­vailler. Le trav­es­ti (Renée, belle d’amour), Rosa (l’employée de mai­son) et le fonc­tion­naire qui veut être acteur gro­towskien ont débar­qué un matin de juil­let parce que. Nous n’avons jamais jus­ti­fié les choix que nous fai­sions dans l’écri­t­ure.

L’équipe s’est agrandie. Eduar­do Jimenez à la scéno­gra­phie et à la co-mise en scène, San­dia Frérot Morales à l’as­sis­tanat, Julie et Gae­tan en stage de scéno. L’es­pag­nol sera la langue de répéti­tion.

Mer­cre­di 1 août, Manège

l’échafaudage est dressé dans la salle. Des paliers, des escaliers, des recoins. Un vieux fau­teuil.

Les comé­di­ens arrivent dans trois jours et n’ont lu que des bribes de la pièce qu’ils vont jouer. Il neige au Chili. À Mons, l’été hésite.

Éti­enne réca­pit­ule — il ressort la pho­to de Chong- Ging, une mai­son en équili­bre sur une colline de terre. Rien autour. Un trou, des chantiers. C’est là qu’on est. Dans cette mai­son qui résiste. Plus pour longtemps.

Nous avons de nou­velles scènes, des propo­si­tions de final, des frag­ments, mais nous sommes dubi­tat­ifs. Nous savons qu’à dis­tance, ça ne se croise pas. On a besoin d’être là, autour d’une même table.

Nous étalons les papiers, les dessins d’E­d­uar­do, les scènes et les notes, les petits bouts de texte, de poèmes, et nous les regar­dons.

Ce print­emps, entre San­ti­a­go et Brux­elles, nous avons fait un joli revire­ment. Nous ne sommes plu à Val­paraiso. Les mou­ettes ne volent plus sur la baie, au bout du monde, entre le port et les poèmes de Neru­da, nous ne man­geons plus d’empanadas. Pas de clients dans la pen­sion en ruines, et la seule chose qui souf­fle, c’est le vent, qui apporte l’in­quié­tude et la men­ace. Exit le port, le folk­lore, la cue­ca,les rêves d’hori­zons loin­tains. Exit aus­si la mise en jeu des ten­ta­tives de sol­i­dar­ité des per­son­nages, face à un enne­mi qui n’a pas de corps. C’est plus âpre, aujour­d’hui, nous ne leur lais­sons aucune issue de fic­tion. Et enfin, fini la ten­ta­tive de rap­ports Nord-Sud de pacotille, avec cul­pa­bil­ités et ran­cunes, fas­ci­na­tions et préjugés. La ques­tion s’est élargie autour de cette sen­sa­tion dif­fuse d’im­passe, de mots gal­vaudés. Impres­sion com­mune d’un broyeur mis en route, d’un grand nor­mal­isa­teur, de démoc­ra­tie télécharge­able avec paiement par visa. La grande affaire avant l’ar­rivée des comé­di­ens, c’est d’aller au bout d’un proces­sus : extir­p­er la métaphore de l’anec­dote et extraire le jus de la chose. Faire un saut de niveau, plac­er les choses ailleurs, dans un univers plus épuré. Il reste trois semaines.

Il y a de quoi faire une saga … Le tas de papi­er racon­te notre par­cours, cer­taines scènes datent du temps ou « ça » s’ap­pelait Val­paraiso, du temps où les per­son­nages ten­taient de s’or­gan­is­er en résis­tants sur le mod­èle d’an­tan, de l’époque révolue où on oubli­ait que c’é­tait des scènes pour laiss­er courir les mots là où ils voulaient aller … Une mai­son, des per­son­nages fra­cassés et dérisoires, et aucun « sus­pense » : dif­fi­cile de croire qu’une poignée d’ir­ré­ductibles gag­neront con­tre les légions de l’en­vahisseur… (pas de potion mag­ique à l’hori­zon néo-libéral). Entre nous, un grince­ment entouré de silence : la con­science plus qu’aiguë qu’un cer­tain type de lutte a rejoint le tiroir « con­te de fées ». Et une con­science non moins obtuse qu’on ne veut pas de nos­tal­gie, baumes amers et toutes ces sortes d’emplâtres, has­ta siem­pre à la Star Ac et le poing gauche ten­du vers la main courante. Donc, faute de con­te de fées et d’icônes on resserre la fable. Ici on dirait « on creuse pour dégager » la fable. Les Chiliens dis­ent armamos. Nous reprenons les habi­tudes pris­es l’été dernier.

Dis­cuter avec l’équipe, tra­vailler seul, assem­bler sans com­menter.

Jeu­di 2 août

Nous pas­sons la mat­inée à par­ler de cet espace isolé, à nous deman­der quoi-pourquoi-com­ment et à quoi ren­voie cette obses­sion de l’île, l’arche de Noé, la cabane ouverte à tous les vents … Com­mence par résis­ter, on ver­ra bien à quoi?!? Elle flotte, l’île, c’est un radeau, et les per­son­nages écopent. Nous pagayons, ça fait du remous : fouil­lis d’idées, et tout le monde y par­ticipe. Propo­si­tions, con­tre­propo­si­tions, digres­sions, ten­sions, rires, cita­tions, etc. avec par­fois un trou de silence …

Et puis ? ¿Entonces ? La colonne vertébrale ? Conflit/ réso­lu­tion;, Quête;, Ou juste l’at­tente;,

Juan par­le de Moïse au désert, des quar­ante jours, de la généra­tion sac­ri­fiée devant Canaan, en attente d’un moment prop­ice. Nous par­lons des morts. De la pos­si­bil­ité qu’ils soient tous morts. Revenants d’un autre monde. Et que Chan­tal, jeune morte, arrive dans ce lieu dont il est impos­si­ble de par­tir. ..

Eduar­do nous rejoint. Un peu plus tard il sort sa gui­tare et il chante cette chan­son de Ser­rat :

si yo pudiera unirme
a un vue­lo de palo­mas
y atrav­es­an­do lomas
dejar mi pueblo atrds
juro por lo que­fui
que me iria de aqui
pero los muer­tos
estdn en cau­tive­rios
y no nos dejan salir
del cemente­rio

La pre­mière fois qu’on a ren­con­tré Eduar­do, c’é­tait à Matu­cana Cien. Il nous a dit d’emblée : « je passe du temps avec mes col­lab­o­ra­teurs, on par­le, de tout, on remue du sens, et puis je ren­tre et je des­sine. Pas la scéno­gra­phie, juste des dessins. Puis je ramène les dessins et je les laisse se trans­former, je laisse les autres y met­tre leur empreinte. Ça m’in­téresse de col­la­bor­er, de con­stru­ire avec d’autres. C’est pour ça que je fais du théâtre. Je pour­rais faire mon truc en solo, expos­er mes dessins, pren­dre la piste « beaux-arts ». Ce serait autre chose. »

(Voici un petit jeu avec les mots, pour délass­er le lecteur : rem­placez le mot « dessin­er » par « écrire » « dessins » par « textes », « scéno­gra­phie » par « pièce », et « beaux- arts » par « lit­téra­ture ».)

Ven­dre­di 3 août

Nous n’avons pas écrit. Ce n’est plus le moment d’empiler des pages. Il n’y a rien à inven­ter de plus. Ce dont nous avons besoin, c’est d’ar­tic­uler le flux. On détri­cote. Juan par­le de l’idée de flot­te­ment dans un grand songe. Cet après-midi, Aldo nous rejoint. On entend la voix de Gabriel, son rythme. Voir com­ment les mots réson­nent, enten­dre ce qui est en trop, ce qui trébuche, ce qui patauge, met­tre la main dans la matière de jeu.

Rober­to est passé, avec sa gui­tare. Il nous a joué une ver­sion de la chan­son de Rosa. Une autre piste se véri­fie : nous avons envie de chan­sons.

Demain, pause. Les auteurs s’en vont cha­cun de leur côté.

Dimanche 5 août

Ten­go una pre­gun­ta, dit Eduar­do. Une ques­tion qui occu­pera l’après-midi, le nerf de la guerre : com­ment est-ce que ça peut finir;, Tout s’écroule, la mai­son va être rasée et les habi­tants n’ont pas d’autre endroit où aller sans devoir renon­cer à ce qu’ils sont. Il y a des mois que nous avons aban­don­né l’idée fumeuse d’un hap­py end, même ironique, il y a quelques jours, on a défini­tive­ment fait la peau aux dernières ten­ta­tions d’o­ra­to­rio sur l’arche qui coule.

Com­ment finir ? Nous savons que cette ques­tion en cache une autre : quel est le dis­cours ? Quel est le sens ? Sur base de quels choix pren­dre les déci­sions ? Quel sens pou­vons-nous dégager en com­mun, pour des spec­ta­teurs d’i­ci et de là-bas ? Nous savons ce que cette pau­vre ques­tion « ça finit com­ment ? » con­tient de rage, d’amer­tume, d’il­lu­sions lam­en­ta­bles, de tout un stock de mou­ve­ment d’humeurs et de tem­péra­tures — des réac­tions épi­der­miques, dif­férentes selon qu’on vienne d’un hémis­phère ou de l’autre. On saie com­ment ça a déjà fini. Et cer­tains d’en­tre nous le savent mieux que d’autres. Rap­port à l’il­lu­sion, à la naïveté. On sait aus­si ce que ça com­porte de men­songes, de lâchetés, d’arrange­ments avec le passé, de ten­ter de racon­ter l’his­toire.

Ça finit com­ment ? C’est-à-dire : qu’est-ce qu’ils font, ces gens, face à l’i­nac­cept­able ? En parole, en musique, en quoi peut finir une telle débâ­cle, qui ne soit pas le ppcd d’une équipe si « mul­ti­ple », et qui ne soie pas un cqfd duquel per­son­ne n’est dupe. Con­fusé­ment, on sent que le per­son­nage de Gabriel, le poète, devrait se décider à écrire quelque chose, mais il se taie. Comme les per­son­nages, nous espérons qu’une solu­tion débar­quera de quelque part …

En atten­dant, on papote. En papotant on en arrive aux t‑shirts du Che, au tourisme eth­nique et quelqu’un par­le de récupéra­tion, de reliques, de musée. Oui ! Non … Oui ? Il y a trop d’élec­tric­ité dans l’air, on sort au soleil et en dix min­utes, le résul­tat de ces trois jours de dis­cus­sion sore de l’œuf (poule ou ser­pent?). Qu’est-ce qui peut leur arriv­er, à ces ves­tiges d’un autre monde, qui tienne le coup dans notre réal­ité de libre con­som­ma­tion ? Qu’est-ce qui arrive, ces derniers temps, aux ten­ta­tives de … Mmm­m­mm … A ver… (On ver­ra … ) Demain est un autre jour. Mais l’en­vie de ren­tr­er fis­sa à Schaer­beek- plage, pour essay­er cette piste, est un bon signe.

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Écrit par Veronika Mabardi
Veroni­ka Mabar­di s’est for­mée aux métiers du théâtre dans les jeunes com­pag­nies Ate­liers de l’Échange et Ric­o­chets. Elle...Plus d'info
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Par Amala Saint-Pierre
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