Faisons-nous complices de la beauté.
Andrés Pérez Araya
DIRE EN QUELQUES PAGES l’importance du travail d’Andrés Pérez Araya pour le développement du théâtre chilien n’est pas chose facile. la complexité créative de cette personnalité pourrait faire l’objet de plusieurs thèses doctorales. Conscients de ne pouvoir tout aborder, nous nous limiterons à présenter une approche de quelques aspects pertinents de l’œuvre.
L’inévitable contexte historique
La précoce vocation théâtrale de cet auteur, né au sein d’une famille humble, le 11 mai 1951, au sud du Chili, le conduit à créer, étant encore adolescent, des pièces qui sont récompensées dans des festivals scolaires. Plus tard, Andrés Pérez Araya entreprend des études de théâtre et de danse au Département des Arts de la Scène de l’Université du Chili, à Santiago, pendant la période difficile de la dictature militaire1. Aux activités d’acteur et de danseur, il ajoute assez vite, grâce à sa pratique, celles de dramaturge, metteur en scène et chorégraphe.
Fort de cette expérience plurielle, il exploite un grand nombre de possibilités théâtrales : théâtre classique, théâtre chilien contemporain, théâtre-danse, théâtre jeune public, compagnies de théâtre musical et théâtre de rue, genre qu’il développe de manière plus personnelle en tant qu’auteur. Pour satisfaire un besoin d’expression personnelle, il réunit un groupe de créateurs avec lesquels il décide — il n’a pas d’autre possibilité — de sortir dans la rue pour développer un théâtre qui n’a pas droit de cité dans les rares salles alternatives. C’est un théâtre rapide, éphémère, bref, physique, visuel, poétique et politique. le simple fait de défier la culture de l’ordre établi dans l’espace public en fait un acte concret de résistance au régime, ce qui, vu les circonstances, entraîne quelques arrestations2.
C’est aussi à la suite de ce travail qu’il est invité comme observateur des processus de création en France, pays où il arrive avec le désir de connaître le système de création des compagnies de Chéreau et de Mnouchkine. Il a une relation fructueuse avec le Théâtre du Soleil, dirigé par Ariane Mnouchkine. Il participe comme acteur à plusieurs créations, notamment L’INDIADE, ou L’INDE DE LEURS RÊVES, écrite par Hélène Cixous, où il joue le rôle de Gandhi.
En 1988, il retourne au Chili. C’est la fin du cauchemar militaire. Un plébiscite national réalisé
en octobre de la même année annonce que Pinochet doit abandonner le régime et doit convoquer des élections démocratiques. la devise de la campagne réalisée par l’opposition à la dictature — regroupée dans la Concertation de Partis pour le Non3 — est : Chile, la alegría ya viene ( Chili, la joie est de retour). l’espoir de vivre à nouveau en démocratie est palpable à chaque coin de rue du pays. C’est dans ce contexte, sans beaucoup d’argent mais avec une grande passion, que Pérez et sa troupe, le Gran Circo Teatro, répètent et créent la pièce la plus représentée du théâtre chilien, LA NEGRA ESTER, tirée d’un poème autobiographique du poète populaire Roberto Parra4, dont le sujet, en résumé, raconte l’histoire d’amour et de rupture entre Roberto et Ester, une prostituée du port. S’il est vrai que la joie était de retour, son entrée triomphale se fait avec le corps scénique de LA NEGRA ESTER. la mise en scène réconcilie les Chiliens avec leur identité publique et privée, depuis tant d’années scindée et/ ou marginalisée par la lutte politique5. l’incroyable réception de la mise en scène fait que Pérez retourne définitivement au Chili.
À partir de 1988, Pérez et le Gran Circo Teatro exercent une activité artistique sans relâche dans le contexte appelé le théâtre postdictature, théâtre postpinochiste ou théâtre de la transition démocratique qui inclut la création de nouvelles pièces6, des tournées nationales et internationales, l’organisation d’ateliers de techniques de représentation théâtrale, l’autogestion permanente des ressources pour leur travail (parmi lesquelles on peut citer la création des fêtes cosmopolites Spandex pour lesquelles le gouvernement démocratique demande une certaine modération), la réhabilitation de théâtres abandonnés (Teatro Esmeralda), la réhabilitation d’espaces abandonnés pour la création théâtrale (Galpones de Matucana), la transmission de leur méthode de travail aux nouveaux membres de la compagnie et la récupération pour le théâtre d’un nombre important d’endroits qui n’étaient pas pensés pour la scène : places, amphithéâtres, terrasses publiques, parcs, caves, etc.
Pour les politiques du gouvernement de la transition démocratique chilienne, surtout les premières années7, où le but est de créer un climat de réconciliation nationale apte à réunifier les citoyens (et, par conséquent, à supprimer la pensée critique), l’œuvre de Pérez et de sa troupe signifie un apport important au niveau symbolique et socio-culturel. Malheureusement, l’institution culturelle chilienne ne reconnaît pas à sa juste valeur un tel projet comme le démontrent les maigres appuis que reçoit la compagnie.
Par ailleurs, Pérez, en plus du travail avec le Gran Circo Teatro, met en scène et chorégraphie des pièces avec d’autres collectifs théâtraux, au Chili et à l’étranger8 ; assure un enseignement permanent, anime d’importants ateliers en Amérique latine et dirige des opéras populaires9. Face à l’importante activité de metteur en scène, Pérez doit laisser de côté son travail d’acteur, mais effectue cependant quelques remplacements de comédiens dans les œuvres qu’il met en scène ; il est même auteur, metteur en scène et interprète de son dernier projet, LA HUIDA(la Fuite), 2001.
Éléments transversaux de la poétique mise en place
La poétique instaurée à ce moment est déterminée par la création d’un théâtre massif et populaire et par un appel permanent à participer à un rituel scénique.
Les spectateurs participent en effet à un événement qui a les caractéristiques d’une fête communautaire, ils assistent au théâtre de manière active : s’ils doivent s’asseoir sur des gradins comme au cirque, on leur conseille d’apporter des coussins ; s’il y a du vent parce que le spectacle est en plein air, on leur conseille d’apporter un manteau ; ils peuvent acheter de la nourriture ( empanadas, choclo)10 ou des boissons ( vin, soda) pendant l’entracte ; ils peuvent voir les acteurs se maquiller ou se démaquiller.
Cette théâtralité, spectaculaire et fortement émotive, récupère des éléments esthétiques populaires du cirque, de la pantomime, du guignol, du clown, ainsi que des éléments propres à la culture locale : textes, musique, ambiances, espaces, matériaux.
Par ailleurs, le travail physique et corporel des acteurs est intense, et les histoires qu’ils traitent sont propres au contexte : bordels marginaux, cirques pauvres, zones rurales, bars de villages, etc. et la musique est diffusée en direct.
Les genres représentés sont en transit (ou de rôles génériques alternatifs)11 et les espaces utilisés sont non conventionnels pour la pratique scénique.
Tout ceci donne une visibilité consciente du Chile sumergido, pour reprendre une expression d’Alfonso Alcalde (le Chili submergé)12.
Théâtralités implicites dans la mise en scène
La diversité de l’expérience créative de Pérez engendre, d’une part, une hybridation complexe qui présente une théâtralité transnationale et active, d’autre part, les bases d’une spectacularité, d’une narrativité et d’une identité profondément enracinées dans l’imaginaire mémoriel et historique chilien et latino-américain. Cela est fort évident à son retour de France et à partir de la mise en scène de LA NEGRA ESTER.
Juan Villegas, éminent spécialiste de la scène latino- américaine déclare :
« Andrés Pérez est sans doute le plus grand rénovateur du théâtre chilien de ces vingt dernières années. Comprendre les lignes générales, cependant, exige que l’on considère le processus de la réutilisation des codes discursifs du théâtre contemporain qui intègrent des cultures et des pratiques scéniques, ainsi que le contexte social et historique d’une société de consommation dont on a écarté l’analyse de l’histoire nationale comme conflit et accepté la version du populaire comme espace arcadique et ludique. Nous croyons que l’acceptation de cet imaginaire implique une énorme transformation des attentes des spectateurs tout comme un changement radical dans la culture et les projets nationaux. »13
En outre, Marfa de la Luz Hurtado, l’une des voix les plus autorisées dans le domaine théorique, lorsqu’elle analyse la trilogie des mélodrames mis en scène par Pérez, LA NEGRA ESTER, EL DESQUIT ET NEMESIO PELAO ¿QUÉ ES LO QUE TE HA PASAO?, souligne que l’une des sources les plus solides de la théâtralité de ces mises en scènes est le genre littéraire du texte poétique ou dramatique en question : le mélodrame dont Andrés Pérez a compris l’implicite théâtralité grâce à son expérience auprès de Mnouchkine et au contact du théâtre français. Pour argumenter son analyse, Marfa de la Luz Hurtado remonte aux origines du mélodrame, avant et pendant la révolution française ( temps comparables à la période historique que vit la société chilienne à la fin des années 80) où l’on assiste à l’explosion de formes populaires de représentations. Elle observe que le mélodrame français (cultivé brillamment par Pixérécourt) présentait une :
« spectacularité extravagante, hyperbolique, aux recours scéniques multiples et attrayants dans des espaces théâtraux prévus pour un public de masse. Il utilisait toutes les formes de spectaculaire populaire : le cirque, la pantomime, la magie, le spectacle fantastique, les maisons hantées, les marionnettes et le guignol de foire, la parodie et le sketch, la musique et la danse, les grandes machineries scénographiques. »14
Ce genre s’opposait à la haute tragédie déclamatoire, cultivée à cette époque par Racine et Corneille. Si l’on tient compte des théâtralités comprises dans les mises en scènes de Pérez, l’hypothèse est intéressante (et elle est bien argumentée). Mais imputer la responsabilité de la théâtralité à une hypothétique compréhension de la théâtralité mélodramatique acquise par Pérez pendant son séjour français ne va pas sans poser quelques problèmes. Jusqu’à présent, par exemple, nous n’avons pas trouvé d’indices selon lesquels Mnouchkine ou le théâtre du Soleil auraient reconnu directement s’être inspirés de cette source (ils reconnaissent la volonté de faire un théâtre d’acteur, physique, émotif, spectaculaire, d’une certaine manière comme le faisaient les anciennes compagnies qui mêlaient travail et vie personnelle ; mais il n’y a aucune référence explicite au mélodrame). En revanche, on trouve des références à d’autres influences de la tradition théâtrale : le théâtre grec classique, le théâtre traditionnel oriental, La commedia del l’arte, Shakespeare, Stanislavski, Brecht et Artaud. Nous pensons que, s’il est vrai que l’hypothèse de Marfa de la Luz Hurtado ouvre d’intéressantes perspectives d’analyse quant à la théâtralité des mises en scènes de Pérez, il convient de considérer d’autres influences, présentes consciemment dans le travail du dramaturge, qu’il a acquises pendant son séjour en France et que l’on perçoit dans la théâtralité de ses mises en scènes. Rappelons que la théâtralité qui est présentée comme inhérente au genre mélodramatique est composée d’éléments (pantomime, cirque, guignol, etc.) également caractéristiques d’autres genres ou courants théâtraux. Rappelons, enfin, que d’autres mises en scène de Pérez, en dehors de cette trilogie, présentent une théâtralité qui se compose des mêmes éléments qu’on attribue à la théâtralité mélodramatique alors qu’elles ne relèvent pas de l’écriture littéraire mélodramatique.
D’après nos observations des pratiques scéniques, les sources qui nourrissent une telle théâtralité semblent être profondément liées au puissant mouvement de rénovation des pratiques scéniques qu’a connu le XXe siècle, lequel a récupéré des techniques et des imaginaires provenant des siècles antérieurs ( notamment des éléments qui concernent la matérialité de la scène : cirque, variétés, masques et gestuelle de la commedia dell’arte, théâtre de tradition orientale, etc.), créant ainsi un précédent relatif à une proposition dont le but
est de concentrer l’attention sur les dramaturgiesde la scène, au-delà des dramaturgies littéraires (ou des dramaturgies de l’image, comme les a appelées Sanchez). Nous pensons qu’une analyse exhaustive des influences présentes dans les mises en scènes de Pérez dépasse le cadre de cet article, mais nous pouvons en mentionner quelques-unes qui sont autant d’aspects transversaux visibles dans le travail scénique du dramaturge.
Créées par les actrices et les acteurs, et guidées par le metteur en scène, la gestuelle et la corporalité, constamment présentes dans le travail d’interprétation, révèlent des influences qui proviennent du théâtre de rue, de la pantomime, du clown, du cirque et aussi, quelquefois, des techniques du théâtre oriental comme le katakali. Elles engendrent une construction claire de situations qui répondent au principe de Meyerhold selon lequel la vérité des relations passe par des positions, des gestes, des regards, des silences ; les mots étant inaptes à communiquer tout seuls.
L’utilisation de grands espaces ou plateaux, la présence d’un nombre important d’acteurs, les costumes colorés et ludiques15, l’utilisation de musique en direct, la récupération de l’imaginaire musical folklorique et populaire ( notamment le répertoire moderne), la possibilité de manger et de boire pendant les entractes, etc., tous ces éléments éclectiques mais justement pensés, convergent organiquement et créent les corps scéniques conçus et mis en scène par Pérez dans une esthétique néo-baroque. Il arrive souvent que ces corps scéniques secrètent des sentiments et des émotions à partir d’infimes détails. Ils créent ainsi, à partir de la poésie ou de la prose du texte écrit, une poésie autonome de la scène et de l’expérience théâtrale qui correspondrait rigoureusement à l’idéal scénique qu’Artaud avait déjà proclamé il y a plus de cinquante ans :
« Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret. Je dis que ce langage concret, destiné aux sens et indépendant de la parole, doit satisfaire d’abord les sens, qu’il y a une poésie pour les sens comme il y en a une pour le langage, et que ce langage physique et concret auquel je fais allusion n’est vraiment théâtral que dans la mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé. »16
L’idée de faire de grands muraux sur une époque et un mode de vie (une des bases du travail de Mnouchkine), la nécessité de raconter les histoires personnelles, et cette profonde confiance dans le langage de la scène viennent sûrement des multiples sources que j’ai mentionnées plus haut et qu’il a exploitées en profondeur, enrichies à travers les particularités régionales qui nourrissent ses mises en scènes dont un nombre important situe l’action dans un Chili ludique et marginal. Le spectateur affronte la mise en scène comme une aventure, comme une autre possibilité de lire un fragment de l’histoire et cela se transforme en une odyssée émouvante et révélatrice de sa propre identité.
Cette hybridation complexe et variée réussit à configurer toute une esthétique à partir de la migration.
Quelques préceptes éthiques et condition mythique des mises en scènes
Tout ce que nous avons exposé précédemment n’est pas la manifestation d’un caprice aléatoire, ou le fruit du hasard, c’est au contraire la concrétisation d’une philosophie autour de la création qui provient d’une profonde compréhension de l’expérience, de la tradition théâtrale, d’une réflexion autour de la scène moderne et postmoderne et de la démarche particulière que l’on adopte. Pérez déclarait dans une entrevue :
« J’ai beaucoup appris en faisant du théâtre dans la rue, par nécessité économique autant que politique. Ce monde de l’urgence, du contact permanent avec la réalité urbaine, avec ses contradictions, m’a appris la beauté du présent ; ensuite, les connaissances que j’ai acquises pendant les six années que j’ai travaillé avec le Théâtre du Soleil, en France, sous la direction de Madame Ariane Mnouchkine, sur la Commedia dell’Arte, le Katakali, les formes théâtrales orientales, toutes les formes éminentes de l’art en connexion sacrée avec un public, sont d’autres sources d’inspiration et d’attraction. […] Je dirais que la vie populaire m’est propre par appartenance. C’est là que je jouis le plus et pleure le moins. »17
Dans la même entrevue, il insistait sur l’aspect ritualisé du travail théâtral dont il disait qu’il était oublié dans le milieu théâtral. Nous sommes d’accord avec cette affirmation bien que nous préférions dire qu’il s’agit d’un aspect quelque peu méconnu 18 :
« J’ai appris avec Ariane Mnouchkine que le théâtre est un rituel. C’est de la magie, et par voie de conséquence, un acte sacré. On l’a malheureusement bien oublié au Chili. Je pense qu’il est important de retrouver les traditions, les célébrations, l’idée de la patrie. Les racines, tout compte fait. Et une manière de les retrouver est de se connecter avec le théâtre dans ce sens. C’est pour cela qu’Ariane et sa compagnie travaillent avec des masques de la Commedia dell’Arte et les théâtres traditionnels d’Orient. Là-bas, on conserve toutes ces formes culturelles. Et ce qui me paraît être une idée centrale de tout le travail, c’est le fait que les personnages luttent d’abord pour l’emporter, dans l’esprit de l’auteur, sur d’autres éventuels personnages. » 19
Nous pouvons compléter cette déclaration avec une image poétique que renforce ce principe et gui nous est donnée par l’acteur Horacio Videla gui a travaillé pendant des années avec Pérez. D’après Videla, avant de commencer les répétitions, le metteur en scène leur disait : « L’image du théâtre est celle d’un groupe et d’une partie d’une communauté juchée sur une colline gui raconte une histoire aux autres membres de cette communauté, lesquels observent de la colline d’en face l’histoire ou les histoires racontées. Cette image primitive, gui provient de l’un des Vedas (textes sacrés écrits en sanscrit et envoyés par la divinité aux hommes, selon la croyance hindoue), attribue une dimension épique, légendaire, au travail, comme dans le théâtre oriental ». 20 Conception mythique gui ne s’en tient pas là : au contraire, on assiste à un déploiement fluide de la cohérence dans la mesure où nous les créateurs sont invités à participer selon le principe suivant :
« Les pièces et les personnages sont des êtres supérieurs flottant dans l’air gui attendent que tel
ou tel acteur, grâce à on se sait quel procédé magique, soit choisi par le personnage et devienne l’incarnation de cette énergie ». 21
Cette philosophie trouve une parfaite résonance dans la culture animiste chilienne 22 et opère ainsi un mouvement transnational.
À tout cela, il faut ajouter un niveau de discipline et de rigueur gui, dans notre pratique théâtrale, est peu commune. Cela demande une grande disponibilité quotidienne et un dévouement créatif conséquent de la part des créateurs et de leur compagnie. Rosa Ramiréz, actrice, proragoniste de LA NEGRA ESTER, disait à propos de son travail :
« Cela implique des heures de préparation vocale, physique, spirituelle, des heures pour s’imprégner d’images, de sonorités, de couleurs, de textures. Parce qu’être acteur est un travail et si les ouvriers dans notre pays travaillent huit heures minimum pour faire avancer le pays, pourquoi ne pourrions-nous pas, nous gui avons choisi librement notre métier, faire de même ? 23 Tout cela révèle une volonté de dignifier le métier théâtral ». 24
La valorisation de la petite histoire (propre de la pensée et de l’esthétique postmodernes) est aussi un aspect transversal de l’œuvre de Pérez gui se manifeste de diverses façons : fragmentation en petits éclats de vérité révélés à travers les improvisations pendant les répétitions ; utilisation et récupération de lieux pratiquement oubliés physiquement et émotionnellement, choix de textes de la haute culture pour en faire des versions régionales, choix de textes de la culture marginalisée.
Pour conclure
L’œuvre d’Andrés Pérez présente dans les grandes lignes les caractéristiques que nous avons mentionnées avec toutefois quelques nuances (d’ordre méthodologique, thématique et formel), notamment dans le travail réalisé en dehors du Gran Circo Teatro. Il est certain que toutes les mises en scènes n’ont pas atteint le même degré de cohérence entre le fond et la forme mais nous sommes face à un artiste, non pas face à un magicien ou un dieu, et de temps en temps il y a eu une mise en scène dont la réalisation scénique a été plus complexe. Au-delà de cette situation circonstancielle se trouvent les grandes lignes savamment tracées sur la scène artistique du Chili.
Le système mis en place avec sa compagnie, le niveau d’exigence, le risque, la capacité à réunir un public, la clarté et l’assurance des propositions dans le contexte qui a été le sien, crée un précédent dans l’histoire du théâtre chilien. L’invitation à une rencontre théâtrale à partir d’une position et d’une condition mythique, sacrée, pose les bases d’un discours scénique inédit au Chili. La conception du théâtre non pas comme un passe-temps mais comme un mode de vie a modifié — dans beaucoup d’imaginaires théâtraux chiliens, comme j’ose l’affirmer — la vision sur le travail scénique. Il y a des histoires qui ont besoin de prendre corps et c’est de la responsabilité des créateurs de les transporter vers la communauté. De ce point de vue, le travail créateur revêt le caractère de la mission, de la transmission d’un mythe.
La mort d’Andrés Pérez le 3 janvier 2002, à la suite de complications causées par le sida a été une nouvelle douloureuse pour le milieu théâtral, culturel et citoyen, d’autant plus douloureuse que, quelques mois avant sa disparition, il avait livré bataille contre l’institution culturelle du troisième gouvernement de la Concertation des Partis pour la Démocratie ( gouvernement de Ricardo Lagos Escobar — 2000 – 2006, socialiste) pour défendre le droit des artistes à gérer des espaces scéniques.
Pérez avait découvert des caves abandonnées, propriété de l’état, dans un quartier du centre de Santiago et les avait baptisées Caves Théâtrales de Matucana — actuellement cet espace consacré au théâtre et aux arts visuels porte le nom de Matucana 100. Avec sa compagnie, il nettoie et réhabilite l’endroit, présente la création de LA HUIDA, mais au moment de décider qui en assurera l’administration, les autorités confisquent violemment l’espace et interdisent l’accès à ceux qui l’ont ressuscité. D’après les proches de Pérez, cela a contribué à aggraver profondément son état de santé. Ramon Griffero manifeste clairement son indignation :
« On pourrait dire qu’au Chili, historiquement, le marginal n’est accepté et loué dans les discours qu’une fois mort.
On est marginal lorsqu’on tient un discours propre, lorsqu’on produit des créations qui incorporent la mémoire de notre pays.
On est marginal lorsqu’on a la peau mate, lorsqu’on est de Tocopilla et lorsqu’on n’est pas dans la norme sexuelle en vigueur.
On est marginal lorsqu’on choisit l’art scénique de manière autonome comme mode de vie.
Et je souligne que la marginalité est une attribution du pouvoir central qui n’est pas désirée par le créateur, lequel n’a d’autre aspiration que de situer sa création dans des lieux financés afin de pouvoir diffuser et consolider son travail.
La création et le talent, dans le cadre de la pensée idiosyncrasique nationale, sont des questions mineures : l’élitisme et la peur des idées fortes prévalent. Nous l’acceptons, nous nous y résignons, une mort de plus ne changera pas l’idiosyncrasie de la médiocrité.
Dans un tel contexte, la mort d’Andrés Pérez démasque la vérité des comportements. Ceux qui dansent au bal des hypocrisies, où les discours en faveur de la création ne sont que fiction et où l’amour pour la culture de marché semble être le seul sentiment vrai. Malgré tout, l’héritage d’Andrés transcende la situation que je viens d’évoquer ». 25
Je souscris malheureusement au discours cité.
Je n’ai pas connu Andrés Pérez, je l’ai salué rapidement de temps en temps. J’ai vu de nombreuses mises en scène de lui et du Gran Circo Teatro. En ce moment, je débute une recherche sur sa méthode de création à l’université de Valence (Espagne) en particulier parce que je me pose beaucoup de questions sur ma propre identité créative. Plus j’étudie son éthique et son esthétique créative, plus je suis convaincue que j’ai eu la possibilité d’approcher un maître, dans le sens où Foucault entendait la possibilité d’être disciple dans l’ordre du discours, non pas directement mais à partir des comptes-rendus qui existent sur ses postulats. Je reconnais le processus d’apprentissage, je reconnais la transformation. Et le plaisir de m’être approchée de tout cela.
« Sans la loi de l’autre, il est impossible de poser le processus de reconnaissance », dit Rosalind Krauss 26 ; et bien, Andrés Pérez Araya et sa méthodologie de création est, dans ce cas, mon autre. »
Traduit de l’espagnolpar Antoine Rodriguez
PARA LA INTERPRETACIÔN DEL TEATRO COMO CONSTRUCCIÔN VISUAL, Irvine, California, Gesros, 2000.
- Pérez entra à l’Université du Chili en 1971 mais cette école fut fermée à la suite du Coup d’État de 1973 et il dur
interrompre ses études. L’école rouvrit en 1975, Pérez reprit ses études qu’ il acheva en 1977. ↩︎ - Pièces de théâtre de rue et créations collectives de cette période ( 1980 – 1983): ÜYE, OJGAY TU, Y SU HISTORIA INCONCLUSA (Écoute, écoutez, et roi, et votre histoire inachevée), 1980 ; EL VIAJE DE JOSÉ Y MARÎA À BELÉN Y LO QUE ACONTECIÔ EN EL CAMINO(Le Voyage de Joseph et de Marie à Bethléhem et ce gui arriva en chemin), 1980 ; IVÀN EL TERRIBLE, 1981, basée sur l’œuvre de Léon Tolstoï ; ACTO SIN PALABRAS (Acte sans paroles), 1981, de Samuel Beckett ; EL SUENO DE PABLO(Le Rêve de Paul), 1981 ; Acerca del trabajo (Sur le travail), 1981 ; EL PRINCIPITO(Le Petit Prince), 1981, basée sur l’œuvre de Saint-Exupéry ; LAS MARAVILLAS QUE
VIO ALICIA EN EL PAÎS (Les Merveilles qu’Alicia a vues au pays), 1982, basée sur ALICE AU PAYS DES MERVEILLES de Lewis Carroll ; BIENAVENTURANZAS, 1983 ; AMERINDIA, 1983. ↩︎ - Le Non signifiait : non à la dictature, retour de la démocratie. Le Non l’ayant emporté lors du plébiscite, la Concertation des Partis pour le Non s’appela Concertation des Partis pour la Démocratie (qui regroupait beaucoup de partis de centre gauche et de gauche, sauf le Parei Communiste) qui fut élue pour gouverner et mener à bien le retour à la démocratie, période appelée la transition pendant les dix-sept dernières années. ↩︎
- LAS DÉCIMAS DE LA NEGRA ESTER (Les Dizains de la Negra Ester), publiés pour la première fois en 1980. ↩︎
- La pièce récupère des éléments tradicionnels de la zone centrale du pays, de l’imaginaire du Huaso (paysan), de la tonada ( chanson folklorique), vus comme éléments représentatifs de la droite dictatoriale. La pièce opère une rupture par rapport à la dichotomie créée par la dictature pour laquelle ce type d’éléments représentait la droite contre la gauche dont les éléments identitaires empruntaient à l’imaginaire folklorique de la zone nord du pays. ↩︎
- Autres créations du Gran Cino Teatro sous la direction d’ Andrés Pérez : ÉPOCA’70 ALLENDE, 1990 ; NOCHE DE REYES ( La Nuit des rois), 1992, et RICARDO II (Richard II), 1992, de William Shakespeare ; POPOLVuH, 1992, adaptation théâtrale du mythe de la création de la culture maya-quiché ; LA CONSAGRACIÔN DE LA POBREZA (Le Sacre de la pauvreté) d’Alfonso Alcade, 1995 ; MADAME DE SADE de Yukio Mishima, 1998 ; NEMESIO PELA’O ¿QUÉ ES LO QUE TE HA PASA’O ? (Nemesio le pelé, que s’est-il passé?), de Cristian Soto, 1999 ; VISITANDO EL PRINCIPITO (Le Petit Prince revisité), adaptation théâtrale du PETIT PRINCE de Saine-Exupéry ; LA HUIDA (La Fuite) d’André Pérez. ↩︎
- Gouvernements de Patricio Aylwin (1990 – 1994) et d’Eduardo Frei Ruiz-Tagle (1994 – 2000). ↩︎
- EL DESQUITE (La Revanche) de Roberto Parra, 1995 ; LA PÉRGOLA DELAS FLORES (La Pergola aux fleurs) d’Isidora Aguirre et Francisco Flores del campo, 1996 ; TOMÂS de Malucha Pinto, 1996 ; SUENO DE UNA NOCHE DE VERANO(Songe d’une nuit d’été) de William Shakespeare, 1997 ; VOCES EN El BARRO(Voix dans la boue), de Monica Pérez, 2000 ; CHANARCILLO (Mine d’argent du nord du Chili) d’Antonio Acevedo Hernândez, 2000. Chorégraphie : LA OPÉRA DE TRES CENTAVOS (L’Opéra de quat’sous) de Bercolc Breche, mise en scène de Fernando Gonzâlez. Invité comme artiste résident en Allemagne, il mec en scène EL MERCADER DE VENECIA (Le Marchand de Venise), 1996 et TRABAJOS DE AMOR PERDIDOS (Peines d’amour perdues), 1997 de William Shakespeare, avec la Bremen Shakespeare Company. ↩︎
- EL SENOR BRUSCHINO (Monsieur Bruschino), 1996, LA ESCALA DE SEDA (L’Échelle de soie), 1997 et EL CONTRATO MATRIMONIAL(Le Contrat de mariage), 1998, de Rossini, direction musicale d’Eduardo Browne. ↩︎
- Empanada : pâte farcie de viande, fromage, légumes, etc., cuite au four. Choclo : épi de maïs. ↩︎
- C’est le cas de la travestie Esperanza dans LA NEGRA ESTER ; du travestissement des acteurs hommes (tous) qui interprètent les personnages féminins (tous) dans MADAME DE SADE ; du père qui assume une paternité sans mère dans NEMESIO PELAO… (dans un pays où la tradition veut que les pères abandonnent les fils illégitimes); de la persécution des homosexuels sous le gouvernement du général Carlos Ibâfiez del Campo dans LA HUIDA. ↩︎
- Pour reprendre une expression d’Alfonso Alcalde. ↩︎
- Villegas, Juan, « Andrés Pérez : poérica reatral en tiempos de globalización y transnacionalización », Apuntes, 119 – 120, Santiago, Chile, (primer y segundo semestre 2000), p. 148. ↩︎
- Hurtado, Marfa de la Luz, « La Negra Ester, El desquite y Nemesio Pelao : teatralidad transculturada en la trilogía de melodramas dirigidos por Andrés Pérez », Apuntes, 119 – 120, Santiago, Chile, (primer y segundo semestre de 2001 ), p. 157. ↩︎
- La mise en scène de MADAME DE SADE de Mishima n’imite pas un salon aristocratique français pendant la révolution, mais l’évoque de manière ludique : les énormes perruques aux couleurs fantaisistes sont synthétiques, le brillant des robes s’obtient avec des CD cousus sur la toile, les bijoux sont en plastique, etc. ↩︎
- Antonin Artaud. Cité en espagnol dans le texte original. La citation française est extraite de : Antonin Artaud, LE THÉÂTRE ET SON DOUBLE, Paris : Éditions Folio essai, 1993. (N.D.T.) ↩︎
- Pérez, Andrés, « Lo popular me es propio por pertenencia », Apuntes, 111, Santiago, Chile
(otonio-invierno 1996 ) p. 4. ↩︎