Marginalités et identités dans la TRILOGIE TESTIMONIALE du Teatro La Memoria et la TRILOGIE LA PATRIE du Teatro La Provincia, Santiago de Chile:une approche comparative*

Marginalités et identités dans la TRILOGIE TESTIMONIALE du Teatro La Memoria et la TRILOGIE LA PATRIE du Teatro La Provincia, Santiago de Chile:une approche comparative*

Le 26 Déc 2007
Rodrigo Pérez, Alfredo Castro et Amparo Noguera, dans LA MANZANA DE ADÀN d'après Claudia Donoso et Paz Erràzuriz, mise en scène Alfredo Castro. Teatro La Memoria
Rodrigo Pérez, Alfredo Castro et Amparo Noguera, dans LA MANZANA DE ADÀN d'après Claudia Donoso et Paz Erràzuriz, mise en scène Alfredo Castro. Teatro La Memoria

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Rodrigo Pérez, Alfredo Castro et Amparo Noguera, dans LA MANZANA DE ADÀN d'après Claudia Donoso et Paz Erràzuriz, mise en scène Alfredo Castro. Teatro La Memoria
Rodrigo Pérez, Alfredo Castro et Amparo Noguera, dans LA MANZANA DE ADÀN d'après Claudia Donoso et Paz Erràzuriz, mise en scène Alfredo Castro. Teatro La Memoria
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
96 – 97
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* Cet arti­cle reprend les pro­pos de mes arti­cles sur la TRILOGIE TESTIMONIALE et sur la TRILOGIE LA PATRIE, pub­liés en espag­nol. Voir : Lagos de Kas­sai, M. Soledad, « Teatro La Memo­ria : hacia una poéti­ca de la mar­gin­al­i­dad en el teatro chileno de los noven­ta„, dans Revista Apuntes n° 112, San­ti­a­go de Chile 1997, p. 104 – 114.

IL EST IMPOSSIBLE de faire une com­para­i­son entre deux trilo­gies qui ont eu un impact con­séquent dans le milieu théâ­tral nation­al sans pass­er par des pré­ci­sions his­tori­co-socio-politi­co-cul­turelles. Le con­texte dans lequel toutes deux ont sur­gi est évidem­ment dif­férent : la pre­mière est une réac­tion à une longue péri­ode autori­taire pen­dant les pre­mières années de la « redé­moc­ra­ti­sa­tion » du Chili ; la deux­ième, une cri­tique du défaut de mémoire après quinze années de « redé­moc­ra­ti­sa­tion ».

Mal­gré le soulage­ment que représen­ta pour de vastes secteurs de la pop­u­la­tion le fait de pou­voir s’ex­primer en pub­lic sans crain­dre d’être empris­on­né, tor­turé ou porté dis­paru, les pre­mières années de mise en place d’une nou­velle forme de démoc­ra­tie étaient tou­jours empreintes des séquelles du ter­ror­isme d’é­tat exer­cé pen­dant la longue péri­ode du régime autori­taire d’Au­gus­ta Pinochet.

Dix-sept ans plus tard, dans le con­texte d’un pays qui se perçoit comme mod­erne, avec des indices élevés de crois­sance économique et un pou­voir d’achat plus impor­tant pour les secteurs exclus aupar­a­vant de la sphère de la con­som­ma­tion, les prob­lèmes ont changé. La cri­tique sociale s’en prend main­tenant à l’iné­gal­ité devant l’ac­cès à l’é­d­u­ca­tion, à la san­té et à la jus­tice.

D’autre part, on remar­que un malaise général par­mi les jeunes, qui se ren­dent compte que le sys­tème poli­tique assure la con­ti­nu­ité du mod­èle économique hérité du gou­verne­ment mil­i­taire, mod­èle qui a mod­i­fié toutes les sphères de la société. Le pour­cent­age élevé de jeunes qui ne sont pas inscrits sur les listes élec­torales révèle un tel malaise. Ne pas s’in­scrire sur les listes élec­torales, j’en suis con­va­in­cue, ne con­stitue nulle­ment un sen­ti­ment d’in­dif­férence, comme on a cou­tume de le dire, mais bel et bien une prise de posi­tion active. Depuis la « redé­moc­ra­ti­sa­tion », il n’y a pas eu non plus une ferme volon­té poli­tique, toutes ten­dances par­lemen­taires con­fon­dues, de réformer la Con­sti­tu­tion de 1980 qui con­tin­ue de régle­menter la vie sociale de tous les Chiliens.

S’il est vrai que le qua­trième gou­verne­ment de la Con­certación, présidé par Michelle Bachelet, a intro­duit une dimen­sion plus sociale et que, en 2006, il a envoyé au par­lement une propo­si­tion de réforme du sys­tème binom­i­nal, sous lequel sont élus les représen­tants de la Cham­bre des Députés, le Sénat, les maires et les con­seillers munic­i­paux — propo­si­tion rejetée par les par­tis de la Con­certación et de l’op­po­si­tion qui a motivé l’élab­o­ra­tion d’une nou­velle propo­si­tion le 5 avril 2007 -, les prob­lèmes que pose la mise en marche d’un nou­veau sys­tème de trans­port pub­lic — Transan­ti­a­go -, ont débouché sur un mécon­tente­ment général­isé, par­ti­c­ulière­ment dans les secteurs les plus défa­vorisés qui sen­tent que leurs reven­di­ca­tions et leurs besoins ne sont pas sat­is­faits. Le sys­tème de trans­port con­stituera, de toute évi­dence, une réforme très pos­i­tive à long terme, mais pour le moment les médias soulig­nent essen­tielle­ment ses défauts. Il en va de même pour la propo­si­tion de réforme de l’é­d­u­ca­tion déposée par le gou­verne­ment au Par­lement en avril 2007, qui est présen­tée par les médias comme une erreur aux graves con­séquences pour l’avenir.

Les par­tis de l’op­po­si­tion essaient de don­ner une image d’u­nité pour cri­ti­quer le désor­dre qu’ils remar­quent dans la coali­tion gou­verne­men­tale et assur­er qu’ils sont une réelle alter­na­tive gou­verne­men­tale pour les prochaines élec­tions prési­den­tielles de 2009. Avec dif­férents cas de cor­rup­tion, en cours d’in­ves­ti­ga­tion, qui ternissent l’im­age d’un pays qui se dit irréprochable, la décep­tion grandit non seule­ment chez les jeunes mais dans de vastes secteurs de la société. La droite veut s’ap­pro­prier ce vote-sanc­tion pour gag­n­er les prochaines élec­tions munic­i­pales d’oc­to­bre 2008 qui seront déci­sives pour les prési­den­tielles.

Dans les années 80, le théâtre chilien devient un lieu de résis­tance con­tre une sit­u­a­tion de répres­sion et d’in­jus­tice1 . À cette époque émerge une généra­tion de met­teurs en scène qui, à tra­vers de nou­veaux lan­gages scéniques cen­trés sur le rôle de la mise en scène, ren­dent compte de leur analyse sociale en priv­ilé­giant une esthé­tique qui leur est pro­pre2. Si les grands thèmes de l’écri­t­ure dra­ma­tique au Chili demeurent les mêmes — la mar­gin­al­ité entre autres‑, le traite­ment de ces thèmes ne sig­ni­fie pas une dénon­ci­a­tion frontale, mais une recherche autour de la com­plex­ité du phénomène social qui est mon­tré sur scène. De nou­veaux espaces non-théâ­traux accueil­lent cette recherche : maisons, hangars ou usines. C’est aus­si l’époque où le théâtre de rue con­naît une pop­u­lar­ité inhab­ituelle3.

La mar­gin­al­ité et l’i­den­tité sont les deux faces d’une même pièce : les années 80 ont été un champ d’ob­ser­va­tion et de recherche autour de ces deux thèmes. Les met­teurs en scène Alfre­do Cas­tro ( Teatro La Memo­ria) et Rodri­go Pérez ( Teatro La Provin­cia) sont plus que des com­pagnons de voy­ages dans la recherche esthé­tique et éthique. Pérez a été et con­tin­ue d’être acteur au Teatro La Memo­ria : il a par­ticipé comme inter­prète dans la TRILOGÍA TESTIMONIAL, ain­si que dans MANO DE OBRA (Main-d’œu­vre), adap­ta­tion de l’œu­vre éponyme de Diamela Eltit, mise en scène par Alfre­do Cas­tro4. Cepen­dant, il déci­da de créer sa pro­pre com­pag­nie pour réfléchir autour de notre con­flictuelle iden­tité col­lec­tive et indi­vidu­elle.

Dans les années 90, le théâtre con­tin­ue de s’in­téress­er au prob­lème de la mar­gin­al­ité5, mais l’abor­de en se bas­ant sur les travaux de recherche des met­teurs en scènes plutôt que sur des textes dra­ma­tiques, ampli­fi­ant ain­si les vari­a­tions thé­ma­tiques dans un con­texte socio-politi­co- cul­turel redéfi­ni. On com­mence à explor­er, entre autres thèmes, les zones inter­dites ou som­bres de notre iden­tité indi­vidu­elle et col­lec­tive, les rela­tions de cou­ple, la soli­tude et la détresse émo­tion­nelle des indi­vidus.

Au début des années 2000, le dia­logue inter­cul­turel s’in­ten­si­fie grâce au Fes­ti­val de Dra­maturgie Européenne Con­tem­po­raine qui per­met aux créa­teurs nationaux de con­naître et d’af­fron­ter l’œu­vre de leurs con­tem­po­rains européens. En 2007, le fes­ti­val célèbre sa sep­tième édi­tion et les meilleurs met­teurs en scènes et acteurs chiliens sont invités aux semi-mis­es en scènes et lec­tures drama­tisées. Ce fes­ti­val a eu une influ­ence sur l’écri­t­ure de nou­veaux auteurs issus, presque tous, de la pra­tique théâ­trale et non de la lit­téra­ture. L’in­flu­ence est d’au­tant plus grande qu’il s’ag­it d’au­teurs qui sont apparus à une époque postérieure au trau­ma­tisme de 1973 et qui, dans un monde glob­al­isé, ont des prob­lèmes sim­i­laires à ceux des jeunes de leur généra­tion qui vivent dans des pays apparem­ment très dif­férents du Chili, mais qui parta­gent une cer­taine sen­si­bil­ité com­mune et un regard sans préjugés sur leur société6.

TRILOGÍA TESTIMONIAL — Teatro La Memo­ria

La mar­gin­al­ité présente sur scène dans les années 90 con­stitue un univers d’an­tag­o­nismes explicites ou implicites entre ceux qui appar­ti­en­nent au sys­tème et ceux qui restent en dehors, antag­o­nismes nour­ris de cos­mo­vi­sions qui s’ex­clu­ent mais qui ne se sont pas abor­dées d’un point de vue didac­ti­co-moral­isa­teur.

Les témoignages des per­son­nages des pièces qui com­posent la TRILOGÍA TESTIMONIAL, par exem­ple, sont insérés dans un micro­cosme mar­gin­al­isé qui révèle — l’ex­is­tence d’aspects som­bres ou cachés, tou­jours latents, d’un macro­cosme que l’on appellerait la société.

Dans le cadre du traite­ment du matéri­au qui est à l’o­rig­ine des réflex­ions que je me pro­pose d’ex­pos­er, la mar­gin­al­ité, comme terme mul­ti­di­men­sion­nel, ne ren­voie pas unique­ment à la mar­gin­al­ité sociale, mais aus­si à la mar­gin­al­ité implicite que sup­pose l’emploi du témoignage comme sup­port d’une recherche esthé­tique.

A tra­vers le proces­sus de « par­ler de soi-même », de témoign­er, l’in­di­vidu devient unique, par­ti­c­uli­er. L’i­den­tité indi­vidu­elle s’ac­quiert avec l’aide de l’his­toire per­son­nelle et elle relève plus d’un proces­sus que d’un état. La mémoire, don­née de l’i­den­tité indi­vidu­elle, pré­sup­pose l’ex­is­tence d’une per­son­ne. Les modal­ités du sou­venir ont un spec­tre large qui va de la total­ité à la frag­men­ta­tion. Dans les témoignages, les indi­vidus décrivent l’im­age qu’ils ont de soi et des autres dans un proces­sus mis en œuvre en sit­u­a­tion et en rela­tion avec les autres. En ce sens, le témoignage indi­vidu­el établit une rela­tion dialec­tique avec l’u­nivers nor­matif où il est inséré : la rela­tion entre indi­vidu et société peut aller de l’har­monie à la néga­tion.

Dans la con­struc­tion de l’his­toire d’un groupe, com­prise comme la cohab­i­ta­tion d’his­toires indi­vidu­elles, le témoignage a joué, sans aucun doute, un rôle impor­tant. Cepen­dant, dans la con­struc­tion et per­pé­tu­a­tion d’un cadre référen­tiel cul­turel bien déter­miné — la nation chili­enne -, les bases tes­ti­mo­ni­ales con­sid­érées comme le fonde­ment de l’His­toire n’ont pas été pré­cisé­ment celles de groupes comme les homo­sex­uels, les crim­inels, les fous ou les artistes de cirque. L’acte d’ap­pro­pri­a­tion des témoignages par ces groupes, per­pétré par le Teatro La Memo­ria, con­stitue une sub­ver­sion : ces témoignages, basés sur des recherch­es empiriques, révè­lent ce qu’ils ne dis­ent pas ; la fonc­tion de la parole comme véhicule tes­ti­mo­ni­al sig­nifi­ant ou com­mu­ni­catif est inver­sé. Alfre­do Cas­tro dit : « L’u­til­i­sa­tion du témoignage comme source de créa­tion m’a per­mis de récupér­er un lan­gage qui a été expul­sé de la scène à cause de son pou­voir de révéla­tion et de sa dan­gerosité.7 »

Élé­ments de mar­gin­al­ité dans la TRILOGÍA TESTIMONIAL

Dans les trois pièces qui com­posent la TRILOGÍA TESTIMONIAL, nous nous trou­vons face à des univers de per­son­nages plongés dans des sit­u­a­tions ou des mon­des qui, à pre­mière vue, sont décon­nec­tés du sys­tème dom­i­nant, mais qui con­stituent un tout organique et struc­turé. Ces mon­des se nour­ris­sent de témoignages oraux, com­pilés, élaborés comme matéri­au sym­bol­ique et poé­tique, et, finale­ment, mis en scène. La pré­dom­i­nance d’une struc­ture que l’on appellerait phono­cen­trique8 dans le lan­gage des témoignages priv­ilégie la frag­men­ta­tion, la super­po­si­tion de codes et la mise en relief d’un non-dit. Dans chaque micro­cosme dra­ma­tique, ceux qui exposent leur mar­gin­al­ité sont amenés à cohab­iter, regroupés autour d’un trait com­mun, et livrent leur vision par­ti­c­ulière du monde à par­tir de leur réal­ité. Il y a des con­stantes thé­ma­tiques qui sous-ten­dent cette cos­mo­vi­sion dans la TRILOGÍA:la crainte, la soli­tude comme con­séquence de l’a­ban­don ou de la détresse, la mort, l’omniprésence/ omni­ab­sence de la mère et du père et la prise de con­science de sa pro­pre mar­gin­al­ité. Les pièces ne sont pas déclam­a­toires car elles ne sont pas unique­ment le fait du lan­gage oral. Les lan­gages scéniques employés dans les trois pièces dif­fèrent entre eux : on passe d’une mise en scène basée sur l’é­conomie de signes, où la gestuelle et le corps de l’ac­teur con­stituent l’axe cen­tral (LA MANZANA DE ADÁN, La Pomme d’Adam), à la démesure, à la présence de réseaux sig­nifi­ants poly­va­lents, à l’ex­al­ta­tion de la parole (HISTORIA DE LA SANGRE, His­toire du sang), et on aboutit finale­ment à une réflex­ion méta­physique posée comme un ami-diver­tisse­ment qui se base sur des inter­tex­tu­al­ités et des méta­lan­gages du monde de la magie et des illu­sion­nismes (Los DÍAS TUERTOS, Les Jours borgnes).

LA MANZANA DE ADÁN (La pomme d’Adam): Témoignages de trav­es­tis de pros­ti­tués9.

La jour­nal­iste Clau­dia Donoso et la pho­tographe Paz Errazur­iz pub­lient en 1990 leur livre LA MANZANA DE ADÁN10, une com­pi­la­tion de témoignages de trav­es­tis pros­ti­tués qui, entre 1982 et 1987, ont exer­cé leur méti­er dans les bor­dels « La Palmera » et « La Car­li­na » de San­ti­a­go, et « La J aula » et « La Sota » de Tal­ca. Le Teatro La Memo­ria effectue une sélec­tion par­mi les témoignages com­pilés par Donoso /Errazuriz. Il éla­bore d’abord un texte dra­ma­tique puis un texte scénique forte­ment cen­tré sur le lan­gage cor­porel et gestuel des acteurs11 , avec  un lan­gage dra­ma­tique au con­tenu très sym­bol­ique et poé­tique qui respecte le ton et le reg­istre des témoi- gnages pub­liés. Ce cor­pus tes­ti­mo­ni­al se car­ac­térise par des élé­ments soci­olec­taux et idi­olec­taux qui sont le fait des émet­teurs et non des com­pi­la­tri­ces, lesquelles ne cor­ri­gent ni les chilénismes, ni les vul­gar­ismes, ni les expres­sions orales, ni l’al­ter­nance des gen­res gram­mat­i­caux, pro­pres de la zone où se trou­vent les émet­teurs des énon­cés (zone d’une iden­tité dou­ble­ment divisée)12.

La pièce en un acte LA MANZANA DE ADÁN se con­stru­it autour des témoignages de deux homo­sex­uels, trav­es­tis pros­ti­tués (Leo-Eve­lyn et Keko-Pilar ), de leur mère (Mer­cedes Sier­ra), d’un autre trav­es­ti pros­ti­tué (Leila) et d’un autre homo­sex­uel au passé aris­to­cra­tique (Gas­ton Padil­la) qui sert de lien entre les sit­u­a­tions dra­ma­tiques déclenchées par les témoignages. Les per­son­nages adoptent les car­ac­téris­tiques de la voie directe, à tra­vers des mono­logues qui se car­ac­térisent par la pseu­do-frag­men­ta­tion dis­cur­sive. Ces mono­logues, en fait, artic­u­lent un principe struc­turant trans­gres­sif dont le but est de dévoil­er et de décon­stru­ire un type spé­ci­fique de mar­gin­al­ité.

Dans LA MANZANADE ADÁN (1992), les antag­o­nistes ne se voient pas sur scène ; ils sont presque tou­jours évo­qués à tra­vers la nar­ra­tion de faits qui révè­lent la sit­u­a­tion mar­ginale dans laque­lle vivent les pro­tag­o­nistes (les trav­es­tis). Ces témoignages soulig­nent claire­ment que les antag­o­nistes sont de divers­es natures. Au som­met de la pyra­mide se trou­vent les représen­tants du pou­voir que l’on peut claire­ment iden­ti­fi­er. Ils sont déten­teurs d’un dis­cours oppres­sif et destruc­teur ; ce sont par exem­ple les mil­i­taires, les policiers et les détec­tives :

« Ils en ont tué plusieurs pen­dant le coup d’é­tat. Mar­il­iz, qui était très jolie, et Liz Tay­lor, ils l’ont tuée. C’é­tait à Noël. On a retrou­vé son corps dans la riv­ière Mapoc­ho, entière­ment transper­cé par des coups de baïon­nette. Ce n’é­tait pas des coups de canif, parce que, à l’In­sti­tut Médi­co-légal on nous a dit : « ce ne sont pas des coups de canif, ce sont des coups de baïon­nette »13.

Pablo Schwarz, Paulina Urrutia, Francisco Reyes  et Amparo Noguera, dans HISTORIA DE LA SANGRE de Francesca Lombardo, Rodrigo Pérez et Alfredo Castro, mise en scène Alfredo Castro. Teatro La Memoria.
Pablo Schwarz, Pauli­na Urru­tia, Fran­cis­co Reyes et Amparo Noguera, dans HISTORIA DE LA SANGRE de Francesca Lom­bar­do, Rodri­go Pérez et Alfre­do Cas­tro, mise en scène Alfre­do Cas­tro. Teatro La Memo­ria.

On trou­ve aus­si les représen­tants implicites du pou­voir, incar­nés par les pro­prié­taires des bor­dels où tra­vail­lent les trav­es­tis, par exem­ple, et par les clients qui s’y ren­dent et rémunèrent les ser­vices des trav­es­tis, mais qui n’as­su­ment pas leur pro­pre mar­gin­al­ité d’ho­mo­sex­uels dans un sys­tème qui les dis­crim­ine :

« … Car­li­na n’est pas morte. Elle doit encore racheter beau­coup de péchés … Paty est morte, un trav­es­ti qui était Maître de Céré­monies. Ça fait plus de vingt ans qu’elle était dans ce bor­del et nous avons dû nous cotis­er toutes pour l’en­ter­re­ment. La vieille a fait dire qu’elle n’avait rien à voir là-dedans, qu’on devait s’arranger entre nous. Elle a même pas envoyé une gerbe … »14

« Si je tombe sur un client bien foutu, je me sens bien, je sens le sexe. C’est surtout pas de l’amour… Une fois y en a un qui a sor­ti un revolver. On m’a aus­si men­acée avec des can­i­fs et des couteaux. Ici, nous avons toutes des cica­tri­ces … »15

Un peu plus bas dans la pyra­mide, se trou­vent les déten­teurs d’un dis­cours moral­iste-religieux et de sanc­tion sociale dont les pro­pres mar­gin­aux ne peu­vent échap­per. Dans le cas de LA MANZANA DE ADÁN la mar­gin­al­ité est de nature sex­uelle, mais elle se nour­rit aus­si d’une autop­er­cep­tion de la mar­gin­al­ité :

« Je ne sais pas ce qui est arrivé à Coral. Elle s’est enlevé son maquil­lage et elle est sor­tie dans la rue vers qua­tre heure du matin. Le lende­main, elle est arrivée à dix heures, repen­tie, elle avait sen­ti le poids de la morale. Elle s’est coupé les cheveux et elle les a lais­sés à sa mère pour lui faire com­pren­dre qu’elle s’é­tait retirée de ce milieu. Là, elle a appelé ses amis pédés et elle leur a tout don­né. Elle a dit que le Pape l’avait lais­sée comme ça, qu’elle avait telle­ment écouté le Pape que ça l’a fait réfléchir et qu’elle s’é­tait ren­du compte qu’elle était égarée du droit chemin … »16

HISTORIA DE LA SANGRE (His­toire du sang): Témoignages de crim­inels et de fous17

En amont de la mise en scène, il y a eu un tra­vail de recherche empirique : en 1991, Alfre­do Cas­tro et Rodri­go Pérez (acteur du Teatro­La Memo­ria) font une com­pi­la­tion de témoignages de patients internés dans des clin­iques psy­chi­a­triques et de pris­on­niers con­damnés pour crimes pas­sion­nels. Francesca Lom­bar­do écrit le mono­logue de Rosa Faun­dez, la vendeuse de jour­naux qui en 1923 tua son con­cu­bin par jalousie. Elle le dépeça et dis­per­sa les morceaux dans San­ti­a­go. Le crime de Rosa fit la une des faits-divers à l’époque. Son témoignage est le fil con­duc­teur de la trame.

Les spec­ta­teurs sont con­fron­tés à six témoignages ou mono­logues super­posés qui sont le principe struc­turant du texte scénique. Il s’ag­it des témoignages de Rosa Faun­dez, Isabel la Mapuche, la Chi­ca del Per­al, el Chilen­i­to Bueno, la Gran Bes­tia et le Box­eador. La chi­enne empail­lée par­le de temps en temps et représente la mère cas­tra­trice qui provoque la crainte. Grâce au cos­tume et au maquil­lage, on peut iden­ti­fi­er tous les per­son­nages, par­mi lesquels se trou­ve un pro­to­type con­nu dans la société chili­enne pour avoir com­mis un crime atroce. Rosa est la vendeuse de jour­naux des années 20 ; Isabel, l’indigène qui arrive de l’in­térieur du pays à la cap­i­tale et qui y trou­ve un emploi de serveuse ou de pros­ti­tuée ; la Chi­ca del Per­al est la femme battue qui est dev­enue folle et veut ressem­bler aux chanteuses étrangères des années 50 ou 60 ; le Chilen­i­to Bueno est le serveur de restau­rant attiré par l’héroïsme et qui aurait aimé être jeune pre­mier du ciné­ma mex­i­cain des années 50 ; la Gran Bes­tia est le paysan pro­fondé­ment attaché à la nature qui sat­is­fait son appétit de pos­ses­sion en pra­ti­quant la zoophilie et le Box­eador, Peso Hoja-Mosca-Junior (Poids Pré-Mini-Mouche-Junior), est le boxeur rachi­tique, sous-ali­men­té, d’un pays du tiers-monde, qui ne gag­n­era prob­a­ble­ment jamais un grand com­bat.18

Notre atten­tion est attirée par la très faible inter­ac­tion entre les per­son­nages sur scène, soulignée par divers élé­ments scéno­graphiques. Rosa, par exem­ple, est tou­jours enfer­mée dans sa vit­rine, Isabel ne sort jamais de son espace, séparé des autres par un plas­tique jaune.

Le sang est évo­qué dans cha­cun des réc­its des per­son­nages dont le seul acte héroïque est d’avoir assas­s­iné par amour et d’être acteur de l’His­toire non offi­cielle du pays. L’ab­sence de sang sur scène engen­dre l’hé­mor­ragie de « … notre sang, celui qui stagne et celui qui est déver­sé, et aus­si du sang coag­ulé dans la mémoire. »19

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Écrit par M. Soledad Lagos
Soledad Lagos est chargée de la Ligne Théorique de l’École de Théâtre et coor­di­na­trice du Mag­is­ter en Pédagogie...Plus d'info
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25 Déc 2007 — BERNARD DEBROUX: Comment est née l'idée du Festival Teatro a Mil, qu'est-ce qui a été le point de départ? Carmen…

BERNARD DEBROUX : Com­ment est née l’idée du Fes­ti­val Teatro a Mil, qu’est-ce qui a été le point de départ ? Car­men Romero : Teatro a Mil n’est pas né comme un fes­ti­val dans un pre­mier temps. Per­son­ne…

Par Bernard Debroux et Daniel Cordova
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