Mon métier consiste, en dernier ressort, à entretisser

Mon métier consiste, en dernier ressort, à entretisser

Entretien avec Elizabeth Rodriguez

Le 13 Déc 2007
CUANDO BAILO, BAILO; CUANDO DUERMO, DUERMO, chorégraphie d'Elizabeth Rodríguez.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
96 – 97
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UNE DES CHORÉGRAPHES chili­ennes les plus recon­nues de danse con­tem­po­raine revis­ite le par­cours qu’a suivi sa dis­ci­pline, au Chili, depuis les années 80, péri­ode pen­dant laque­lle elle a mûri un lan­gage qui inter­roge con­stam­ment l’usage du corps, la tech­nique, l’e­space et le temps sur la scène.

Mal­gré l’in­térêt et la recon­nais­sance dont ses choré- gra­phies font l’ob­jet depuis la fin des années 90, Eliz­a­beth Rodr­fguez a été con­trainte de lim­iter sa dernière sai­son de tra­vail à douze représen­ta­tions seule­ment.

Non pas par manque de pub­lic, mais par le manque de disponi­bil­ité de la salle de l’U­ni­ver­sité May­or, où les rares mon­tages de danse indépen­dante doivent altern­er avec le foi­son­nement de pro­duc­tions théâ­trales qui sont à l’af­fiche à San­ti­a­go.

Cette sit­u­a­tion est car­ac­téris­tique de l’é­tat dans lequel se trou­ve la dis­ci­pline au Chili : l’oblig­a­tion de s’adapter à des con­di­tions pas tou­jours prop­ices, et de prof­iter des espaces libres dans une pro­gram­ma­tion sur­chargée.

Comme la plu­part des autres choré­graphes act­ifs dans le pays, pour les répéti­tions du spec­ta­cle Eliz­a­beth Rodr­fguez est trib­u­taire de son agen­da de cours dans les écoles de théâtre et de danse et, tout comme ses pairs, elle finance ses pro­duc­tions avec les apports des fonds de l’É­tat aux­quels tous con­courent annuelle­ment.

Ces heures de tra­vail volées à la nuit, et l’en­gage­ment frater­nel de cinq inter­prètes ont favorisé ses recherch­es sur le lan­gage de la danse grâce aux­quelles elle jouit d’une grande recon­nais­sance. Ces recherch­es se sont cristallisées dans un spec­ta­cle envoû­tant : CUANDO BAILO, BAILO ; CUANDO DUERMO, DUERMO(Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors). L’im­posante struc­ture de la scéno­gra­phie du spec­ta­cle est entre­posée dans une cave après une « mini-sai­son » et, comme à ses débuts, Eliz­a­beth Rodríguez se demande de quelle façon con­tin­uer.

Faute d’un ges­tion­naire au sang-froid (fig­ure rare dans la danse indépen­dante chili­enne), elle n’a pas encore décidé de repren­dre le spec­ta­cle, d’or­gan­is­er une tournée en dehors de la cap­i­tale ou de tout repouss­er jusqu’à nou­v­el ordre. Elle se prend à douter, même quand elle pense au pub­lic majori­taire­ment jeune qui a rem­pli la salle les douze représen­ta­tions, ou aux spec­ta­teurs poten­tiels qui lui ont man­i­festé leur intérêt pour cette réal­i­sa­tion.

La ténac­ité dont elle a fait preuve durant deux décen­nies est vrai­ment remar­quable, mais ni les applau- disse­ments ni les cri­tiques favor­ables qu’elle a reçus n’adoucis­sent sa frus­tra­tion.

« Dans les années 80, la pres­sion mer­can­tile d’au­jour­d’hui n’ex­is­tait pas », analyse-t-elle. « Actuel- lement tout se con­cep­tu­alise et se traduit en coût économique. Tu peux dis­pos­er d’un espace ou d’une salle à par­tir du moment où tu peux en pay­er la loca­tion. »

Eliz­a­beth Rodríguez appar­tient à cette généra­tion de directeurs de danse con­tem­po­raine en vogue, qui, pen­dant la décen­nie 80, se sont for­més, avec la dic­tature mil­i­taire en toile de fond et une moti­va­tion mar­quée par la pos­si­bil­ité de récupér­er des marges de lib­erté pour la créa­tion.

« Aujour­d’hui, si tu veux des ressources pour mon­ter un pro­jet, tu dois con­courir au Fon­dart (Fond Nation­al de Développe­ment Cul­turel et des Arts, dépen­dant du Min­istère de la Cul­ture) et pro­gram­mer les répéti­tions le soir, parce que tout le monde, danseurs et choré­graphes, donne dix mille cours par semaine pour gag­n­er sa vie. Ensuite tu organ­is­es la pre­mière, tu présentes huit ou douze représen­ta­tions et le proces­sus est ter­miné ».

Javier Iba­cache : Le sys­tème chilien n’est-il pas enclin à soutenir des recherch­es ou des com­pag­nies dans le temps ?

Eliz­a­beth Rodriguez : L’É­tat organ­ise des con­cours, mais, dans la pra­tique, tout reste livré aux lois du marché. Il y a là un risque, alors qu’il est néces­saire de pro­mou­voir la con­sti­tu­tion de com­pag­nies à long terme. Main­tenant on donne des ressources aux soi-dis­ant pro­jets Bicen­te­naires (le Chili célèbre 200 ans de son indépen­dance en 2010) et per­son­ne ne s’in­téresse à savoir com­bi­en nous sommes, où nous sommes et sur quoi nous voulons porter notre interêt, nous, les pro­mo­teurs de la danse.

J. I.: Mal­gré cela, peut-on par­ler d’un mou­ve­ment de danse indépen­dant ?

E. R.: Je crois que nous ne sommes pas encore un mou­ve­ment. Il y a beau­coup de gens qui y tra­vail­lent, mais il faut encore ren­forcer les étapes du proces­sus que doit suiv­re toute créa­tion de danse. Ce n’est qu’à par­tir du moment où il y a con­ti­nu­ité et per­ma­nence de la recherche, de la cri­tique et de la dif­fu­sion, qu’on peut par­ler de mou­ve­ment. Les con­di­tions sont juste en train de se met­tre en place. Il existe davan­tage d’é­coles de danse que dans les années 80. Mais un tra­vail de longue haleine reste à faire.

Entre Gra­ham et la restau­ra­tion

On peut suiv­re l’évo­lu­tion de la danse au Chili en suiv­ant la car­rière d’Eliz­a­beth Rodríguez.

Pen­dant la pre­mière par­tie des années 80, elle alter­na ses études d’ingénieur Infor­ma­tique avec des class­es informelles de danse, comme c’é­tait le cas de beau­coup d’in­ter­prètes pro­fes­sion­nels et ama­teurs de l’époque.

« Ma con­nex­ion avec le milieu était mince. J’avais l’habi­tude d’aller au théâtre Ictus où on trou­vait tout un mou­ve­ment artis­tique de résis­tance. Mais la danse de ce temps-là était qua­si inex­is­tante dans ce pays. Les gens tra­vail­laient tous dans leur coin. Invitée par ma sœur, je me suis inscrite par curiosité à des cours de danse pour maigrir … ».

Les uni­ver­sités con­trôlées par les mil­i­taires et les com­pag­nies établies, comme le Bal­let de San­ti­a­go, tour­nant au ralen­ti, les espaces d’ex­pres­sion étaient devenus lim­ités et pré­caires. Les cours qu’elle suiv­ait, après ses études d’ingénieur, dans une salle située en plein cen­tre-ville, l’ont ini­tiée avec rigueur à la tech­nique de Martha Gra­ham.

Le con­texte était très dur : se for­mer aux tech­niques de la danse alors que dehors se déploy­ait la répres­sion poli­cière et que sévis­sait une sévère dépres­sion écono- mique. « C’é­tait un groupe hétérogène et des choses incroy­ables arrivaient. Des employés de bureau y par­tic­i­paient de la même manière que des danseurs pro­fes­sion­nels pos­sé­dant une grande con­nais­sance tech­nique. On voy­ait en eux cette énorme pas­sion pour l’ac­tiv­ité, ça m’a cap­tivée. »

L’isole­ment que vivait le pays se com­pen­sait par de la rigueur. « On par­lait d’une tra­di­tion et d’un lan­gage per­dus. C’est pour cela que nous pas­sions notre temps à regarder et étudi­er, encore et encore, les vidéos de Martha Gra­ham, sa tech­nique et les exi­gences physiques qu’elle impo­sait. »

En ter­mi­nant ses études, Eliz­a­beth Rodr­fguez trans­for­ma son loisir en tra­vail, et elle s’en­gagea bien­tôt dans la scène under­ground qu’on retrou­vait dans le quarti­er de San Diego.

« Je ne pen­sais pas me con­sacr­er à la danse, mais je ne man­quais aucun cours et j’ai rejoint un monde souter­rain impres­sion­nant. J’ai com­mencé à m’émer­veiller et à tomber amoureuse de la danse. Mais m’y con­sacr­er entière­ment était impos­si­ble parce que je savais que je devrais pour cela pren­dre un chemin plus formel : l’É­cole de Danse de l’U­ni­ver­sité du Chili ou encore celui de l’É­cole de Bal­let du Théâtre Munic­i­pal. Et je sen­tais que c’é­tait déjà trop tard pour moi. »

Ses études uni­ver­si­taires ter­minées au milieu des années 80, elle ren­con­tre Patri­cio Bun­ster, choré­graphe célèbre, asso­cié à l’ad­min­is­tra­tion de Sal­vador Allende qui, à ce moment-là, ren­trait d’ex­il avec l’in­ten­tion de relancer un mou­ve­ment de danse à voca­tion ouverte­ment sociale.

« Je me suis dit pourquoi ne pas essay­er, et j’ai com­mencé à me for­mer avec lui, ce qui sig­nifi­ait répéter et se présen­ter immé­di­ate­ment dans les quartiers pop­u­laires, ou durant les man­i­fes­ta­tions poli­tiques. C’é­tait un groupe de gens incroy­ables, leur énergie fai­sait vibr­er. Mais j’ai com­mencé à me sen­tir prise au piège » …

Son dilemme était celui d’une nou­velle généra­tion d’artistes qui se débat­tait entre le chemin de l’ex­péri­men­ta­tion pro­pre et l’en­gage­ment dans la lutte con­tre la dic­tature.

L’ac­tiv­ité se déroulait au Café del Cer­ro, un cen­tre légendaire de réu­nion au sein d’un quarti­er bohème de San­ti­a­go, Bellav­ista, où cir­cu­laient musi­ciens, auteurs com­pos­i­teurs, comé­di­ens et danseurs. « J’y pas­sais toute la journée, en ate­liers de huit heures du matin à minu­it. On tra­vail­lait essen­tielle­ment la tech­nique Leed­er, bien que les ten­ants d’autres styles s’y trou­vaient aus­si. »

C’est dans ce con­texte qu’elle ren­con­tra ceux qui deviendraient les pre­miers choré­graphes de danse indépen­dante de la nou­velle généra­tion : Nel­son Avilés et Nuri Gutes (ini­ti­a­teurs de la com­pag­nie Andan­zas), et bien d’autres. « Je me rap­pelle avoir dan­sé avec Luis Eduar­do Arane­da devant cinq mille per­son­nes en silence dans le Esta­dio Chile, accom­pa­g­nant un acte poli­tique, pen­dant que la police attendait dehors. Il est indé­ni­able que des expéri­ences comme celles-ci te mar­quent et te font mûrir. »

L’in­térêt pour dot­er les spec­ta­cles de con­tenu social a con­trasté avec le mou­ve­ment émer­gent, plus enclin à la recherche de lan­gages, et le groupe de jeunes choré­graphes prit de la dis­tance par rap­port à Patri­cio Bun­ster, qui à son tour avait for­mé l’É­cole de Danse Espi­ral.

« Beau­coup d’en­tre nous avons eu, au début, un dou­ble mil­i­tan­tisme, puis d’autres ont aban­don­né l’É­cole Espi­ral ». Eliz­a­beth Rodr­fguez gagna son autonomie en tant qu’in­ter­prète de la com­pag­nie Andan­zas, mais « d’autres regards sont apparus et nous nous sommes ren­du compte que la danse pou­vait cou­vrir d’autres domaines. Mais je ne suis pas par­tie immé­di­ate­ment vers les directeurs indépen­dants, parce que je sen­tais encore le besoin de mieux me for­mer ».

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Écrit par Javier Ibacache
Javier Iba­cache est cri­tique de théâtre et de danse au quo­ti­di­en La Segun­da, San­ti­a­go du Chili, et à...Plus d'info
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