ÉCRIRE SUR LA PRÉSENCE et le rayonnement de la compagnie française Royal de Luxe au Chili est une excellente occasion pour contextualiser le travail de cette troupe dans le cadre des transformations qu’ont connues les rues, fermées dans un premier temps à l’intérieur d’une barbarie moderne puis entièrement occupées lorsque la vie démocratique est revenue.
Lorsque ROMAN PHOTO a été présenté pour la première fois à Santiago (été 1990 ), on arrivait au terme de dix-sept ans de dictature, et le pays avait essuyé une métamorphose : la nation avait subi un changement dramatique. On était passé d’une société civile sur laquelle gravitait l’État, à travers des politiques publiques de participation active dans les domaines de l’éthique, la morale, l’économie et l’éducation (programme élaboré par les progressistes en 1810 lors de la déclaration d’indépendance face à la monarchie espagnole) à une société néo-libérale dans laquelle l’individu et sa liberté économique sont protégés — quelquefois — contre
le bien commun.
Au Chili, la philosophie du capitalisme avancé n’est arrivée qu’au début des années 80. L’aristocratie et les avant-gardes se rejoignaient sur certains lieux communs, comme la valorisation des éléments locaux, le respect des institutions républicaines et la nostalgie d’un progrès culturel influencé par le modèle européen.
Le projet néo-libéral qui s’est imposé pendant le régime militaire — à la suite d’une véritable expérience où s’entremêlent trois modèles économiques antinomiques — a transformé l’âme urbaine, réduisant et discréditant l’espace public aussi bien institutionnel qu’urbain.
La clôture de l’espace public a modifié l’âme républicaine du Chilien et a facilité la pénétration des principes du capitalisme avancé qui ont transformé le citoyen en consommateur (il y a aujourd’hui environ un million et demi de jeunes qui ne s’inscrivent pas sur les listes électorales, dont la majorité ne milite pas dans des groupes anti-système).
Au Chili, « on a ouvert les avenues et l’homme libre a pu avancer », comme l’avait prédit le Président Salvador Allende dans son dernier discours, mais cet homme libre en question n’est plus le protagoniste enthousiaste d’une histoire collective et l’art, à dire vrai, n’a pas guidé ses pas dans la nouvelle configuration des rues.
Les arts scéniques, la musique et les arts visuels comptent aujourd’hui un grand nombre de représentants, certains d’entre eux faisant partie des circuits d’excellence, mais leur production se fait à l’intérieur d’institutions ou d’organisations alternatives.
Nous savons bien, grâce aux apports de la pensée actuelle sur le monde contemporain, que l’espace, quel qu’il soit, n’est pas seulement un réceptacle sélectif. Il n’est pas neutre et c’est pour cela que la limitation de l’espace public ( territoire sur lequel travaille Royal de Luxe) a une forte incidence sur les sentiments collectifs et individuels qui unissent, ou désunissent, les membres d’une société. L’urbaniste espagnol, María José González, affirme que l’espace, par sa morphologie et les systèmes d’occupation, peut en définitive « déterminer les liens sociaux, professionnels et affectifs qui s’y développent. »
L’importance du néo-libéralisme s’est cristallisée dans la ville marketing qui nous a envahis et a détruit les codes auxquels les artistes étaient habitués. S’il est vrai que les villes chiliennes, jusqu’à la fin des années 70, étaient divisées en quartiers, dont certains hautement spécialisés, elles étaient cependant compactes et possédaient un centre civique important dont on attendait qu’il harmonise la vie productive, politique et familiale.
Mais l’espace urbain qui accueille la démocratie au début des années 90 tire son efficacité de sa capacité à se poser comme le siège des transferts de capitaux. En ce sens, Santiago, avec ses presque cinq millions d’habitants, offre, à l’instar d’autres villes marketing, un centre affaibli qui a cessé d’être le cœur de la vie publique dès lors que le Parlement, le Sénat et certains ministères ont été déplacés à cent-vingt kilomètres du Palais du Gouvernement (à Valparaiso, ville portuaire). Le centre historique est maintenant dominé par des bureaux privés, des centres administratifs, des entités financières, des hôtels et des centres commerciaux et de services de tous types dont les occupants ne sont pas résidents. Ce phénomène a été perçu par certains secteurs de la société qui ont contribué à mettre en œuvre une reconversion de certaines aires, via l’acquisition d’immeubles, pour repeupler une partie du centre historique.
Parallèlement à cet affaiblissement symbolique du centre politique, il a existé — et continue d’exister — une prolifération de lieux affectés à la vie privée ou résidentielle, ce qui renforce ainsi une périphérie qui œuvre comme un énorme dortoir. Dans ces zones, d’une grande extension géographique, l’impact de la nouvelle vision de la vie publique se fait sentir brutalement. Ce sont des quartiers où l’ancienne condition d’espace de libre circulation, ouvert et gratuit, est malmenée, au point que, pour accéder à certains d’entre eux, on est obligé de passer devant un poste de sécurité qui identifie l’usager et lui accorde ou non l’accès à la zone.
Dans la ville marketing, qui a tendance à croître indéfiniment, des zones à usage unifonctionnel se multiplient entre l’espace public et l’espace privé ou résidentiel, avec des rythmes, des périodes d’activité et des usagers clairement différenciés, transformant ainsi la ville de Santiago en un lieu qui ne s’articule pratiquement qu’autour des moyens de circulation et de transport.
L’urbaniste espagnol Ramon L6pez a défini ces espaces comme des lieux « à usage communautaire » et non pas publics puisqu’ils sont en définitive moins tolérants et limitent l’accès à des groupes spécifiques, déterminés par leur poids économique, quand ce n’est pas par l’âge.
Dans ce nouveau contexte, le problème que les artistes nationaux n’ont pas encore entièrement résolu est de trouver un moyen de réagir face à une situation où les activités qui avaient autrefois un rôle effectif, comme l’érection d’un monument commémoratif, les célébrations civiques ou religieuses, ou encore l’exposition d’une œuvre dans la rue (principalement des peintures murales) ne fonctionnent plus.
Pour l’artiste chilien qui s’intéresse à l’art public, le défi est de créer un dialogue avec des individus isolés, déconnectés de leur environnement et éloignés de tout rite collectif. Ce dialogue doit se tenir, en outre, dans un espace hautement surveillé, hostile à la convivialité et aux loisirs, dont le libre accès est fortement limité. Quelques metteurs en scène locaux ont relevé le défi mais c’est, à n’en pas douter, Royal de Luxe qui a su apporter les réponses les plus efficaces.



