LUNDI 30 JUILLET, Bruxelles
Demain, Juan sera de retour en Belgique.
La première fois que je l’ai rencontré, c’était à Santiago, chezJimena, sur la terrasse. Étienne lui parlait de son envie de croiser les expériences, les langues, les cultures, de son questionnement sur ce qu’est le Chili aujourd’hui, sur ce que sont devenus les rêves d’hier, l’écart entre Santiago et Bruxelles, l ‘envie de questionner les utopies (dé) passées. Il disait : c’est mon point de départ. Le reste se construira dans la rencontre.
Nous avons peu de temps, et des choix à faire, pour passer de l’intention à l’action. On parle de méthode, essayer-couper-jeter. Barrer muchopara teneralgo ( balayer beaucoup pour avoir quelque chose).
La première décision est d’inventer une histoire, de jouer ensemble sur le terrain de la fiction. Personnage, lieu, temps, situation, problème, ce langage-là nous est commun. Étienne parle des personnages qu’il imagine, une jeune femme belge, une exilée chilienne revenue au pays, un poète qui y serait resté …
Quelques heures, tâtonnements, mots et silences plus tard, Juan conclut, dans la fumée des Viceroy : commençons par écrire. Essayons chacun de notre côté une scène entre ton héroïne et ton poète, voyons ce qu’ils peuvent se dire. Et il s’éloigne, casquette sur la tête, mains croisées dans le dos, le long de l’avenue.
Après trois jours, on a vu. Deux univers, deux langues, deux points de vue … En commun, l’obsession de l’écriture, une sorte de jubilation, et quelques rituels. Étienne traduit sur le pouce et en simultané.
On délimite un territoire : une pension sur les hauteurs de Valparaiso, et cinq personnages : Laura, l’exilée, patronne de l’hôtel ; Gabriel, le poète reconnu comme tel par lui-même et par ses amis ; Chantal, la protégée de Laura ; Moisés, le militaire torturé par des fantômes ; un routard américain … Et un conflit : la menace d’expropriation pour cause de construction d’un centre commercial. Mutation des villes, configu- ration de la cité comme un reflet des relations entre les citoyens. Nous parlons de Valparaiso, de nos conversations avec l’urbaniste Sandra Horn, qui nous a montré comment la pensée politique s’inscrit dans la ville. Valparaiso, c’est la commande et le titre — pour l’instant.
Depuis près de deux ans, le projet a fait du chemin. Nous avons écrit, chacun de notre côté. Étienne a fait le messager entre Santiago et Bruxelles, transportant les questions et les scènes mieux que l’Internet. L’an dernier, pendant trois semaines passées ensemble à Bruxelles, nous avons commencé à « mêler » nos tentatives et trouvé une façon de travailler. Le travesti (Renée, belle d’amour), Rosa (l’employée de maison) et le fonctionnaire qui veut être acteur grotowskien ont débarqué un matin de juillet parce que. Nous n’avons jamais justifié les choix que nous faisions dans l’écriture.
L’équipe s’est agrandie. Eduardo Jimenez à la scénographie et à la co-mise en scène, Sandia Frérot Morales à l’assistanat, Julie et Gaetan en stage de scéno. L’espagnol sera la langue de répétition.
Mercredi 1 août, Manège
l’échafaudage est dressé dans la salle. Des paliers, des escaliers, des recoins. Un vieux fauteuil.
Les comédiens arrivent dans trois jours et n’ont lu que des bribes de la pièce qu’ils vont jouer. Il neige au Chili. À Mons, l’été hésite.
Étienne récapitule — il ressort la photo de Chong- Ging, une maison en équilibre sur une colline de terre. Rien autour. Un trou, des chantiers. C’est là qu’on est. Dans cette maison qui résiste. Plus pour longtemps.
Nous avons de nouvelles scènes, des propositions de final, des fragments, mais nous sommes dubitatifs. Nous savons qu’à distance, ça ne se croise pas. On a besoin d’être là, autour d’une même table.
Nous étalons les papiers, les dessins d’Eduardo, les scènes et les notes, les petits bouts de texte, de poèmes, et nous les regardons.
Ce printemps, entre Santiago et Bruxelles, nous avons fait un joli revirement. Nous ne sommes plu à Valparaiso. Les mouettes ne volent plus sur la baie, au bout du monde, entre le port et les poèmes de Neruda, nous ne mangeons plus d’empanadas. Pas de clients dans la pension en ruines, et la seule chose qui souffle, c’est le vent, qui apporte l’inquiétude et la menace. Exit le port, le folklore, la cueca,les rêves d’horizons lointains. Exit aussi la mise en jeu des tentatives de solidarité des personnages, face à un ennemi qui n’a pas de corps. C’est plus âpre, aujourd’hui, nous ne leur laissons aucune issue de fiction. Et enfin, fini la tentative de rapports Nord-Sud de pacotille, avec culpabilités et rancunes, fascinations et préjugés. La question s’est élargie autour de cette sensation diffuse d’impasse, de mots galvaudés. Impression commune d’un broyeur mis en route, d’un grand normalisateur, de démocratie téléchargeable avec paiement par visa. La grande affaire avant l’arrivée des comédiens, c’est d’aller au bout d’un processus : extirper la métaphore de l’anecdote et extraire le jus de la chose. Faire un saut de niveau, placer les choses ailleurs, dans un univers plus épuré. Il reste trois semaines.
Il y a de quoi faire une saga … Le tas de papier raconte notre parcours, certaines scènes datent du temps ou « ça » s’appelait Valparaiso, du temps où les personnages tentaient de s’organiser en résistants sur le modèle d’antan, de l’époque révolue où on oubliait que c’était des scènes pour laisser courir les mots là où ils voulaient aller … Une maison, des personnages fracassés et dérisoires, et aucun « suspense » : difficile de croire qu’une poignée d’irréductibles gagneront contre les légions de l’envahisseur… (pas de potion magique à l’horizon néo-libéral). Entre nous, un grincement entouré de silence : la conscience plus qu’aiguë qu’un certain type de lutte a rejoint le tiroir « conte de fées ». Et une conscience non moins obtuse qu’on ne veut pas de nostalgie, baumes amers et toutes ces sortes d’emplâtres, hasta siempre à la Star Ac et le poing gauche tendu vers la main courante. Donc, faute de conte de fées et d’icônes on resserre la fable. Ici on dirait « on creuse pour dégager » la fable. Les Chiliens disent armamos. Nous reprenons les habitudes prises l’été dernier.
Discuter avec l’équipe, travailler seul, assembler sans commenter.
Jeudi 2 août
Nous passons la matinée à parler de cet espace isolé, à nous demander quoi-pourquoi-comment et à quoi renvoie cette obsession de l’île, l’arche de Noé, la cabane ouverte à tous les vents … Commence par résister, on verra bien à quoi?!? Elle flotte, l’île, c’est un radeau, et les personnages écopent. Nous pagayons, ça fait du remous : fouillis d’idées, et tout le monde y participe. Propositions, contrepropositions, digressions, tensions, rires, citations, etc. avec parfois un trou de silence …
Et puis ? ¿Entonces ? La colonne vertébrale ? Conflit/ résolution;, Quête;, Ou juste l’attente;,
Juan parle de Moïse au désert, des quarante jours, de la génération sacrifiée devant Canaan, en attente d’un moment propice. Nous parlons des morts. De la possibilité qu’ils soient tous morts. Revenants d’un autre monde. Et que Chantal, jeune morte, arrive dans ce lieu dont il est impossible de partir. ..
Eduardo nous rejoint. Un peu plus tard il sort sa guitare et il chante cette chanson de Serrat :
si yo pudiera unirme
a un vuelo de palomas
y atravesando lomas
dejar mi pueblo atrds
juro por lo quefui
que me iria de aqui
pero los muertos
estdn en cautiverios
y no nos dejan salir
del cementerio
La première fois qu’on a rencontré Eduardo, c’était à Matucana Cien. Il nous a dit d’emblée : « je passe du temps avec mes collaborateurs, on parle, de tout, on remue du sens, et puis je rentre et je dessine. Pas la scénographie, juste des dessins. Puis je ramène les dessins et je les laisse se transformer, je laisse les autres y mettre leur empreinte. Ça m’intéresse de collaborer, de construire avec d’autres. C’est pour ça que je fais du théâtre. Je pourrais faire mon truc en solo, exposer mes dessins, prendre la piste « beaux-arts ». Ce serait autre chose. »
(Voici un petit jeu avec les mots, pour délasser le lecteur : remplacez le mot « dessiner » par « écrire » « dessins » par « textes », « scénographie » par « pièce », et « beaux- arts » par « littérature ».)
Vendredi 3 août
Nous n’avons pas écrit. Ce n’est plus le moment d’empiler des pages. Il n’y a rien à inventer de plus. Ce dont nous avons besoin, c’est d’articuler le flux. On détricote. Juan parle de l’idée de flottement dans un grand songe. Cet après-midi, Aldo nous rejoint. On entend la voix de Gabriel, son rythme. Voir comment les mots résonnent, entendre ce qui est en trop, ce qui trébuche, ce qui patauge, mettre la main dans la matière de jeu.
Roberto est passé, avec sa guitare. Il nous a joué une version de la chanson de Rosa. Une autre piste se vérifie : nous avons envie de chansons.
Demain, pause. Les auteurs s’en vont chacun de leur côté.
Dimanche 5 août
Tengo una pregunta, dit Eduardo. Une question qui occupera l’après-midi, le nerf de la guerre : comment est-ce que ça peut finir;, Tout s’écroule, la maison va être rasée et les habitants n’ont pas d’autre endroit où aller sans devoir renoncer à ce qu’ils sont. Il y a des mois que nous avons abandonné l’idée fumeuse d’un happy end, même ironique, il y a quelques jours, on a définitivement fait la peau aux dernières tentations d’oratorio sur l’arche qui coule.
Comment finir ? Nous savons que cette question en cache une autre : quel est le discours ? Quel est le sens ? Sur base de quels choix prendre les décisions ? Quel sens pouvons-nous dégager en commun, pour des spectateurs d’ici et de là-bas ? Nous savons ce que cette pauvre question « ça finit comment ? » contient de rage, d’amertume, d’illusions lamentables, de tout un stock de mouvement d’humeurs et de températures — des réactions épidermiques, différentes selon qu’on vienne d’un hémisphère ou de l’autre. On saie comment ça a déjà fini. Et certains d’entre nous le savent mieux que d’autres. Rapport à l’illusion, à la naïveté. On sait aussi ce que ça comporte de mensonges, de lâchetés, d’arrangements avec le passé, de tenter de raconter l’histoire.
Ça finit comment ? C’est-à-dire : qu’est-ce qu’ils font, ces gens, face à l’inacceptable ? En parole, en musique, en quoi peut finir une telle débâcle, qui ne soit pas le ppcd d’une équipe si « multiple », et qui ne soie pas un cqfd duquel personne n’est dupe. Confusément, on sent que le personnage de Gabriel, le poète, devrait se décider à écrire quelque chose, mais il se taie. Comme les personnages, nous espérons qu’une solution débarquera de quelque part …
En attendant, on papote. En papotant on en arrive aux t‑shirts du Che, au tourisme ethnique et quelqu’un parle de récupération, de reliques, de musée. Oui ! Non … Oui ? Il y a trop d’électricité dans l’air, on sort au soleil et en dix minutes, le résultat de ces trois jours de discussion sore de l’œuf (poule ou serpent?). Qu’est-ce qui peut leur arriver, à ces vestiges d’un autre monde, qui tienne le coup dans notre réalité de libre consommation ? Qu’est-ce qui arrive, ces derniers temps, aux tentatives de … Mmmmmm … A ver… (On verra … ) Demain est un autre jour. Mais l’envie de rentrer fissa à Schaerbeek- plage, pour essayer cette piste, est un bon signe.