Contexte du projet théâtral
POUR UNE APPROCHE du Teatro del Silencio, il faut évoquer la mise en échec institutionnelle et la restauration postérieure de la vie démocratique ; il faut accepter que la géographie du pays s’est modifiée irréversiblement avec la diaspora forcée à laquelle la dictature a donné lieu.
Pendant dix-sept ans, les Chiliens exilés pour activités politiques directes ont été rejoints par ceux gui ont abandonné le pays afin de vivre loin de la barbarie et d’exercer une citoyenneté gui, de par leur éducation, était sentie comme un modèle social auquel ils ne pouvaient renoncer.
Parallèlement, pendant les années 1980, la fiction économique élaborée par la dictature s’effrite et le déclin généralisé engendre une cessation d’activités gui va pousser des centaines de Chiliens vers de nouveaux horizons.
Le pays n’a pas été suffisamment fort pour récupérer cette masse de citoyens gui ont commencé à prendre racine ailleurs. Le retour est impossible pour certains qui ne voient pas comment le pays pourrait leur garantir ce qu’ils ont acquis dans d’autres lieux, où ils ont payé cher le fait de tout recommencer à zéro. Ceux gui ont réussi, et ils sont nombreux, à trouver leur place dans leur nouveau pays et à y apporter quelque chose d’eux-mêmes, ont du mal à envisager le retour. Nous pouvons affirmer, à la suite de ce gui vient d’être exposé, que, depuis les années 1990, il faut annexer à la« longue et étroite frange de terre » sur laquelle s’est cristallisée la République du Chili, d’immenses espaces où se sont installés des milliers de Chiliens gui vivent en se sentant appartenir à deux univers.
Le Teatro del Silencio s’inscrit dans cette logique. Il fait son apparition grâce aux apports chiliens et français relatifs aux aides institutionnelles, à la culture théâtrale, à la nationalité de ses membres, et même aux lieux de créations (cinq pièces au Chili et huit en France).
La poétique de ce groupe est l’héritière d’une génération promue, d’une part, par Étienne Decroux et sa technique du mime corporel dramatique, et, d’autre part, par Marcel Marceau et les techniques du mime lyrique. Mais il faut souligner que ces influences ne sont pas adoptées lorsque le directeur du Teatro del Silencio arrive à Paris (1981); elles proviennent du travail de mime du Chilien Enrique Noisvander.
Ajoutons que les moyens de production et de création du Teatrodel Silenciosont étroitement liés aux enseignements d’Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil, véritable école de vie et d’art gui a permis la rencontre du théâtre chilien et du théâtre ‚français dans des pièces fondamentales de notre groupe.
Pour ce gui est de l’appartenance de ses membres à deux univers, il faut savoir que le groupe a gardé, tout au long de ses dix-huit ans d’activité ininterrompue, le même directeur et une partie de l’équipe gui, de retour au Chili, ont mis en place des activités à Santiago, à Valparaiso et à La Ligua. Si l’on ajoute à cela la prise en charge d’ateliers, animés gratuitement et destinés à des centaines de jeunes acteurs, on voit bien à quel point le Teatro del Silencio dialogue avec la création locale.
Quand on se penche sur la présence de ce groupe dans les circuits artistiques, on se rend compte que ceux-ci adoptent des modalités de gestion dont les caractéristiques sont proches de celles mises en place par la France dans la deuxième partie du XXe siècle. La volonté de décentraliser la production de biens culturels constitue une des préoccupation de l’actuel gouvernement chilien. Au Chili, le Teatro del Silencio, avec l’appui de la Dirac1 et le Fondart2, a privilégié le travail dans des lieux périphériques, voire des espaces marginaux institutionnalisés pendant la résistance : GARGANTUA (1988) et NANAQUI( 1997) voient le jour à Valparaiso. TRANSFUSIÔN(1990) est créé à l’Université du Chili. La pièce MALASANGRE (La Rage3) ( 1991) est présentée au Garage de Matucama, épicentre de la résistance culturelle à la fin des années 1980 et PURGATORIO (Purgatoire) ( 2005 ), gui opère le passage du théâtre de rue au théâtre en salle, est donné au Centre culturel Matucana 100, un des espaces artistiques les plus attrayants et les moins conventionnels du Santiago de Chile d’aujourd’hui. Parallèlement, le groupe a développé une activité artistique en Europe depuis 1999, dans la ville d’Aurillac, avec le soutien de la ville, du Ministère de la Culture et de la Communication et de la Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Auvergne. Cette vocation pour la décentralisation a été renforcée par une activité artistique, depuis 1998, à la périphérie espagnole, en Estrémadure, essentiellement avec KARLIKDANZA ( co-création de trois pièces).
Les débuts et les codes de création
L’aventure du Teatro del Silencio, comme compagnie a commencé dans un atelier de théâtre animé par Mauricio Celedón en 1986, pendant sa résidence à Valparaiso, dans les dépendances de l’Institut Culturel chileno-français, dom le siège a été déplacé de Valparaiso à Vifia del Mar.
Dans les dépendances inhabitées de l’Institut, l’équipe de cet atelier, gui assurait des activités dont la publicité était interdite dans la rue et dans la presse, a contacté des étudiants et des artistes professionnels de Valparaiso et de Santiago. Le nombre de candidatures était impressionnant. À la suite d’une audition, une vingtaine d’artistes du monde théâtral, de la danse et des arts visuels ont été retenus. Après deux semaines intenses de travail, ils ont réalisé la performance intitulée BALAYER, BALAYER, ET FINIR PAR LES BALAYER4 : une colonne de personnages entièrement habillés et maquillés en blanc sortaient de la maison du poète El Moro et réalisaient une chorégraphie inspirée de l’alphabet corporel de Decroux, à l’aide de balais et de leurs corps. Ils descendaient les marches gui mènent au pied de la Subida Ecuador. À l’intérieur du chantier prévu pour l’agrandissement du bar Agua de vida, la colonne se réunissait pour travailler dans une grande mare de boue. L’espace du public n’était pas délimité ; c’est seulement l’action du groupe gui définissait l’espace scénique immédiat. L’architecture, la ville et l’histoire du moment complétaient la proposition théâtrale.
Deux ans après la performance, la compagnie a créé GARGANTUA (1988), mimodrame en un acte, inspiré de l’œuvre GARGATUA et PANTAGRUEL de François Rabelais. Ce travail a donné lieu à des retrouvailles avec Mauricio Celedòn et une partie des membres de l’atelier dont nous avons parlé. Ils ont décidé de mettre en place un autre atelier pour 1989 avec une capacité d’accueil de deux cents élèves.