La condition mythique du travail théâtral : Andrés Pérez Araya

La condition mythique du travail théâtral : Andrés Pérez Araya

Le 29 Déc 2007
Fernando Gòmez-Rovira et Claudio Rodrìguez dans MADAME DE SADEde Mishima, mise en scène Andrés Pérez, Chili, 1998. Photo Julio Astutdillo.
Fernando Gòmez-Rovira et Claudio Rodrìguez dans MADAME DE SADEde Mishima, mise en scène Andrés Pérez, Chili, 1998. Photo Julio Astutdillo.

A

rticle réservé aux abonné·es
Fernando Gòmez-Rovira et Claudio Rodrìguez dans MADAME DE SADEde Mishima, mise en scène Andrés Pérez, Chili, 1998. Photo Julio Astutdillo.
Fernando Gòmez-Rovira et Claudio Rodrìguez dans MADAME DE SADEde Mishima, mise en scène Andrés Pérez, Chili, 1998. Photo Julio Astutdillo.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
96 – 97
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Faisons-nous com­plices de la beauté.

Andrés Pérez Araya

DIRE EN QUELQUES PAGES l’im­por­tance du tra­vail d’An­drés Pérez Araya pour le développe­ment du théâtre chilien n’est pas chose facile. la com­plex­ité créa­tive de cette per­son­nal­ité pour­rait faire l’ob­jet de plusieurs thès­es doc­tor­ales. Con­scients de ne pou­voir tout abor­der, nous nous lim­iterons à présen­ter une approche de quelques aspects per­ti­nents de l’œu­vre.

L’inévitable con­texte his­torique

La pré­coce voca­tion théâ­trale de cet auteur, né au sein d’une famille hum­ble, le 11 mai 1951, au sud du Chili, le con­duit à créer, étant encore ado­les­cent, des pièces qui sont récom­pen­sées dans des fes­ti­vals sco­laires. Plus tard, Andrés Pérez Araya entre­prend des études de théâtre et de danse au Départe­ment des Arts de la Scène de l’U­ni­ver­sité du Chili, à San­ti­a­go, pen­dant la péri­ode dif­fi­cile de la dic­tature mil­i­taire1. Aux activ­ités d’ac­teur et de danseur, il ajoute assez vite, grâce à sa pra­tique, celles de dra­maturge, met­teur en scène et choré­graphe.

Fort de cette expéri­ence plurielle, il exploite un grand nom­bre de pos­si­bil­ités théâ­trales : théâtre clas­sique, théâtre chilien con­tem­po­rain, théâtre-danse, théâtre jeune pub­lic, com­pag­nies de théâtre musi­cal et théâtre de rue, genre qu’il développe de manière plus per­son­nelle en tant qu’au­teur. Pour sat­is­faire un besoin d’ex­pres­sion per­son­nelle, il réu­nit un groupe de créa­teurs avec lesquels il décide — il n’a pas d’autre pos­si­bil­ité — de sor­tir dans la rue pour dévelop­per un théâtre qui n’a pas droit de cité dans les rares salles alter­na­tives. C’est un théâtre rapi­de, éphémère, bref, physique, visuel, poé­tique et poli­tique. le sim­ple fait de défi­er la cul­ture de l’or­dre établi dans l’e­space pub­lic en fait un acte con­cret de résis­tance au régime, ce qui, vu les cir­con­stances, entraîne quelques arresta­tions2.

C’est aus­si à la suite de ce tra­vail qu’il est invité comme obser­va­teur des proces­sus de créa­tion en France, pays où il arrive avec le désir de con­naître le sys­tème de créa­tion des com­pag­nies de Chéreau et de Mnouchkine. Il a une rela­tion fructueuse avec le Théâtre du Soleil, dirigé par Ari­ane Mnouchkine. Il par­ticipe comme acteur à plusieurs créa­tions, notam­ment L’INDIADE, ou L’INDE DE LEURS RÊVES, écrite par Hélène Cixous, où il joue le rôle de Gand­hi.

En 1988, il retourne au Chili. C’est la fin du cauchemar mil­i­taire. Un plébiscite nation­al réal­isé
en octo­bre de la même année annonce que Pinochet doit aban­don­ner le régime et doit con­vo­quer des élec­tions démoc­ra­tiques. la devise de la cam­pagne réal­isée par l’op­po­si­tion à la dic­tature — regroupée dans la Con­cer­ta­tion de Par­tis pour le Non3 — est : Chile, la ale­gría ya viene ( Chili, la joie est de retour). l’e­spoir de vivre à nou­veau en démoc­ra­tie est pal­pa­ble à chaque coin de rue du pays. C’est dans ce con­texte, sans beau­coup d’ar­gent mais avec une grande pas­sion, que Pérez et sa troupe, le Gran Cir­co Teatro, répè­tent et créent la pièce la plus représen­tée du théâtre chilien, LA NEGRA ESTER, tirée d’un poème auto­bi­ographique du poète pop­u­laire Rober­to Par­ra4, dont le sujet, en résumé, racon­te l’his­toire d’amour et de rup­ture entre Rober­to et Ester, une pros­ti­tuée du port. S’il est vrai que la joie était de retour, son entrée tri­om­phale se fait avec le corps scénique de LA NEGRA ESTER. la mise en scène réc­on­cilie les Chiliens avec leur iden­tité publique et privée, depuis tant d’an­nées scindée et/ ou mar­gin­al­isée par la lutte poli­tique5. l’in­croy­able récep­tion de la mise en scène fait que Pérez retourne défini­tive­ment au Chili.

À par­tir de 1988, Pérez et le Gran Cir­co Teatro exer­cent une activ­ité artis­tique sans relâche dans le con­texte appelé le théâtre post­dic­tature, théâtre post­pinochiste ou théâtre de la tran­si­tion démoc­ra­tique qui inclut la créa­tion de nou­velles pièces6, des tournées nationales et inter­na­tionales, l’or­gan­i­sa­tion d’ate­liers de tech­niques de représen­ta­tion théâ­trale, l’au­to­ges­tion per­ma­nente des ressources pour leur tra­vail (par­mi lesquelles on peut citer la créa­tion des fêtes cos­mopo­lites Span­dex pour lesquelles le gou­verne­ment démoc­ra­tique demande une cer­taine mod­éra­tion), la réha­bil­i­ta­tion de théâtres aban­don­nés (Teatro Esmer­al­da), la réha­bil­i­ta­tion d’e­spaces aban­don­nés pour la créa­tion théâ­trale  (Galpones de Matu­cana), la trans­mis­sion de leur méth­ode de tra­vail aux nou­veaux mem­bres de la com­pag­nie et la récupéra­tion pour le théâtre d’un nom­bre impor­tant d’en­droits qui n’é­taient pas pen­sés pour la scène : places, amphithéâtres, ter­rass­es publiques, parcs, caves, etc. 

Pour les poli­tiques du gou­verne­ment de la tran­si­tion démoc­ra­tique chili­enne, surtout les pre­mières années7, où le but est de créer un cli­mat de réc­on­cil­i­a­tion nationale apte à réu­ni­fi­er les citoyens (et, par con­séquent, à sup­primer la pen­sée cri­tique), l’œu­vre de Pérez et de sa troupe sig­ni­fie un apport impor­tant au niveau sym­bol­ique et socio-cul­turel. Mal­heureuse­ment, l’in­sti­tu­tion cul­turelle chili­enne ne recon­naît pas à sa juste valeur un tel pro­jet comme le démon­trent les mai­gres appuis que reçoit la com­pag­nie.

Par ailleurs, Pérez, en plus du tra­vail avec le Gran Cir­co Teatro, met en scène et choré­gra­phie des pièces avec d’autres col­lec­tifs théâ­traux, au Chili et à l’é­tranger8 ; assure un enseigne­ment per­ma­nent, ani­me d’im­por­tants ate­liers en Amérique latine et dirige des opéras pop­u­laires9. Face à l’im­por­tante activ­ité de met­teur en scène, Pérez doit laiss­er de côté son tra­vail d’ac­teur, mais effectue cepen­dant quelques rem­place­ments de comé­di­ens dans les œuvres qu’il met en scène ; il est même auteur, met­teur en scène et inter­prète de son dernier pro­jet, LA HUIDA(la Fuite), 2001.

Élé­ments trans­ver­saux de la poé­tique mise en place

La poé­tique instau­rée à ce moment est déter­minée par la créa­tion d’un théâtre mas­sif et pop­u­laire et par un appel per­ma­nent à par­ticiper à un rit­uel scénique.

Les spec­ta­teurs par­ticipent en effet à un événe­ment qui a les car­ac­téris­tiques d’une fête com­mu­nau­taire, ils assis­tent au théâtre de manière active : s’ils doivent s’asseoir sur des gradins comme au cirque, on leur con­seille d’ap­porter des coussins ; s’il y a du vent parce que le spec­ta­cle est en plein air, on leur con­seille d’ap­porter un man­teau ; ils peu­vent acheter de la nour­ri­t­ure ( empanadas, choclo)10 ou des bois­sons ( vin, soda) pen­dant l’en­tracte ; ils peu­vent voir les acteurs se maquiller ou se démaquiller.

Cette théâ­tral­ité, spec­tac­u­laire et forte­ment émo­tive, récupère des élé­ments esthé­tiques pop­u­laires du cirque, de la pan­tomime, du guig­nol, du clown, ain­si que des élé­ments pro­pres à la cul­ture locale : textes, musique, ambiances, espaces, matéri­aux.

Par ailleurs, le tra­vail physique et cor­porel des acteurs est intense, et les his­toires qu’ils trait­ent sont pro­pres au con­texte : bor­dels mar­gin­aux, cirques pau­vres, zones rurales, bars de vil­lages, etc. et la musique est dif­fusée en direct.

Les gen­res représen­tés sont en tran­sit (ou de rôles génériques alter­nat­ifs)11 et les espaces util­isés sont non con­ven­tion­nels pour la pra­tique scénique.

Tout ceci donne une vis­i­bil­ité con­sciente du Chile sumergi­do, pour repren­dre une expres­sion d’Al­fon­so Alcalde (le Chili sub­mergé)12.

Théâ­tral­ités implicites dans la mise en scène

La diver­sité de l’ex­péri­ence créa­tive de Pérez engen­dre, d’une part, une hybri­da­tion com­plexe qui présente une théâ­tral­ité transna­tionale et active, d’autre part, les bases d’une spec­tac­u­lar­ité, d’une nar­ra­tiv­ité et d’une iden­tité pro­fondé­ment enrac­inées dans l’imag­i­naire mémoriel et his­torique chilien et lati­no-améri­cain. Cela est fort évi­dent à son retour de France et à par­tir de la mise en scène de LA NEGRA ESTER.

Juan Vil­le­gas, émi­nent spé­cial­iste de la scène lati­no- améri­caine déclare :

El BARRO(Voix dans la boue), de Monica Pérez, 2000; CHANARCILLO (Mine d'argent du nord du Chili) d'Antonio Acevedo Hernândez, 2000. Chorégraphie: LA OPÉRA DE TRES CENTAVOS (L'Opéra de quat'sous) de Bertolt Brecht, mise en scène de Fernando Gonzàlez. Invité comme artiste résident en Allemagne, il mec en scène EL MERCADER DE VENECIA (Le Marchand de Venise), 1996 et TRABAJOS DE AMOR PERDIDOS( Peines d'amour perdues), 1997 de William Shakespeare, avec la Bremen Shakespeare Company.
El BARRO(Voix dans la boue), de Mon­i­ca Pérez, 2000 ; CHANARCILLO (Mine d’ar­gent du nord du Chili) d’An­to­nio Aceve­do Hernân­dez, 2000. Choré­gra­phie : LA OPÉRA DE TRES CENTAVOS (L’Opéra de quat’­sous) de Bertolt Brecht, mise en scène de Fer­nan­do Gonzàlez. Invité comme artiste rési­dent en Alle­magne, il mec en scène EL MERCADER DE VENECIA (Le Marc­hand de Venise), 1996 et TRABAJOS DE AMOR PERDIDOS( Peines d’amour per­dues), 1997 de William Shake­speare, avec la Bre­men Shake­speare Com­pa­ny.

« Andrés Pérez est sans doute le plus grand réno­va­teur du théâtre chilien de ces vingt dernières années. Com­pren­dre les lignes générales, cepen­dant, exige que l’on con­sid­ère le proces­sus de la réu­til­i­sa­tion des codes dis­cur­sifs du théâtre con­tem­po­rain qui intè­grent des cul­tures et des pra­tiques scéniques, ain­si que le con­texte social et his­torique d’une société de con­som­ma­tion dont on a écarté l’analyse de l’his­toire nationale comme con­flit et accep­té la ver­sion du pop­u­laire comme espace arcadique et ludique. Nous croyons que l’ac­cep­ta­tion de cet imag­i­naire implique une énorme trans­for­ma­tion des attentes des spec­ta­teurs tout comme un change­ment rad­i­cal dans la cul­ture et les pro­jets nationaux. »13

En out­re, Mar­fa de la Luz Hur­ta­do, l’une des voix les plus autorisées dans le domaine théorique, lorsqu’elle analyse la trilo­gie des mélo­drames mis en scène par Pérez, LA NEGRA ESTER, EL DESQUIT ET NEMESIO PELAO ¿QUÉ ES LO QUE TE HA PASAO?, souligne que l’une des sources les plus solides de la théâ­tral­ité de ces mis­es en scènes est le genre lit­téraire du texte poé­tique ou dra­ma­tique en ques­tion : le mélo­drame dont Andrés Pérez a com­pris l’im­plicite théâ­tral­ité grâce à son expéri­ence auprès de Mnouchkine et au con­tact du théâtre français. Pour argu­menter son analyse, Mar­fa de la Luz Hur­ta­do remonte aux orig­ines du mélo­drame, avant et pen­dant la révo­lu­tion française ( temps com­pa­ra­bles à la péri­ode his­torique que vit la société chili­enne à la fin des années 80) où l’on assiste à l’ex­plo­sion de formes pop­u­laires de représen­ta­tions. Elle observe que le mélo­drame français (cul­tivé bril­lam­ment par Pixéré­court) présen­tait une :

« spec­tac­u­lar­ité extrav­a­gante, hyper­bolique, aux recours scéniques mul­ti­ples et attrayants dans des espaces théâ­traux prévus pour un pub­lic de masse. Il util­i­sait toutes les formes de spec­tac­u­laire pop­u­laire : le cirque, la pan­tomime, la magie, le spec­ta­cle fan­tas­tique, les maisons han­tées, les mar­i­on­nettes et le guig­nol de foire, la par­o­die et le sketch, la musique et la danse, les grandes machiner­ies scéno­graphiques. »14

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
8
Partager
auteur
Écrit par Ana Harcha Cortés
Ana Har­cha Cortés est dra­maturge et met­teur en scène. Elle est l’au­teur de TANGO(1998 ), CHIEN ! (1999). Avec...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
#96 – 97
mai 2025

Théâtre au Chili

30 Déc 2007 — BROSSER UN TABLEAU des différentes tendances du théâtre chilien depuis le retour de la démocratie en 1990 jusqu'au début du…

BROSSER UN TABLEAU des dif­férentes ten­dances du théâtre chilien depuis le retour de la démoc­ra­tie en 1990 jusqu’au…

Par María de la Luz Hurtado
Précédent
28 Déc 2007 — À LA RECHERCHE DE Carlos Wittig-Montero, jeune prodige chilien gui aura marqué le théâtre français contemporain des années 1977 à…

À LA RECHERCHE DE Car­los Wit­tig-Mon­tero, jeune prodi­ge chilien gui aura mar­qué le théâtre français con­tem­po­rain des années 1977 à 1987. Branchez-vous sur Inter­net et vous n’au­rez aucune idée de ce qu’a été pour le…

Par Marie-Luce Bonfanti
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total