Pour un théâtre de poésie et d’images
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Pour un théâtre de poésie et d’images

Entretien avec Jaime Lorca

Le 21 Déc 2007
Teresita Iacobelli et Jaime Lorca dans GULLIVER EL HOMBRE MONTAÑA, librement adapté du roman LES VOYAGES DE GULLIVER de Jonathan Swift. Adaptation et mise en scène Jaime Lorca. Texte Pablo Jerez. Photo Claudio Pérez.
Teresita Iacobelli et Jaime Lorca dans GULLIVER EL HOMBRE MONTAÑA, librement adapté du roman LES VOYAGES DE GULLIVER de Jonathan Swift. Adaptation et mise en scène Jaime Lorca. Texte Pablo Jerez. Photo Claudio Pérez.
Teresita Iacobelli et Jaime Lorca dans GULLIVER EL HOMBRE MONTAÑA, librement adapté du roman LES VOYAGES DE GULLIVER de Jonathan Swift. Adaptation et mise en scène Jaime Lorca. Texte Pablo Jerez. Photo Claudio Pérez.
Teresita Iacobelli et Jaime Lorca dans GULLIVER EL HOMBRE MONTAÑA, librement adapté du roman LES VOYAGES DE GULLIVER de Jonathan Swift. Adaptation et mise en scène Jaime Lorca. Texte Pablo Jerez. Photo Claudio Pérez.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
96 – 97
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BERNARD DEBROUX : Com­ment ton par­cours théâ­tral a‑t-il débuté ?

Jaime Lor­ca : Je suis tombé dans le théâtre par hasard. Quand j’ai quit­té l’é­cole sec­ondaire, j’ai étudié la philoso­phie. Ensuite je voulais étudi­er la soci­olo­gie, mais la fac­ulté de soci­olo­gie était fer­mée ( je par­le de l’époque de la dic­tature). Je me suis dit alors, j’avais 21 ans, que j’al­lais étudi­er le théâtre. Je n’avais vu que deux spec­ta­cles de théâtre jusqu’alors ! Mais je me suis rat­trapé ensuite, j’al­lais au théâtre presque tous les jours, j’ai beau­coup lu ; j’é­tais émer­veil­lé. C’é­tait en 1981, ma vie a été boulever­sée par la con­nais­sance du théâtre. Mais à l’u­ni­ver­sité catholique du Chili à cette époque, l’en­seigne­ment était très lim­ité. On igno­rait Brecht, Antonin Artaud … L’en­seigne­ment était très tra­di­tion­nel. Alors, en sor­tant de l’é­cole nous nous sommes dit avec Juan Car­los Zagal et Lau­ra Pis­saro que, puisque nous ne con­nais­sions pas beau­coup de choses et que nous avions envie d’en­tr­er dans le monde du théâtre pas seule­ment en tant que comé­di­ens mais aus­si comme scéno­graphe, écrivain, éclairag­iste, que nous devions envis­ager le théâtre dans sa total­ité. Nous avons étudié dans une école de théâtre qui don­nait beau­coup d’im­por­tance aux textes et pas du tout à l’im­age. Nous étions très influ­encé par le ciné­ma, la bande dess­inée, les vidéo-clips … Nous avions envie de trou­ver la poésie dans les images, pas seule­ment dans les textes, nous aimions tra­vailler sur la métaphore des images. Nos pre­miers spec­ta­cles furent un échec com­plet. Un jour, nous avons même joué pour deux spec­ta­tri­ces seule­ment, deux dames âgées qui étaient venues et que nous n’avions pas voulu décevoir. Après ce pre­mier spec­ta­cle réal­isé avec des moyens très pau­vres (un rideau, une échelle), nous avons com­mencé la recherche d’im­ages à par­tir de textes de la lit­téra­ture, de romans. Ça nous a don­né plus de lib­erté pour créer notre pro­pre univers. Lorsque nous avons tra­vail­lé sur un spec­ta­cle qui relatait la décou­verte d’un con­ti­nent par un explo­rateur, nous avons dû imag­in­er la mer, les bateaux, tout cela avec des moyens pro­pre­ment théâ­traux. Nous avons tra­vail­lé avec un scéno­graphe pour qu’avec un seul objet (un fau­teuil à bas­cule) nous puis­sions représen­ter un château espag­nol, un navire ou le mou­ve­ment de la mer … Le décor pour nous n’est pas un décor, c’est le monde qui habite les per­son­nages. Nous étions trois sur scène, mais le décor était comme un qua­trième per­son­nage. Nous ne voulions pas de décor réal­iste, pau­vre en images.

Ensuite nous avons créé PINOCCHIO, spec­ta­cle très impor­tant car il nous a per­mis de sur­vivre économique­ment et de tra­vailler seule­ment au théâtre. Il nous a per­mis aus­si de sor­tir, d’aller en Colom­bie, puis à Madrid. C’é­tait notre pre­mier voy­age, en 1991. Depuis ce moment, nous n’avons pas arrêté de voy­ager, d’aller à la ren­con­tre de théâtres dif­férents, de tech­niques dif­férentes. C’est la chance que nous avons eue. C’é­tait aus­si le retour de la démoc­ra­tie. Le théâtre était très faible, très dif­férent de ce qui se passe aujour­d’hui où l’on voit une renais­sance du théâtre. Je crois que si nous étions restés au Chili, jamais nous n’au­ri­ons pu faire ce que nous avons fait avec La Trop­pa. Nous avons appris, surtout en France, l’ar­ti­sanat du théâtre. C’est ce que nous faisons … l’art du théâtre sans doute, mais aus­si l’ar­ti­sanat … La scéno­gra­phie, les lumières, la régie, l’ap­pren­tis­sage d’un méti­er. ..

B. D.: C’est à par­tir de PINOCCHIO que vous avez vrai­ment pris votre envol. Com­ment expli­quer ce suc­cès ?

J. L.: Oui, ce spec­ta­cle a fait une qua­si-una­nim­ité. C’est à cette occa­sion que nous avons rebap­tisé la com­pag­nie (aupar­a­vant elle s’ap­pelait Los QUENON ESTABAN MUERTOS, Ceux qui n’é­taient pas morts). C’est un spec­ta­cle opti­miste, sim­ple, direct. Je crois aus­si que nous avons bien com­pris l’é­tat d’e­sprit des Chiliens à ce moment-là. Nous étions en train de sor­tir de la grande nuit et nous avions besoin d’un peu d’e­spoir. On avait envie de rire, de se recon­naître un peu plus aimable …

Il y avait aus­si un décor très par­ti­c­uli­er : une pince à linge qui tour­nait, changeait de posi­tion : très sim­ple mais très effi­cace. Après cela, nous avons fait un spec­ta­cle inspiré d’un roman de Boris Vian, LE LOUP-GAROU. Nous l’avons appelé LOBO (Loup) et nous l’avons situé à San­ti­a­go à la fin du XXe siè­cle, c’é­tait un spec­ta­cle très « pop/ rock », très visuel, une esthé­tique de vidéo-clip, avec la présence du métro de San­ti­a­go. Ce spec­ta­cle a beau­coup impres­sion­né les jeunes, qui, encore aujour­d’hui, se le rap­pel­lent et m’en par­lent. C’é­tait un spec­ta­cle ambitieux, rad­i­cal et sans con­ces­sions. Après, nous avons tra­ver­sé une crise. Nous fai­sions beau­coup de spec­ta­cles pour la jeunesse et les écoles pour pou­voir sur­vivre. C’est en pleine crise que nous avons créé GEMELOS. Ce fut un vrai cadeau qui nous a ouvert les portes en France. Nous avons été invité au fes­ti­val d’Av­i­gnon 1999 et nous avons trou­vé notre pub­lic. Avant GEMELOS, nous avions une bonne répu­ta­tion mais dans un cer­cle lim­ité.

La recon­nais­sance de l’Eu­rope a été un élé­ment déclencheur dans notre recon­nais­sance au Chili.

Après douze années de tra­vail, nous n’avions pas un véri­ta­ble pub­lic. Il est arrivé avec le suc­cès de GEMELOS. Nous l’avons tourné beau­coup, partout dans le monde, peut-être un peu trop car nous n’avons plus créé autre chose. Nous jouions le spec­ta­cle plus de deux cents fois par an. Nous n’avions plus d’én­ergie pour répéter et inven­ter autre chose. Notre école, ce fut La Trop­pa : dix- huit ans de tra­vail pour appren­dre le méti­er.

B. D.: Il y avait une volon­té de suiv­re cha­cun une voie qui lui soit pro­pre ?

J. L.: Oui, après ce temps d’ap­pren­tis­sage en com­mun, nous avions envie de dire quelque chose d’in­di­vidu­el, de per­son­nel.

Daniel Cor­do­va : Au Cana­da, quand une troupe fait un tra­vail comme le vôtre, pop­u­laire, uni­versel, ce spec­ta­cle est dou­blé en deux ou trois langues et présen­té avec des équipes d’ac­teurs dif­férents. C’est le pas­sage d’une démarche arti­sanale en une démarche d’en­tre­prise. Avec GEMELOS, on aurait très bien pu imag­in­er une car­rière de ce type, comme à Broad­way où on joue des spec­ta­cles pen­dant vingt ans !

J. L.: Moi, ça ne m’in­téresse pas. Je n’ai pas l’én­ergie pour dévelop­per ce type de pro­jets …

D. C.: Il y a donc quelque chose de plus vital … qui vous ani­me. Vous tra­vaillez pour ren­dre compte de votre per­cep­tion du monde d’au­jour­d’hui.

J. L.: Quand nous avons com­mencé avec notre com­pag­nie, nous étions en pleine dic­tature. Le théâtre était un peu une excuse. Faire du théâtre, c’é­tait comme créer notre petite république. Nous viv­ions dans un monde à part. Un petit par­adis, un monde mer­veilleux pour résis­ter. Nous avions notre pro­pre économie, tout à fait en « noir », nous viv­ions en dehors des règles, c’é­tait le seul moyen de tra­vailler sous une dic­tature. Nous étions en résis­tance, nous ne prof­i­tions pas de l’estab­lish­ment, nous étions alter­nat­ifs. Avec le retour de la démoc­ra­tie, nous avons con­tin­ué à tra­vailler de cette manière. Nous avons changé notre mode de pro­duc­tion seule­ment pour le dernier spec­ta­cle. C’é­tait une copro­duc­tion avec la mai­son de la cul­ture du Havre, une pro­duc­tion tout à fait à la française.

B. D.: Et pour­tant, toi, tu voulais revenir à un mode de pro­duc­tion plus arti­sanal ?

J. L.: Non, ces moments mer­veilleux ne peu­vent être vécus qu’une fois dans une vie. Je n’ai pas envie de recom­mencer cela, d’ailleurs ce n’est pas repro­ductible. Aujour­d’hui je tra­vaille avec des jeunes, je leur trans­mets ma méth­ode que j’ai acquise par l’ex­péri­ence. Je prof­ite aus­si de leur approche, très dif­férente de la nôtre. La jeune généra­tion des comé­di­ens chiliens est extra­or­di­naire. Nous, nous étions ten­dus, raides, eux ils sont beau­coup plus sou­ples, com­plète­ment disponibles, flex­i­bles, mal­léables à dif­férentes tech­niques et esthé­tiques. Ils sont beau­coup plus cul­tivés. Nous n’avions pas de livres, pas de théâtres à voir, pas de films. Eux ont pu être ouvert sur le monde. Nous, nous étions enfer­més dans une nuit. Quand nous répé­tions GEMELOS, il nous est arrivé plusieurs fois de pleur­er. Quand nous l’avons créée le 15 jan­vi­er 1999, nous l’avons jouée avec méfi­ance et dis­tance. Les masques étaient une défense pour ne pas laiss­er transparaître trop l’é­mo­tion.

Teresita Iacobelli et Jaime Lorca dans GULLIVER EL HOMBRE MONTAÑA, librement adapté du roman LES VOYAGES DE GULLIVER de Jonathan Swift. Adaptation et mise en scène Jaime Lorca. Texte Pablo Jerez.  Photo Claudio Pérez.
Tere­si­ta Iaco­bel­li et Jaime Lor­ca dans GULLIVER EL HOMBRE MONTAÑA, libre­ment adap­té du roman LES VOYAGES DE GULLIVER de Jonathan Swift. Adap­ta­tion et mise en scène Jaime Lor­ca. Texte Pablo Jerez. Pho­to Clau­dio Pérez.

LA TROPPA, ou la troupe, est un terme qui s’ap­plique aus­si bien à une armée qu’à une bande d’ac­teurs. De fait, la com­pag­nie de Jaime Lor­ca, Lau­ra Pizarro et Juan Car­los Zagal a été fondée à San­ti­a­go du temps de la dic­tature mil­i­taire. Com­pagnons d’é­tudes à l’É­cole de Théâtre de l’U­ni­ver­sité Catholique du Chili au début des années 80, leur asso­ci­a­tion s’ap­pela d’abord Los que no esta­ban muer­tos (Ceux qui n’é­taient pas morts). L’ex­pres­sion désig­nait à leurs yeux leur généra­tion, celle des Chiliens pour qui la démoc­ra­tie n’é­tait qu’un sou­venir d’en­fance, et qui, par­venant à l’âge adulte, se débat­taient dans l’é­touf­fant cli­mat répres­sif imposé par la junte. En 1987, leur pre­mière créa­tion col­lec­tive, EL SANTO PATRONO, ne met aucun corps en scène : à eux trois, ils manip­u­lent sim­ple­ment un escalier et quelques cubes noirs De cette expéri­ence, ils sor­tent con­va­in­cus qu’il leur faut se remet­tre eux-mêmes en jeu en tant qu’ac­teurs, quitte à se rebeller con­tre une cer­taine con­cep­tion du « théâtre pau­vre » inculquée à l’u­ni­ver­sité. Se procla­mant désor­mais « sans maîtres », le trio décide de pren­dre en main lui-même sa for­ma­tion, à la recherche d’un théâtre « qui nous plaise, nous émeuve, nous pas­sionne, nous amuse ». Un an plus tard, avec SALMON-VUDU (qui racon­te la quête par un mys­tique espag­nol d’un con­ti­nent per­du où se situe le par­adis), ils trans­for­ment une grande chaise à bas­cule en galion voguant dans les tem­pêtes entre Europe et Amérique et appren­nent à cette occa­sion une leçon qu’ils oublieront plus : l’ac­ces­soire, action­né, trans­for­mé, poétisé, s’il fait corps avec l’ac­teur et le pousse à pren­dre des risques, est source de magie dra­ma­tique et visuelle. Après ces deux créa­tions col­lec­tives, EL RAP DEL QUIJOTE mar­que en 1989 leur pre­mière ten­ta­tive d’adap­ta­tion d’un texte lit­téraire Dans les années 90, dès le retour à la démoc­ra­tie, la petite bande ne tarde pas à se rebap­tis­er La Trop­pa. Le nou­veau nom de cette « trouppe », avec sa let­tre de trop qui fait dis­crète­ment dérap­er le mot vers l’i­tal­ien (« la trop­pa » ou « l’ex­ces­sive »), main­tient l’al­lu­sion au régime mil­i­taire et sa mise à dis­tance, tout en mul­ti­pli­ant ironique­ment les effec­tifs de la troï­ka à laque­lle se résume tou­jours la com­pag­nie. Aux yeux de La Trop­pa, « faire du théâtre est une guerre spir­ituelle », qu’il faut men­er sur tous les fronts : non seule­ment ses trois mem­bres jouent à eux seuls tous les rôles, mais ils conçoivent ensem­ble les canevas, les décors, les masques, les cos­tumes, les mar­i­on­nettes et les acces­soires, tan­dis que Zagal écrit les musiques de scène. Pour­suiv­ant leur recherche à par­tir d’ œuvres non théâ­trales, Lor­ca, Pizarro et Zagal créent un PINOCCHIO d’après Col­lo­di (1990), LOBO (d’après une nou­velle de Boris Vian, 1994) et un VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE très libre­ment inspiré de Jules Verne (1995). À chaque fois, le groupe gagne en cohé­sion, en con­vic­tion, en dis­ci­pline.

En 2005 ils déci­dent de suiv­re des chemins séparés, Jaime Lor­ca d’un côté, Lau­ra Pis­saro et Juan Car­los Zagal de l’autre.

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Bernard Debroux
Co-écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
auteur
et Daniel Cordova
Diplômé en Mise en scène et cinéma à l’IN­SAS, Daniel Cor­do­va exerce d’abord une carrière de musi­cien. Per­cus­sion­niste,...Plus d'info
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Par América Molina Burgos
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