Le théâtre comme résistance aux fictions de la réalité
Non classé

Le théâtre comme résistance aux fictions de la réalité

Le 19 Déc 2007
Juan Pablo Ogalde et Sebastiàn Layseka dans FIN DE L'ÉCLIPSE de et mis en scène par Ramon Griffera, 2007.
Juan Pablo Ogalde et Sebastiàn Layseka dans FIN DE L'ÉCLIPSE de et mis en scène par Ramon Griffera, 2007.
Juan Pablo Ogalde et Sebastiàn Layseka dans FIN DE L'ÉCLIPSE de et mis en scène par Ramon Griffera, 2007.
Juan Pablo Ogalde et Sebastiàn Layseka dans FIN DE L'ÉCLIPSE de et mis en scène par Ramon Griffera, 2007.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
96 – 97
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕


«]‘adore les balles de la fic­tion car elles n’ont jamais cou­vert la scène de sang »1

Un pre­mier con­texte

IL M’EST AGRÉABLE d’écrire pour une revue qui fai­sait par­tie de mes lec­tures d’é­tu­di­ant, il y a vingt-cinq ans. Un espace où je pou­vais décou­vrir des alter­na­tives à la créa­tion d’une théâ­tral­ité. L’ex­il m’a con­duit à faire mes études en Bel­gique, à l’IN­SAS et au Cen­tre d’É­tudes théâ­trales de Lou­vain-la-Neuve.

Ce pays a été le lieu où j’ai créé et présen­té mes pre­miers textes, comme OPÉRA POUR UN NAUFRAGE (1981) et ALAZOR ÉQUINOXE(1982) dans l’an­ci­enne Chapelle des Brigit­tines.

Mais j’é­tais un exilé et ces créa­tions répondaient à un besoin d’ex­pres­sion con­tre la répres­sion que subis­sait le Chili ; c’est là gu’ elles devaient se don­ner.

C’est pour cela que je suis revenu dans mon pays en 1983 et que j’ai fondé le groupe Teatro Fin de Siglo ain­si que le lieu de résis­tance cul­turelle le Trol­ley (un vieil hangar qui est devenu lieu de créa­tion et de représen­ta­tion pour toutes les expres­sions dis­si­dentes : musique, vidéo, danse, théâtre. Un lieu qui a don­né nais­sance à une grande réno­va­tion scénique. Un lieu qui fonc­tion­nait en marge, sans autori­sa­tion, et financé par de mémorables fêtes per­fo­man­ti­co-poli­tiques).

Je dois soulign­er que, dans ce retour au pays, j’é­tais accom­pa­g­né de mon ami belge, Her­bert Jon­ck­ers, scéno­graphe de mes pre­mières pièces, dont la présence au Chili, jusqu’à sa mort en 1996, a été fon­da­men­tale pour la réélab­o­ra­tion des poé­tiques de l’e­space, pas seule­ment pour mes pièces mais pour le théâtre chilien en général. Il a jeté un nou­veau regard sur l’aspect visuel de notre scène, il a con­tribué à sa vis­i­bil­ité et a généré une expéri­ence de trans-cul­tur­al­ité entre sa for­ma­tion et la dra­maturgie chili­enne. Il a rem­porté les prin­ci­paux prix théâ­traux. Voilà donc un créa­teur belge qui, for­mé dans son pays mais dont toute la créa­tion s’est matéri­al­isée dans un autre ter­ri­toire, est devenu une référence con­tem­po­raine en ce qui con­cerne notre con­cep­tion scéno­graphigue. Il a con­tribué, de ce fait, à assur­er une con­ti­nu­ité dans la con­struc­tion iden­ti­taire d’une scène qui se nour­rit de ce type de croise­ments.

L’héritage

Le théâtre lati­no-améri­cain et chilien est sans doute mécon­nu de la scène européenne. Nous savons qu’un ter­ri­toire ne peut trans­met­tre ou impos­er le regard qu’il porte sur l’homme et sur l’art que s’il est perçu comme empire. Le Chili, n’en étant pas un, n’a pas pu, et peut encore moins dans cette péri­ode de mon­di­al­i­sa­tion mer­can­tile, impos­er une présence inter­na­tionale à l’his­toire et aux œuvres de ses créa­teurs.

C’est pour cela que j’aimerais sig­naler que, depuis l’indépen­dance en 1810 jusqu’à 1918, des cen­taines de pièces ont été écrites et représen­tées. Elles con­signent, à tra­vers le théâtre roman­tique, poli­tique, anar­chiste, bour­geois, com­mu­niste, d’a­gir prop ou avant-gardiste « créa­tion­niste », l’évo­lu­tion his­torique du pays : l’indépen­dance, les guer­res, les cou­tumes, les rêves. Des pièces qui émer­gent dans la soli­tude du désert d’At­a­ca­ma, dans les grandes con­cen­tra­tions indus­trielles du salpêtre, dans les nou­veaux cen­tres urbains de San­ti­a­go et de Val­paraiso qui, déjà en 1907, comp­taient plus de vingt-deux salles et une société d’au­teurs dra­ma­tiques de sep­tante mem­bres. Tout cela rend compte d’une richesse et d’une var­iété présentes aux orig­ines de notre his­toire scénique. Toute une his­toire dra­ma­tique par­lant d’un autre occi­dent qui regarde l’e­spèce humaine et ses con­flits depuis d’autres hori­zons.

Le Chili a vécu les agi­ta­tions du xxe siè­cle, un gou­verne­ment de Front Pop­u­laire en 1938, le social­isme avec Allende en 1973, la guerre froide avec Pinochet et la récente mon­di­al­i­sa­tion. Les arts scéniques ont relayé ces agi­ta­tions dans leurs dif­férentes étapes, mod­èles et à tra­vers leurs dra­maturges. C’est dans cette tra­di­tion que naît mon tra­vail créatif.

Créa­tion et esprit d’époque

Ma créa­tion scénique est étroite­ment liée aux dif­férentes épo­ques que j’ai vécues, dic­tature-exil- tran­si­tion démoc­ra­tique et dernière­ment la mon­di­al­i­sa­tion qui inter­fère dans mes pièces comme le font aus­si les per­cep­tions de mon esprit et les expéri­ences de mon corps.

Actes créat­ifs

Mon prin­ci­pal intérêt est de voir com­ment se con­stru­isent les actes créat­ifs pour essay­er de me les appro­prier, c’est-à-dire d’en faire des acres « auc­toraux ».

Je sens bien que les anciens mod­èles scéniques dom­i­nants, s’il est vrai qu’ils font par­tie de notre tra­di­tion, sont des actes créat­ifs venus d’ailleurs. Je com­prends très bien que l’on puisse exceller avec tal­ent dans l’exé­cu­tion d’un mod­èle prédéter­miné, mais je conçois l’ac­tion face à l’art et à la réal­ité comme une manière de con­stru­ire, à tra­vers le texte et la représen­ta­tion, de nou­velles fic­tions pour en rééla­bor­er d’autres et faire que le théâtre dévoile les fic­tions de la réal­ité.

En 1985, j’ai écrit un man­i­feste où je dis : « ne pas vouloir par­ler comme ils par­lent, ni représen­ter comme ils représen­tent », car « ils » sont l’ex­pres­sion à la fois de la dic­tature et des formes de représen­ta­tion pro­pres aux formes artis­tiques dom­i­nantes.

C’est comme ça que naît le besoin de trou­ver une écri­t­ure et une poé­tique scénique par­ti­c­ulières.

Je crois que, s’il est vrai que la ter­reur, l’amour et les per­sé­cu­tions sont les thèmes qui pré­va­lent pen­dant un cer­tain temps, ceux-ci ne peu­vent pas être représen­tés unique­ment comme reflet de la réal­ité ni comme un exa­m­en micro­scopique de celle-ci, ni ne doivent se lim­iter à des formes prédéter­minées d’un théâtre con­tes­tataire.

Si l’art est un proces­sus de décon­tex­tu­al­i­sa­tion de la réal­ité, la tâche du créa­teur con­siste aus­si à décon­tex­tu­alis­er la créa­tion.

Dra­maturgie de l’e­space

J’écris pour l’e­space, ou pour une sym­biose entre le texte et sa nar­ra­tiv­ité par­ti­c­ulière, et je tra­vaille sur cette notion que j’ap­pelle dra­maturgie de l’e­space, qui est une étude de l’u­nion entre les poé­tiques du texte et les poé­tiques de l’e­space. Ce qui attire mon atten­tion, c’est le fait que l’homme recourre au rec­tan­gle pour racon­ter et représen­ter son imag­i­naire visuel. La pho­togra­phie fait appel au rec­tan­gle ain­si que le ciné­ma, la pein­ture, la télévi­sion et les mil­lions de rec­tan­gles d’In­ter­net. Ce qui m’in­téresse c’est de voir com­ment se con­stru­it l’acte créatif sur un rec­tan­gle scénique, espace qui n’a ni mod­èles ni idéolo­gie.

En ce sens, c’est une manière d’être directe­ment en rela­tion avec le for­mat pour y éla­bor­er des lan­gages, c’est-à-dire essay­er de com­pren­dre les com­po­si­tions et les struc­tures nar­ra­tives réal­isées sur ce type de for­mat. Et j’es­saie de révéler les rela­tions qui se tis­sent dans cette nar­ra­tiv­ité visuelle-textuelle, somme de rec­tan­gles qui se dessi­nent et se com­posent dans leur union tem­porelle avec les mots, le corps, la lumière, la dra­maturgie de l’ob­jet, etc., somme de rec­tan­gles qui con­stru­isent des signes et des lan­gages. J’es­saie de voir com­ment le texte se déploie, s’in­ter­cale, inter­fère et se mod­i­fie dans ces rela­tions, voir aus­si com­ment le texte trans­forme la nar­ra­tion visuelle
et vice-ver­sa.

L’his­toire des arts scéniques peut égale­ment être vue à par­tir de la mise en scène du rec­tan­gle.

La parole scénique m’at­tire parce qu’elle peut se con­stru­ire comme parole théâ­trale, à savoir qu’elle peut con­stru­ire sa pro­pre voix (per­son­ne ne par­lait en vers au XVeme siè­cle).

J’en­vis­age aus­si le texte scénique comme la pos­si­bil­ité de don­ner un lieu à la pen­sée et aux émo­tions, qui sont muettes, à par­tir duquel elles peu­vent se man­i­fester.

On ne dit pas de mono­logue quand survient un acci­dent, ni de solil­oque dans les moments de joie, pas plus qu’on ne prononce de phras­es pro­fondé­ment poé­tiques dans les ren­con­tres amoureuses, tout cela n’est que silence et émo­tion. Le théâtre, comme les autres arts, met du texte sur ces émo­tions et réus­sit, de cette façon, à se con­necter avec cet aspect intérieur, intime, de la dimen­sion non quo­ti­di­enne, non fonc­tion­nelle de l’être.

On ne peut pas par­ler comme on écrit, mais sur scène les acteurs par­lent comme on écrit et prê­tent leur voix aux émo­tions et à un texte scénique.

C’est lié, sans doute, à mon tra­vail sur la langue espag­nole et à la visu­al­i­sa­tion que les mots déclenchent, con­tre­dis­ant les actions scéniques. Le texte devient à son tour l’autre action scénique.

Dans la mise en scène de CINEMAUTOPPIA( 1985)2 l’ob­jec­tif était de démas­quer les fic­tions de notre monde envi­ron­nant. L’ac­tion a lieu dans un vieux ciné­ma du San­ti­a­go des années 1940 où dif­férents per­son­nages sont venus voir un film tourné dans les années 1980. Sur l’écran, on peut voir une pièce, une théâ­tral­ité aux codes ciné­matographiques, qui par­le de l’ex­il, des dis­parus, de la fin des utopies pour lesquelles on était prêt à don­ner sa vie. Sur l’écran, on aperçoit une cham­bre avec une fenêtre au milieu et, der­rière la cham­bre, la rue.

En ter­mes formels : trois rec­tan­gles cor­re­spon­dant à trois espaces, c’est-à-dire la salle de ciné­ma, l’e­space à l’in­térieur de l’écran et la fenêtre. Trois niveaux quant à l’écri­t­ure, la nar­ra­tiv­ité spa­tiale et l’ex­pres­sion tem­porelle. J’es­sayais de dire que nous n’é­tions que des spec­ta­teurs d’un film que nous n’avions pas filmé et que nous n’ar­riv­ions pas à com­pren­dre.

C’est pen­dant cette péri­ode de la dic­tature que naît 99 LA MORGUE( 1986), la morgue étant métaphore d’un pays qui est devenu le lieu de la mort, où l’on pra­tique la nécrophilie, où les icônes du pays, sa vierge, ses héros vivent cachés sous la table d’au­top­sie ou dans les réfri- géra­teurs. Les murs du hangar du Trol­ley sont devenus les murs verts d’une morgue pen­dant l’é­tat de siège.

Dif­férentes péri­odes de la dra­maturgie de l’e­space

En bref, il y a une série de pièces qui se situent dans des lieux-reflets ou métaphores du pays et de l’e­spèce humaine. Un hangar aban­don­né, un ciné­ma, une morgue, un immeu­ble de trois étages, où les per­son­nages sont les icônes ou les signes de notre monde envi­ron­nant (1985 – 1988).

Ensuite, il y a des pièces où l’e­space se mul­ti­plie en une série de local­i­sa­tions et de lieux liés à la scène (1989 – 1995 ).

Il y a aus­si des textes où le lieu de la représen­ta­tion est un con­cept, où les per­son­nages devi­en­nent les voix des dif­férentes pen­sées qui habitent un corps. Cette trans­for­ma­tion inter­vient dans les lieux où s’ex­prime ce type de pen­sées ( 1995 – 2005 ), les mots étant là pour cacher les lieux et noy­er la didas­calie.

Et finale­ment, il y a des textes où le con­cept c’est la scène, le théâtre et les per­son­nages ne sont que des actants. Le théâtre est vu, non comme une fic­tion, mais comme la réal­ité. Le texte est la somme des modal­ités d’ex­pres­sion du théâtre.

Je fais tou­jours en sorte que ce qui est dit soit ce qui est caché, intime, ce que nous ne voyons ni n’é­cou­tons. Les thèmes sont mul­ti­ples et par­al­lèles.

La dra­maturgie de l’e­space fait appa­raître sa pro­pre typolo­gie du jeu scénique, comme, par exem­ple, la réélab­o­ra­tion de tous les codes qui com­posent le lan­gage scénique ( dra­maturgie de l’ob­jet, des actions et des instal­la­tions scéniques, dra­maturgie de la lumière et du son).

Art poli­tique — Prob­lème d’une époque

Si au XXe siè­cle la poli­tique, qui était le lieu des fic­tions de notre civil­i­sa­tion, était liée à l’art, aujour­d’hui, elle se lim­ite à l’ad­min­is­tra­tion d’un sys­tème économique ; elle ne par­le pas de l’u­nivers, de la mort, de ce qui n’ex­iste pas. L’art s’éloigne de la poli­tique de par­tis car elle n’as­sume plus ce lieu de fic­tions. C’est l’art qui en a pris la relève et qui con­stru­it aujour­d’hui les fic­tions dont se nour­rit la réal­ité, tout comme autre­fois la poli­tique con­stru­i­sait les fic­tions qui ali­men­taient l’art. Rap­pelons que la démoc­ra­tie naît lorsque, pen­dant la renais­sance, l’art se met à par­ler de l’homme et livre un savoir à cette nou­velle fic­tion.

Si, à un cer­tain moment, j’ai écrit pour résis­ter aux dis­cours de la dic­tature — c’est d’ailleurs ce qui m’a incité à faire du théâtre — aujour­d’hui, j’emploie toute mon énergie à résis­ter con­tre les fic­tions de la réal­ité. Autant de dis­cours qui nous envahissent, qui dis­ent com­ment regarder le monde, com­ment y vivre et quelles sont ses valeurs. C’est peut-être parce que j’ai vécu le déclin des vérités assénées par l’idéolo­gie et que j’ai vu com­ment elles étaient rem­placées par d’autres fic­tions, que je con­sid­ère le monde envi­ron­nant comme une fic­tion élaborée pour nour­rir un quel­conque pou­voir.

D’où ma préoc­cu­pa­tion de vouloir expli­quer en quoi tous les dis­cours sont des fic­tions sur la réal­ité pour faire régn­er un ordre néces­saire. Je voudrais mon­tr­er com­ment ils se dis­sipent, se con­tre­dis­ent et se renou­vel­lent pour nour­rir une cer­taine manière de penser l’ex­is­tence.

Il ne faut pas croire pour autant que la « vérité » per­cep­tive se trou­ve dans la théâ­tral­ité ou dans mon cerveau. Il faut, au con­traire, remet­tre con­stam­ment en ques­tion sa valid­ité.

À par­tir de ce lieu d’écri­t­ure qu’est la scène, je crois pou­voir trou­ver des points de fuite, ou de résis­tance, comme j’aimerais les nom­mer, au prof­it d’une pen­sée qui ne se con­tente plus des vérités de sa cul­ture ou de son monde envi­ron­nant.

Sebastiàn Layseka, Juan Pablo Ogalde, Alvaro Morales et Paulina 
Urrutia dans TUS DESEOS EN FRAGMENTOS, 2003, de et mis en scène par Ramòn Griffero.
Sebastiàn Lay­se­ka, Juan Pablo Ogalde, Alvaro Morales et Pauli­na Urru­tia dans TUS DESEOS EN FRAGMENTOS, 2003, de et mis en scène par Ramòn Grif­fero.

Je n’ai pas la pré­ten­tion de pou­voir résoudre les prob­lèmes que je viens de point­er.

FIN DE L’ÉCLIPSE ( 2007) est une pièce sur la manière de con­stru­ire des fic­tions, un texte sur la créa­tion.

Il y a une fable où le théâtre se voit en rêve dans un monde où la mort n’ex­iste pas, car elle est en soi une fic­tion, puisque les his­toires se renou­vel­lent inces­sam­ment dans une espèce de spi­rale labyrinthique qui n’est freinée que par la tem­po­ral­ité extérieure de la représen­ta­tion.

C’est ain­si que sur­git une struc­ture com­prenant de mul­ti­ples fic­tions qui s’en­tre­choquent, comme s’il s’agis­sait de rompre les dogmes de la réal­ité ou du théâtre qui pré­ten­dent nous men­er directe­ment quelque part alors que le chemin pour y par­venir est semé d’embûches.

La fin du par­cours n’est pas seule­ment un recom­mence­ment mais un change­ment qui admet plusieurs fins.

Le texte véhicule ain­si une mémoire scénique, clef de voûte dans l’as­sim­i­la­tion de sa nar­ra­tiv­ité.

La pièce de théâtre ne pour­rait pas exis­ter s’il n’y avait pas eu ges­ta­tion des référents scéniques aux­quels elle ren­voie ou si les faits his­toriques n’avaient pas existé.

On ne peut écrire qu’à par­tir de ce qui arrive à l’e­spèce à laque­lle on appar­tient, et la pièce reflète le labyrinthe men­tal dans lequel on se trou­ve, les mon­des virtuels et la mul­ti­plic­ité des dimen­sions qui nous envahissent et qui ne sont pas à con­sid­ér­er comme une fic­tion mais comme le pro­duit d’un monde virtuel, glob­al.

FIN DE L’ÉCLIPSE est un par­cours à tra­vers la con­quête, l’époque roman­tique de 1880 et le monde con­tem­po­rain. On y trou­ve des gens qui s’ai­ment, des alter ego,
la guerre d’I­rak, un réveil sur les plages cubaines, le sou­venir des exé­cu­tions après un coup d’é­tat, des moments de ren­con­tre entre un groupe révo­lu­tion­naire con­ser­va­teur, l’al­lé­gorie du théâtre joyeux, des pro­pos méta­physiques sur l’u­nivers, qui est le seul lieu d’é­va­sion.

C’est à par­tir de cette mul­ti­plic­ité de lieux que l’on peut rêver ce qu’il advient, représen­ter ce qui se dit ou se com­mente sur scène, ce qui s’y passe et ce qui remet en cause la chose représen­tée. Ce sont des lieux où une scène peut rêver de la scène qui la précède.

Ce texte s’ap­puie, au-delà de sa struc­ture, sur dif­férentes formes d’écri­t­ure scénique, sur la con­struc­tion de phras­es et d’idées que notre langue a engen­drées pour con­stru­ire ses fic­tions artis­tiques.

Nous ren­voyons à des formes qui per­me­t­tent de mon­tr­er com­ment l’écri­t­ure représente nos émo­tions sur scène.

La pièce par­le du théâtre, à par­tir du théâtre, et fait l’apolo­gie que ce qui vient d’être dit. Il est évi­dent que, en défini­tive, par­ler à par­tir du théâtre, c’est for­cé­ment par­ler de la réal­ité.

D’une cer­taine manière, il y a le prob­lème de ne pas pou­voir con­stru­ire une vérité pour la fic­tion.

Finale­ment, FIN DE L’ÉCLIPSE mon­tre peut-être l’im­pos­si­bil­ité de créer une fic­tion.

Sebastiàn Layseka dans FIN DE L'ÉCLIPSE de et mis en scène par Ramòn Griffera, 2007.
Sebastiàn Lay­se­ka dans FIN DE L’ÉCLIPSE de et mis en scène par Ramòn Grif­fera, 2007.

Quelques don­nées sur notre scène nationale

Il y a aujour­d’hui vingt-trois écoles de théâtre uni­ver­si­taire. Cette explo­sion ne sig­ni­fie pas que le pays se soit dévelop­pé. Les répons­es des élèves inter­rogés révè­lent le désir d’é­tudi­er le théâtre pour trou­ver un lieu de man­i­fes­ta­tion per­son­nelle et d’ex­pres­sion (les canaux tra­di­tion­nels comme la reli­gion et la poli­tique one dis­paru).

Nous sommes con­fron­tés à l’ir­rup­tion de toute une écri­t­ure scénique con­tem­po­raine. À San­ti­a­go, il y a un fes­ti­val annuel de dra­maturgie nationale qui récom­pense le lau­réat en met­tant en scène sa pièce. Ces dix dernières années, le fes­ti­val a reçu plus de mille textes inédits dom la majorité des auteurs sont des jeunes de 23 à 30 ans.

Les pro­grammes des théâtres se cen­trent sur la mise en scène des auteurs con­tem­po­rains et nous assis­tons à l’émer­gence de met­teurs en scène, auteurs de leurs pro­pres textes, dom les références ne sont plus celles du cen­tre (Europe, États Unis) mais celles de la scène nationale.

Ce n’est pas que l’Oc­ci­dent ait cessé d’être source d’in­spi­ra­tion mais la mon­di­al­i­sa­tion n’af­fecte que la cul­ture de marché, pas celle de l’art. L’in­flu­ence de la dra­maturgie inter­na­tionale s’est dis­sipée.

L’Oc­ci­dent ne pro­pose plus d’u­topies col­lec­tives et n’a donc plus, comme par le passé, de représen­tants artis­tiques por­teurs d’un mil­i­tan­tisme artis­tique inter­na­tion­al (formes scéniques de l’idéolo­gie).

Il est fort pos­si­ble que le déclin des mod­èles idéologiques ait con­duit au déclin des mod­èles artis­tiques. C’est ain­si que la « vérité » de la représen­ta­tion est dev­enue schiz­o­phrénique, à moins qu’elle ne se trou­ve entre les mains de chaque créa­teur. Cha­cun pour­ra voir s’il arrive à con­vo­quer les émo­tions de son ter­ri­toire et à révéler de nou­veaux savoirs sur la con­struc­tion de nos itinéraires. Il n’y a pas de lib­erté d’ex­pres­sion sans la dif­fu­sion. Aujour­d’hui, au Chili, la créa­tion scénique se trou­ve con­fron­tée au prob­lème de sa dif­fu­sion. Il y a des créa­teurs et du pub­lic mais les médias se cen­trent sur la dif­fu­sion de la cul­ture glob­al­isée, des fig­ures médi­a­tiques télévi­suelles, de la cul­ture de marché ou du théâtre de marché.

La dif­fi­culté de faire exis­ter les pièces de théâtre est liée à une dif­fu­sion nulle ou min­ime. Bon nom­bre de créa­tions sont à la mer­ci de leur dif­fu­sion. Cette nou­velle cul­ture médi­a­tique décon­necte le pub­lic, non seule­ment des créa­tions con­tem­po­raines, mais aus­si d’un pat­ri­moine cul­turel qui se dis­sipe peu à peu. C’est pour cela que, à mon sens, la lib­erté d’ex­pres­sion cesse d’ex­is­ter lorsqu’elle est coupée de la dif­fu­sion. On est face à une sit­u­a­tion de cen­sure démoc­ra­tique où la lib­erté édi­to­ri­ale fait fi des devoirs éthiques et où les moyens économiques néces­saires à une véri­ta­ble dif­fu­sion devraient être les mêmes que ceux qu’emploie le mar­ket­ing.

C’est dans ce con­texte que la créa­tion scénique, au Chili, rede­vient un lieu de résis­tance et oeu­vre comme un anti­corps con­tre la mon­di­al­i­sa­tion et les dis­cours fic­tion­nels.

  1. Extrait du texte FIN DE L’ÉCLIPSE de R. Grif­fera. ↩︎
  2. CINÉMA-UTOPPIA, Press­es Uni­ver­sir­aires du Mirail, Toulouse, France. ↩︎
Non classé
3
Partager
auteur
Écrit par Ramón Griffera
Ramón Grif­fera est directeur et pro­fesseur à l’école de théâtre de l’U­ni­ver­sité ARCIS. Ses œuvres et ses essais...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
#96 – 97
mai 2025

Théâtre au Chili

20 Déc 2007 — EN 1996, un groupe de neuf amis décide de descendre dans la rue et d'y faire du théâtre et choisit…

EN 1996, un groupe de neuf amis décide de descen­dre dans la rue et d’y faire du théâtre…

Par América Molina Burgos
Précédent
18 Déc 2007 — BERNARD DEBROUX: Si le théâtre est un art collectif, l'écriture est un exercice plus solitaire, plus singulier et donc ici,…

BERNARD DEBROUX : Si le théâtre est un art col­lec­tif, l’écri­t­ure est un exer­ci­ce plus soli­taire, plus sin­guli­er et donc ici, pour AMARRADOS AL VIENTO VOUS VOUS êtes engagés dans une expéri­ence d’écri­t­ure croisée. Était-ce un…

Par Bernard Debroux et Daniel Cordova
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total