BERNARD DEBROUX : Comment est née l’idée du Festival Teatro a Mil, qu’est-ce qui a été le point de départ ?
Carmen Romero : Teatro a Mil n’est pas né comme un festival dans un premier temps. Personne ne pensait avoir un festival au Chili, cela a été simplement une raison très féminine de faire les choses, un instinct, une intuition de survie. Nous nous occupions de trois groupes et cherchions des solutions de production pour eux : La Troppa, le Teatro La Memoria et le Teatro del Silencio. Nous avons organisé des tournées avec ces troupes-là, nous avons travaillé dans leurs productions et nous avons voulu les présenter au Chili pour qu’ils puissent être vus. C’est ce qui nous a motivés à faire non pas un festival mais un théâtre, qui s’appelait Teatro a Mil. L’entrée n’a jamais coûté mille pesos, comme on a tendance à le croire, nous l’avons appelé ainsi parce que pendant que nous montions une pièce, nous démontions la précédente. Nous pensions toujours à rassembler, à coopérer. Nous nous étions aperçus que les trois groupes à grand succès du Chili avaient en commun le manque d’organisation et de ressources financières. Il n’existait pas de structure qui leur permette de s’organiser. Et c’est là que j’ai voulu appliquer ce que j’avais appris avec Andrés Pérez, la coopérative, où l’on établissait un modèle de travail différent, où chacun faisait partie d’un projet commun. C’est comme cela que nous avons débuté. Quatre ou cinq ans plus tard, c’est devenu un festival qui, après sept ans, a pris une dimension internationale. Ce n’est donc pas un festival qui a été pensé comme tel au départ.
Mais le Chili est un pays où il a toujours existé beaucoup de mouvement au niveau du théâtre, et c’est pourquoi le besoin d’un festival s’y est fait sentir. L’activité théâtrale est depuis toujours l’activité culturelle la plus importante au Chili. Nous voulions défendre les théâtres indépendants. Même au temps de la dictature, le théâtre a été le seul art qui soit demeuré à l’arrière-garde. Puis il a grandi et s’est développé avec les gens. C’est pour cela qu’il est très populaire. Le théâtre chilien a beaucoup de public parce qu’il a toujours accompagné l’histoire du Chili. Et il existe de grands artistes, comme Andrés Pérez, qui ont contribué à cette popularité du théâtre.
Structurellement parlant, le festival s’est constitué en Fondation depuis deux ans. Nous en sommes à la quatorzième édition. La Fondation veille à ce que nous puissions continuer à nous projeter pour le Bicentenaire (en 2010, le Chili célébrera deux cents ans de vie indépendante). Auparavant nous ne pouvions penser qu’à l’année suivante. Nous pensons toujours à mettre à l’honneur des pays, parce que ce festival se fait avec le concours très vivace du monde artistique et nous avons une grande demande de groupes étrangers pour se présenter au Chili. La France est devenue notre premier invité d’honneur, en reconnaissance de l’énorme travail d’échange qui a toujours existé entre nos deux pays. Puis ça a été l’Allemagne, pour sa grande influence sur le théâtre ; ensuite l’Espagne, pour des raisons historiques. Cette année nous avons fait une parenthèse dans ce modèle, qui n’en est pas vraiment un, et nous l’avons arrêté parce que nous voulions marquer la venue de grandes figures mondiales de la danse et du théâtre. Nous avons eu aussi une programmation latino-américaine, ce qui était en fait notre volonté du départ : dès la quatrième édition du festival nous avons inclus le Brésil — que nous n’avons jamais cessé d’inviter depuis lors — puis les années suivantes la Bolivie, l’Argentine, nos pays voisins, qui sont en fait plus difficiles à faire venir que des compagnies européennes, parce que celles-ci ont du financement pour s’exporter.
B.D.: Au départ, l’idée du festival était de faire la promotion du théâtre chilien. Quand l’idée est-elle née de lui donner une dimension internationale ?
C. R.: Il s’agissait surtout d’organiser une rencontre pour sentir que nous pouvions tous ensemble trouver une façon différente de faire les choses, de se connecter d’un point de vue indépendant, mais pas à une échelle internationale. Notre cible était le public chilien uniquement. C’est quand nous avons commencé à travailler avec le Mercosur que nous avons envisagé le thème sud américain. À la suite de notre participation à la Biennale des promoteurs culturels d’Amérique latine et des Caraïbes, nous nous sommes confrontés aux différentes réalités de notre région. C’est ainsi qu’après cinq ou six ans, le festival est devenu une vitrine internationale, ce qui a beaucoup d’importance. Le festival d’Avignon est important non seulement parce qu’il fait bouger les grands critiques, les journalistes, les programmateurs, mais aussi grâce au tourisme. Nous essayons de proposer chaque année une programmation différente et intéressante, attractive même pour ceux qui fréquentent le festival depuis des années. Cela implique de rester ouverts et disponibles.
Daniel Cordova : Comment trouves-ru les moyens financiers pour organiser le festival ?
C. R.: Nous avons réalisé un travail de fourmi, très féminin. Je le souligne, parce que ces quatorze années ne s’expliqueraient pas si nous étions des hommes dans la production. Je crois qu’aucun homme n’aurait poursuivi ce projet parce qu’il n’a pas de but lucratif et qu’il a été très difficile à mettre en place. Si tu en mesurais la rentabilité — ce que demandent les hommes en premier — tu ne la trouverais tout simplement pas. Au début, on se contentait de payer nos dettes, de ne pas payer pour faire ce que nous voulions faire. Mais ce travail soutenu de fourmi a permis que nous bénéficions aujourd’hui d’une subvention de l’État et d’un grand appui des entreprises privées, qui aboutit à un financement du festival avec 60 % de fonds privés, 20 % de subventions de l’État et le reste des recettes propres et des échanges.
D. C.: Que sont exactement les échanges ? Est-ce quand ce sont les pays des spectacles invités qui payent les voyages ?
C. R.: Exactement. Mais je pense que cette année nous allons changer cela parce que nous avons eu des recettes exceptionnelles. Il faut savoir que ce festival est un peu particulier car les compagnies nationales ne reçoivent que le produit des recettes, parce que nous n’avons malheureusement pas encore les ressources nécessaires pour payer des cachets. Mais nous nous dirigeons vers ce but-là. Nous sommes tous des associés, en quelque sorte, un grand réseau, une grande société d’artistes chiliens.