IVAN-CARLOS ZAGAL : Ma motivation essentielle est la musique tout d’abord, en tant que jeune autodidacte. Ensuite, j’ai découvert, par hasard, le théâtre. Je suis allé voir LE BOURGEOIS GENTIL HOMME de Molière dans une version très amusante, très émouvante, et pour la première fois, étant enfant, j’ai pleuré de rire. J’ai ressenti une énorme émotion, qui m’a marqué pour toujours. Je me suis rappelé de cette émotion au moment de m’inscrire à l’Université. J’ai ouvert le guide des études et le premier cursus classé par ordre alphabétique était actuación teatral (comédien). C’est la première chose que j’ai vue. Je me suis rappelé de ce moment-là et j’ai décidé de faire des études de théâtre. Jallais étudier la musique, l’histoire, mais ce souvenir m’a déterminé.
Ça a été incroyable. C’est là que j’ai rencontré Jaime et Laura. Elle et moi sommes tombés amoureux, elle est devenue ma compagne. Avec Jaime, nous avons décidé de travailler ensemble sur un spectacle de rue. Laura nous a rejoints, et nous avons formé la compagnie, dès la fin de nos études.
Bernard Debroux : C’était en quelle année ?
J.-C. Z.: Fin 1986, et en 87 nous avons monté notre premier spectacle, qui a été un échec complet, tant au niveau du public qu’au niveau financier. Personne n’est venu nous voir, sauf un acteur qui écrivait dans un magazine appelé Plumón y Pince!, qui a d’ailleurs fait une critique très bienveillante. L’œuvre était pleine de défaillances, mais il disait « il y a une lueur particulière dans les yeux de Jaime Lorca, Laura Pizarro et Juan Carlos Zagal, qu’il faut suivre, explorer, pour voir ce que ces jeunes nous raconteront plus tard ». Là je me suis dit que quelqu’un nous avait sauvé. Et j’ai commencé à croire que c’était possible.
B. D.: Tu n’as donc pas fait de théâtre ailleurs qu’avec le groupe ?
J.-C. Z.: Si, au début, nous avons eu quelques expériences, mais elles ont toutes été frustrantes,
parce que le système de création et de production de pièces est angoissant pour le comédien. Le metteur en scène gère tous les secrets, le producteur a un pouvoir illimité, les temps sont très délimités et difficiles, les personnages que tu es appelé à jouer ne passent pas nécessairement par ta propre création. C’est du moins mon expérience. Et nous devions travailler pour survivre. C’est toujours notre problème. Comment survivre. Comment joindre les deux bouts sans cachets, sans salaire, pour tous les membres de la compagnie. Alors au début nous étions très pauvres et nous devions travailler ailleurs pour maintenir la compagnie. Mais avec PINOCCHIO, dont nous avons fait la première fin 1990, pour la première fois nous avons reçu de l’argent, avec les recettes et la vente de représentations. Pour la première fois en quatre ans.
B. D.: C’est donc à partir de 1991 que la compagnie est devenue autosuffisante ?
J.-C. Z.: Oui, les années précédentes ont été caractérisées par une crise profonde, mais j’en suis reconnaissant. Elle nous a donné la force de continuer. Elle a renforcé la relation entre Laura et moi. C’est parce que ces années ont été si dénigrantes, indignes, et difficiles que tout a semblé simple par la suite, comme une récompense. Cela a été l’étape la plus difficile de notre vie. Après, ça n’a été que sourires. Avec le théâtre, nous avons commencé à sourire et nous avons fait du théâtre plus joyeux. Nous avons retrouvé confiance en nous.
B. D.: Est-ce le spectacle sur PINOCCHIO qui a été le déclencheur ?
J.-C. Z.: Oui. Nous y avons découvert, entre autres, la tendresse. Avec PINOCCHION, nous avons donné de la tendresse aux Chiliens qui sortaient de la dictature. Le slogan de la campagne du « Non » à Pinochet au plébiscite de 1988 disait « la alegría ya viene » (la joie arrive). La dictature politique se terminait et la démocratie commençait. Mais rien n’a changé aujourd’hui, au contraire, les mêmes affaires continuent. Et PINOCCHIO a permis de se remettre à sourire. Les gens se sont mis à sourire, à rire, et ont passé du bon temps simplement. Parce que c’est très simple, c’est beaucoup de jeu et nous, les comédiens, nous avons recommencé à jouer.
Daniel Cordova : Tu as dit que les comédiens devaient être des guerriers. C’est une sorte d’appel à continuer la lutte ?
J.-C. Z.: Oui, je parle toujours de cet esprit de combat, de cet esprit guerrier. Qui n’a rien à voir avec le sens littéral, ce n’est pas aller contre le système, mais aller à l’encontre de nous-mêmes. Je me sens l’héritier du grand théâtre chilien. Je suis fier de cette histoire. Je ne l’ignore pas. Je sens que tous ont bataillé jusqu’au bout et continuent. Nissim Sharim, Delfina Guzman, La compagnie Ictus, Pedro de la Barra, tous les grands comédiens de ce pays ont lutté contre la facilité, contre la vanité, contre le relativisme ; ils ont lutté contre ce démon qui s’empare des comédiens qui croient que tout se justifie et que rien ne leur est interdit. Moi je dis que nous devons consacrer notre meilleure énergie au théâtre, sinon le théâtre mourra. Et qui fera du théâtre demain ?
Alors, nous pensons, nous qui devenons des vétérans, que nous avons le besoin d’inviter les jeunes comédiens, pas à jouer, mais à comprendre et à défendre le métier d’acteur, qui a plus de trois mille ans. Je pense que le théâtre doit être fait avec joie, tout en sachant qu’il y aura des nuits sombres, où les ressources et l’inspiration manqueront, mais cela ne doit inquiéter personne.
Et en dépit de tout, il faudra sortir de là, comme on sort de sa tranchée pour lutter. J’admire profondément l’esprit des gens qui ont combattu pendant la première guerre mondiale, parce que ces jeunes ont été trompés, ils ont été lancés à la boucherie. Et ils y sont allés quand même. Ce monde serait tout autre si tous ces jeunes avaient survécu au lieu de gaspiller leur énergie pour conquérir quelques mètres carrés.