Comédien, Noir, à Rio de Janeiro ?Place et Histoire des performers noirs cariocas
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Comédien, Noir, à Rio de Janeiro ?Place et Histoire des performers noirs cariocas

Le 11 Déc 2007
Cida Moreno, Naira Fernandes et Iléia Ferraz dans DOROTEIA, de Nelson Rodrigues (1994) par la Companhia Black e Preto. Mise en scène Ancônio Pilar. Photo Antonio Viana.
Cida Moreno, Naira Fernandes et Iléia Ferraz dans DOROTEIA, de Nelson Rodrigues (1994) par la Companhia Black e Preto. Mise en scène Ancônio Pilar. Photo Antonio Viana.
Cida Moreno, Naira Fernandes et Iléia Ferraz dans DOROTEIA, de Nelson Rodrigues (1994) par la Companhia Black e Preto. Mise en scène Ancônio Pilar. Photo Antonio Viana.
Cida Moreno, Naira Fernandes et Iléia Ferraz dans DOROTEIA, de Nelson Rodrigues (1994) par la Companhia Black e Preto. Mise en scène Ancônio Pilar. Photo Antonio Viana.
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Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
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« Écoute, Nel­son. Ce n’est pas intéres­sant un Noir au théâtre Munic­i­pal. Ça ne fait pas bon effet. Je dis : mais le per­son­nage est noir. Tous les mem­bres de la com­mis­sion se regar­dent. Un de ses mem­bres, écras­ant sa cig­a­rette dans le cen­dri­er, par­le pour les autres : - Fais le suiv­ant, mets un Blanc maquil­lé. Voilà : Le Théâtre Munic­i­pal n’ad­met­tait pas que le héros noir soit noir. Il fal­lait que ce soit un Blanc maquil­lé. Oui, maquil­lé avec un bou­chon brûlé, du char­bon ou du bitume ».

Nel­son Rodrigues1

L’AFFIRMATION d’un théâtre noir brésilien con­sti­tua une réponse mil­i­tante et artis­tique de la part de mem­bres du groupe eth­nique afro-brésilien à la dis­crim­i­na­tion raciale émanant de l’ensem­ble de la société brésili­enne. En effet, l’esclavage n’a été aboli qu’en 1888 et mal­gré l’idéolo­gie dom­i­nante depuis les années trente de la « démoc­ra­tie raciale » qui pos­tule l’é­gal­ité de tous, indépen­dam­ment de l’o­rig­ine eth­nique des indi­vidus, il existe une hiérar­chie socio-raciale réelle qui place le Blanc au som­met et le Noir et l’in­di­en en posi­tion sub­al­terne. Dès 1944, des mem­bres du mou­ve­ment noir nais­sant, dont Abdias Nasci­men­to, virent dans le théâtre une forme de lutte à même de trans­former poli­tique­ment, sociale­ment, psy­chologique­ment et esthé­tique­ment la société brésili­enne. Ils fondèrent, à Rio de Janeiro, le Teatro Exper­i­men­tal do Negro (TEN) des­tiné à un pub­lic noir et blanc. Loin d’être un théâtre de la ségré­ga­tion, ce théâtre eth­nique, tant des pio­nniers que de ceux qui les suivirent, prône, à quelques excep­tions près, l’in­té­gra­tion au sein de la société brésili­enne et la con­créti­sa­tion du fameux mythe de la « démoc­ra­tie raciale ».

Ce théâtre engagé per­mit les pre­mières appari­tions d’ac­teurs noirs sur la scène théâ­trale brésili­enne, favorisa les ten­ta­tives de créa­tion d’une dra­maturgie noire dans laque­lle le per­son­nage afro-brésilien et sa cul­ture for­mèrent les fig­ures cen­trales des pièces et affir­ma sa pro­pre esthé­tique fondée sur un trip­tyque « danse- théâtre-musique ». Une forme théâ­trale très spé­ci­fique à ces artistes engagés dans la val­ori­sa­tion de leur iden­tité pos­i­tive, fut, en effet, mise à jour. Même si, au départ, il s’agis­sait avant tout de se posi­tion­ner par rap­port à l’Autre Blanc, en réal­isant un « théâtre du Noir », en oppo­si­tion au « théâtre du Blanc », des par­tis pris esthé­tiques se sont peu à peu défi­nis avec notam­ment la place prépondérante du corps en mou­ve­ment, de la danse et de la musique. La danse et la musique sont par­ties prenantes des pièces, sou­vent avec une spé­ci­ficité « afro » même si cette dernière n’est pas « oblig­a­toire ». La musique est générale­ment jouée sur la scène et l’on exige sou­vent des comé­di­ens qu’ils soient aus­si musi­ciens et danseurs. Ce que les met­teurs en scène et les comé­di­ens définis­sent eux-mêmes comme le « théâtre noir » s’est donc dévelop­pé dans l’ensem­ble du pays.

Pour­tant, bien que la pre­mière ten­ta­tive ait eu lieu il y a plus de soix­ante ans, et mal­gré la mul­ti­pli­ca­tion des troupes, les médias brésiliens con­sid­èrent chaque expéri­ence comme un pre­mier bal­bu­tiement … Éton­nant pour des artistes qui se récla­ment avant tout de leur pro­fes­sion­nal­isme. C’est notam­ment le cas à Rio de Janeiro, berceau, donc, du pre­mier théâtre noir brésilien.

Rio de Janeiro ou l’ef­fer­ves­cence du théâtre noir

Mercedes Batista, chorégraphe, fondatrice de la compagnie de danse engagée pour la valorisation de la culture afro-brésilienne, par la danse, 1948. Photographie archives Ruth de Sottza.
Mer­cedes Batista, choré­graphe, fon­da­trice de la com­pag­nie de danse engagée pour la val­ori­sa­tion de la cul­ture afro-brésili­enne, par la danse, 1948. Pho­togra­phie archives Ruth de Sottza.

Rio de Janeiro, pour avoir été le lieu de réal­i­sa­tion du TEN, et d’autres expéri­ences qui suivirent dans les années 50, comme le Teatro Pop­u­lar Brasileiro, la Brasil­iana, le Bale Mer­cedes Batista et pour avoir une forte pop­u­la­tion noire — 11,41 % de sa pop­u­la­tion est noire et 31 % mulâtre2 — con­stitue un véri­ta­ble pôle de développe­ment du théâtre noir. De nom­breuses ten­ta­tives furent réal­isées, jusqu’à aujour­d’hui, par des anciens acteurs du TEN, une fois sus­pendues les activ­ités de ce dernier à la fin des années 60. Le TEN con­stitue encore aujour­d’hui, d’ailleurs, le point de référence des dif­férentes ten­ta­tives de théâtre noir à Rio, de façon beau­coup plus mar­quée que dans le reste du pays où les expéri­ences se sont désol­i­darisées de celles du TEN, par­fois par sim­ple mécon­nais­sance de cette pre­mière ten­ta­tive.

Durant la péri­ode de la dic­tature mil­i­taire ( 1964- 1982 ), de nom­breux acteurs se sont engagés dans une forme de théâtre mil­i­tant : un théâtre qui lutte con­tre la dic­tature mil­i­taire. Mais, dans leur majorité, ils reprirent le com­bat con­tre le racisme une fois le retour de la démoc­ra­tie assuré, comme ce fut le cas d’ac­teurs tels Jorge Coutin­ho et Zóz­i­mo Bul­bul qui par­ticipèrent au Teatro Opinião, théâtre mil­i­tant « clas­sique » dirigé par le célèbre Zé Cel­son Cor­réa mais aus­si l’ac­trice Zezé Mot­ta qui fit par­tie d’une autre expéri­ence de théâtre engagé, proche de l’ag­it-prop, le Teatro Are­na, organ­isée par Augus­to Boal et Gian­fran­cis­co Guarnieri.

Grupo Ação et autres ten­ta­tives de théâtre noir

Juste au début de la dic­tature mil­i­taire (1964 – 1982), en 1966, un groupe de jeunes Noirs, engagés poli­tique­ment dans les mou­ve­ments de « gauche », influ­encés par le Par­ti Com­mu­niste, se réu­nit pour créer une com­pag­nie noire qu’ils nom­mèrent le Grupo Açéio. Mené entre autres par Mil­ton Gonçalves, le groupe était com­posé d’ac­teurs tels que Zóz­i­mo Bul­bul, Jorge Coutin­ho, Antônio Pitan­ga, Joel Rufi­no et Pro­co­pio Mar­i­ano. Leur com­pag­nie voulait faire du théâtre de rue, d’in­ter­ven­tion, mais réal­i­sait par ailleurs un théâtre des­tiné à la scène théâ­trale tra­di­tion­nelle. Ils mirent en scène unique­ment deux pièces : MEMÓRIAS DE UM SARGENTO DE MILÍCIAS de Milôr Fer­nan­des et ARENA CONTA ZUMBI de Guarnieri et Augus­to Boal. Mais l’ex­péri­ence mérite d’être relatée. La pre­mière œuvre cor­re­spondait à une adap­ta­tion d’une pièce écrite en 1852 par Manuel Antônio de Almei­da et adap­tée par Milôr Fer­nan­des. Le con­tenu de l’œu­vre en lui-même n’avait absol­u­ment aucun car­ac­tère sub­ver­sif, mais la mise en scène de la pièce trans­for­ma totale­ment cette dernière. En effet, les mem­bres du groupe décidèrent d’in­vers­er les rôles attribués respec­tive­ment aux Noirs et aux Blancs : tous les esclaves étaient inter­prétés par des Blancs aux yeux bleus et tous les maîtres étaient Noirs. La pièce était donc jouée par trente acteurs : vingt Noirs et dix Blancs, tous dans des sit­u­a­tions inver­ties. Alors, ce qui appa­rais­sait comme naturel dans une société où le racisme est par­faite­ment intéri­or­isé, apparut soudain comme ques­tionnable, créant un véri­ta­ble effet de dis­tan­ci­a­tion tel que val­orisé par Brecht et par­faite­ment com­pris par la com­pag­nie. Ils dénonçaient aus­si implicite­ment le statut pré­caire des comé­di­ens noirs, à qui on ne pro­po­sait d’in­ter­préter que des rôles d’esclave. Enfin, le con­tenu poli­tique de la pièce ques­tion­nait tacite­ment l’ex­is­tence de la dic­tature.

La pièce fut donc mise en scène dans un quarti­er rési­den­tiel de classe moyenne de Rio de Janeiro, le Largo do Bot­icário, et selon les dires de ses par­tic­i­pants, atti­ra les foules. Zóz­i­mo Bul­bul expli­qua cepen­dant : « On nous accusa de racisme à l’en­vers, de vouloir nous venger de l’esclavage ! On nous dis­ait qu’il fal­lait unique­ment mon­tr­er la valeur de l’in­té­gra­tion raciale et non cette divi­sion ! Pour­tant dans la pièce il y avait des Noirs et des Blancs (rires). Nous voulions faire penser le pub­lic, mais la forme adop­tée était celle de la comédie bur­lesque. Nous avions un orchestre qui nous accom­pa­g­nait. Le spec­ta­cle était très gai »3. On observe donc que l’ac­cu­sa­tion de racisme, qui avait bien sûr était faite au TEN, se réper­cu­ta ultérieure­ment sur cette ten­ta­tive du Grupo Açéio. En réal­ité, ce type d’ac­cu­sa­tion accom­pa­gne toutes les ten­ta­tives de théâtre noir : dans le pays de la « démoc­ra­tie raciale », toute remise en ques­tion de l’ex­is­tence réelle de cette dernière est inter­prétée comme un acte de racisme.

Peu de temps après, en 1967, le groupe mit en scène la fameuse pièce de Augus­to Boal et Gian­francesco Guarnieri : ARENA CONTA ZUMBI. Celle-ci avait déjà eu un immense suc­cès avec la troupe du Teatro Are­na com­posée unique­ment d’ac­teurs blancs. Dans cette mise en scène antérieure, le thème de la com­mu­nauté de mar­ronnage, le QUILOMBO DOS PALMARES créée à la fin du XVIe siè­cle par des esclaves en fuite, ser­vait de pré­texte aux jeunes mil­i­tants pour remet­tre en ques­tion le mangue de lib­erté durant la dic­tature mil­i­taire et, comme nous l’ex­pli­qua Augus­to Boal : « la pièce par­lait du navire négri­er et de l’esclavage plus comme une fable que comme une his­toire réelle, plus comme un témoignage de lutte qu’autre chose »4. Mais aux yeux des mem­bres du Grupo Açéio, tous noirs ou métis, la pièce pre­nait une dimen­sion dif­férente. Pour Jorge Coutin­ho : « La pièce mon­trait vrai­ment la réal­ité de l’ex­péri­ence du Quilom­bo dos Pal­mares et mon­trait notre spé­ci­ficité de Noirs »5. De fait, la pièce eut un immense suc­cès et fut présen­tée durant un cer­tain temps à Rio de Janeiro et Sao Paulo. Sans véri­ta­ble leader puisque tous avaient une très forte per­son­nal­ité, mais surtout pour des dif­fi­cultés finan­cières, la com­pag­nie fut amenée à se dis­soudre. Cha­cun des par­tic­i­pants s’en­gagea dans une voie par­al­lèle à celle d’ac­teur : Jorge Coutin­ho devint pro­duc­teur musi­cal, Joel Rufi­no devint écrivain, de théâtre noir notam­ment, et his­to­rien. Mil­ton Gonçalves alla tra­vailler à la télévi­sion et Zóz­i­mo Bul­bul déci­da d’être cinéaste.

Toute­fois, Zóz­i­mo Bul­bul affirme qu’il n’a jamais per­du l’en­vie (presque obses­sion­nelle) de réalis­er une com­pag­nie de théâtre noir : « Je con­tin­ue à chercher des pièces de dra­maturgie noire, j’écris des pro­jets que je présente à des spon­sors, mais c’est très dif­fi­cile de vrai­ment mon­ter une pièce car les spon­sors ne s’in­téressent pas à notre tra­vail. Quand je suis revenu d’ex­il de France, où j’é­tais de 1974 à 1980, j’ai tout de suite voulu mon­ter une com­pag­nie de théâtre noir.

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Écrit par Christine Douxami
Chris­tine Doux­a­mi est Maître de Conférences à l’U­ni­ver­sité de Franche Comté et chercheur asso­cié au Cen­tre d’Études Africaines...Plus d'info
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