Théâtre au Chili, l’esprit de la résistance
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Théâtre au Chili, l’esprit de la résistance

Le 31 Déc 2007
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
96 – 97
Article fraîchement numérisée
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LE CHILI est un pays fasci­nant. Pour les hommes et les femmes de ma généra­tion, il est lié, entre autres, à l’im­mense espoir qu’avait fait naître la révo­lu­tion démoc­ra­tique con­duit par Sal­vador Allende et la douleur que l’on ressen­tit quelque temps plus tard lorsque cette expéri­ence s’ar­rê­ta bru­tale­ment dans la vio­lence et le sang.

La longue nuit qui s’en suiv­it a lais­sé des traces pro­fondes, et, on le ver­ra, le théâtre a été un témoin priv­ilégié de ces années obscures.

Dans l’ar­ti­cle qui intro­duit ce dossier, Maria de la luz Hur­ta­do explique que le théâtre fut pen­dant la péri­ode de la dic­tature un lieu de résis­tance que ne pou­vaient pas être aus­si facile­ment le ciné­ma, la télévi­sion et la lit­téra­ture, plus directe­ment con­trôlés par le pou­voir.

Lorsque la démoc­ra­tie reprit ses droits, il appartint aux artistes de sym­bol­is­er cette expéri­ence, ce qui fut mené par une esthé­tique car­nava­lesque, une poéti­sa­tion de la scène et pro­gres­sive­ment la puis­sance de la parole reprit ses droits. Cela s’ac­com­pa­gna ces dernières années par une véri­ta­ble explo­sion de la créa­tion (plus de deux cents créa­tions théâ­trales en 2006).

Fig­ure emblé­ma­tique véri­ta­ble­ment nationale, Andrés Pérez, dis­paru en 2002, reste très présent
dans l’imag­i­naire théâ­tral ; j’ai pu m’en ren­dre compte dans les nom­breux con­tacts que j’ai eus lors des deux voy­ages effec­tués au Chili pour la pré­pa­ra­tion de cette pub­li­ca­tion.

Con­sid­éré par beau­coup comme le plus grand réno­va­teur du théâtre chilien, Andrés Pérez est devenu un héros au moment où, après la dic­tature, se vivait un cli­mat de réc­on­cil­i­a­tion nationale. Il fut l’an­i­ma­teur d’un théâtre mas­sif et pop­u­laire emprun­tant au cirque, à la magie, à la pan­tomime, à la musique et à la danse en s’ap­puyant sur de grandes machines scéno­graphiques.

Dans l’ar­ti­cle qu’elle lui con­sacre Anna Har­cha mon­tre com­ment, comme pour Antonin Artaud,
le théâtre d’ Andrés Pérez est un rit­uel qui a à voir avec le sacré et que l’on n’at­teint que par une grande ascèse de tra­vail.

La dra­maturgie chili­enne s’est révélée diverse et pro­lixe dans la deux­ième moitié du xxe siè­cle. C’est encore le cas aujour­d’hui, où chaque année la Mues­tra de Dra­matur­gia nacional reçoit près de deux cents textes ong­maux.

J’ai demandé à Javier Iba­cache de présen­ter dix fig­ures emblé­ma­tiques de la dra­maturgie chili­enne. On trou­vera donc, dans cette livrai­son, les por­traits de Luis Alber­to Heire­mans, Egon Wolff, Jorge Diaz, Juan Radri­g­an, Oscar Stu­ar­do, Mar­co Anto­nio de la Par­ra, Ben­jamin Galemiri, Juan Clau­dio Bur­gos, Guiller­mo Calderon et Manuela Infante.

Pour cha­cun d’eux, Javier Iba­cache a relevé les thèmes récur­rents et les inno­va­tions de style et d’écri­t­ure. De la nos­tal­gie, de l’in­quié­tude ou de l’an­goisse au por­trait social, du diag­nos­tic sévère de l’isole­ment auquel con­duit le con­fort matériel à la descrip­tion de la mar­gin­al­ité, du réal­isme du par­ler pop­u­laire gorgé de lyrisme à la réécri­t­ure des grands mythes uni­ver­saux jusqu’à un lan­gage par­fois baroque, les auteurs de théâtre chiliens maîtrisent une écri­t­ure lux­u­ri­ante, sou­vent métaphorique, où les petites his­toires don­nent ren­dez- vous à la grande His­toire.

Nous avons aus­si pour ce numéro voulu présen­ter, avec l’aide de Soledad Lagos, deux cycles de spec­ta­cles qui ont mar­qué la scène chili­enne de ces dernières années : LA TRILOGIE TESTIMONIALE du théâtre La Memo­ria d’Al­fre­do Cas­tro, qui, à tra­vers le traite­ment de la mar­gin­al­ité (la pros­ti­tu­tion, l’u­nivers des clin­iques psy­chi­a­triques et la crim­i­nal­ité) a voulu abor­der ces thèmes qui sont habituelle­ment exclus de l’écri­t­ure de la mémoire col­lec­tive et les accom­pa­g­nent d’une recherche de nou­veaux lan­gages scéniques.

L’autre trilo­gie — LA PATRIE- mise en scène par Rodri­go Pérez pour le théâtre La Provin­cia, abor­de le rap­port entre l’his­toire indi­vidu­elle et sociale. Iden­tité sociale, iden­tité idéologique et iden­tité indi­vidu­elle ont été le fruit d’un long tra­vail de recherche (deux ans) qui aboutit à une esthé­tique de forme choré­graphique qui exclut tout pathétisme et qui pour­tant déclanche auprès du pub­lic de l’é­mo­tion.

Les travaux d’ Alfre­do Cas­tro et de Rodri­go Pérez ont eu un réel impact sur la nou­velle généra­tion de créa­teurs de théâtre.

On ne peut penser théâtre au Chili sans don­ner la parole à Car­men Romero qui lui a don­né, grâce au fes­ti­val San­ti­a­go a mil, une véri­ta­ble dimen­sion inter­na­tionale. Ani­ma­trice d’une équipe qui se revendique d’une sen­si­bil­ité et d’une démarche « fémi­nine », Car­men Romero s’in­spire du tra­vail coopératif hérité d’An­drés Pérez avec qui elle a longue­ment col­laboré. Tout comme le pays a sa prési­dente, le fes­ti­val a sa pas­sonar­ia qui, tout en occu­pant un nom­bre impor­tant de lieux fer­més durant le fes­ti­val, veut défendre et présen­ter le théâtre de rue, assig­nant à l’art du théâtre d’oc­cu­per l’e­space pub­lic. C’est la mar­que de San­ti­a­go a mil d’être
à la fois pop­u­laire et tout à fait con­tem­po­rain.

Autre fig­ure mar­quante de ces dernières années, Ernesto Ottone a fait de Matu­cana 100 un lieu incon­tourn­able des arts de la scène chiliens. Son objec­tif de créer un nou­veau pub­lic, d’opter pour un tra­vail résol­u­ment mul­ti­dis­ci­plinaire et d’in­ven­ter de nou­velles formes de finance­ment qui allie mécé­nat privé et sub­ven­tions publiques a per­mis à tous les groupes de théâtre qui comptent de pass­er par Matu­cana 100 et d’y présen­ter leurs créa­tions.

Ernesto Ottone s’est don­né comme point d’hon­neur d’être à la croisée des deman­des des artistes et de celles des spec­ta­teurs. Il a réus­si son pari.

La venue en Europe de GEMELOS, spec­ta­cle de la Trop­pa a con­sti­tué un événe­ment majeur. C’é­tait la recon­nais­sance inter­na­tionale après celle obtenue quelques années plus tôt par le groupe au Chili avec le spec­ta­cle PINOCCHIO. Jaime Lor­ca et Juan Car­los Zagal se con­sid­èrent comme les héri­tiers de la grande his­toire du théâtre chilien. Pour­tant leurs débuts furent dif­fi­ciles, eux qui voulaient d’un théâtre qui soit une alter­na­tive à la van­ité, à l’ar­gent, à la télévi­sion mais qui ne se pri­vaient pas d’une esthé­tique emprun­tée à la BD et au ciné­ma.

À l’heure où Jaime et Juan Car­los ont décidé de se sépar­er pour vivre cha­cun leur pro­pre vie, nous leur avons don­né la parole, eux gui n’ont pas oublié que « la ale­gria ya v1ene ».

Par­mi les troupes qui ont émergé dans le paysage théâ­tral, la Pato­gal­li­na occupe une place forte et sin­gulière. Amer­i­ca Moli­na Bur­gos mon­tre com­ment leur démarche se veut poli­tique, à par­tir d’une scéno­gra­phie et de cos­tumes élaborés dans le souci d’une esthé­tique du quo­ti­di­en. Leurs inter­ven­tions dans l’e­space pub­lic sont spec­tac­u­laires et le pub­lic s’y recon­naît entière­ment.

Ramôn Grif­fera définit son théâtre Fin de siglo comme un lieu de résis­tance aux fic­tions de la réal­ité. Lui aus­si s’in­scrit dans la grande his­toire du théâtre chilien, pro­duc­teur d’une richesse et d’une var­iété présentes depuis près de deux siè­cles.

Il attache une grande impor­tance à la déf­i­ni­tion de l’e­space scénique, ce qu’il appelle une dra­maturgie de l’e­space, union entre les poé­tiques du texte et les poé­tiques de l’e­space.

Par­mi les thèmes présents dans son œuvre, on trou­ve l’idée cen­trale que les fic­tions ser­vent à démas­quer notre monde envi­ron­nant. Il a com­mencé à écrire pour résis­ter aux dis­cours de la dic­tature. Il n’hésite pas à tra­vers­er plusieurs péri­odes de l’his­toire et à dévelop­per une écri­t­ure oningue.

Une par­tie impor­tante de ce numéro rend compte à par­tir d’en­tre­tiens et de textes de l’aven­ture inter­con­ti­nen­tale d’A­MAR­RA­DOS AL VIENTO. Il fal­lait une bonne dose d’au­dace et d’u­topie pour men­er à bien ce pro­jet gui rassem­ble artistes belges et chiliens. Deux auteurs, Juan Radri­g­an et Veroni­ka Mabard ont eu le courage de se livr­er à une écri­t­ure croisée. Comme le dit le met­teur en scène Éti­enne van der Belen, il s’agis­sait de par­tir et arriv­er ensem­ble de la page blanche au rideau rouge. Le mir­a­cle, c’est que par­tant d’une petite pen­sion de Val­paraiso, la pièce a abouti à une prob­lé­ma­tique uni­verselle : com­ment vivre dans le monde d’au­jour­d’hui…

Les auteurs se sont jetés dans la langue, les acteurs leur ont emboîté le pas …

Il y a entre Roy­al de Luxe et le Chili une véri­ta­ble his­toire d’amour. Il fal­lait pour sen con­va­in­cre assis­ter à la tra­ver­sée de San­ti­a­go par la petite géante en jan­vi­er 2007 devant 800 000 per­son­nes !

Le suc­cès de l’en­tre­prise, comme le sou­tient Pedro Celedôn, tient sans doute au défi de Roy­al
de Luxe de créer un dia­logue avec des indi­vidus isolés, décon­nec­tés de leur envi­ron­nement et éloignés de tout rite col­lec­tif. La troupe explore les lim­ites de la con­fu­sion entre fic­tion et réal­ité, jeu et manip­u­la­tion tech­nique et prend le par­ti d’une vision muli­cul­turelle et mul­ti eth­nique (PETITS CONTES NÈGRES).

La rue est générale­ment occupée de manière frag­men­taire par les man­i­fes­ta­tions poli­tiques, les sup­port­ers de foot­ball ou par des actes de protes­ta­tion. Avec Roy­al de Luxe, il s’ag­it d’une occu­pa­tion fes­tive des espaces publics.

La présence au Chili de Roy­al de Luxe est sig­ni­fica­tive de la rela­tion anci­enne et priv­ilégiée
gui existe entre la France et l’Amérique latine. Amalà Saint-Pierre analyse cette rela­tion gui s’est cristallisée sous la dic­tature par l’ex­il en France de trois grands artistes chiliens : Oscar Cas­tro, Andrés Pérez et Mauri­cio Celedôn. Ce dernier a d’ailleurs con­sti­tué une véri­ta­ble com­pag­nie fran­co-chili­enne, assur­an ces créa­tions tan­tôt en France, tan­tôt au Chili.

Celedôn et Pérez ont tous deux été acteurs au théâtre du Soleil d’Ar­i­ane Mnouchkine. C’est sans doute pour cette rai­son qu’ils envis­agent le théâtre comme un art total, pro­posant une forme gui allie le rite, la fête, la théâ­tral­ité des corps et des mou­ve­ments, l’ex­péri­ence du col­lec­tif et du baroque. San­ti­a­go a mil mul­ti­plie aus­si les copro­duc­tions fran­co-chili­ennes et a pro­gram­mé à plusieurs repris­es des spec­ta­cles français.

Nom­breux aus­si sont les auteurs français présents sur la scène chili­enne (Valère Nova­ri­na, Noëlle Renaude, Michel Vinaver, Véronique Olmi, Joël Pom­mer­at … pour n’en citer que quelques-uns).

Nous avons clô­turé ce tour d’hori­zon de la scène chili­enne par une petite incur­sion dans le domaine de la danse grâce à la col­lab­o­ra­tion de Javier Iba­cache gui s’est entretenu avec Eliz­a­beth Rodr­fguez. On peut, en suiv­ant le par­cours de cette choré­graphe, suiv­re l’évo­lu­tion de la danse au Chili. Ini­tiée au départ par les tech­niques de Martha Gra­ham, Eliz­a­beth Rodr­fguez ren­con­tre Patri­cio Buster, fig­ure mar­quante de la danse au Chili dans les années 80. Grâce à une bourse, elle pour­suit sa for­ma­tion aux États-Unis au cen­tre du Move­ment research. De retour au pays, elle s’en­gage pro­gres­sive­ment dans une remise en ques­tion de l’art tra­di­tion­nel de la danse et expéri­mente de nou­veaux lan­gages. Comme beau­coup d’artistes de cette époque, elle était prise dans le dilemme entre le chem­ine­ment de l’ex­péri­men­ta­tion pro­pre et l’en­gage­ment dans la lutte con­tre la dic­tature. Ce n’est qu’au terme d’un long par­cours qu’elle se débar­rasse des aspects nar­rat­ifs pour se con­cen­tr­er sur la mémoire des corps tout en menant une approche pluridis­ci­plinaire (tra­vail avec des sculp­teurs et inté­gra­tion d’élé­ments audio­vi­suels). Eliz­a­beth Rodr­fguez a aus­si par­ticipé comme inter­prète à la trilo­gie LA PATRIA mise en scène par Rodri­go Pérez.

Le hasard a voulu que je ren­con­tre Dominique Mer­cy à San­ti­a­go lors de la présen­ta­tion en jan­vi­er 2007 de A MASURCA FOGO, choré­gra­phie de Pir­ra Bausch.

Dominique Mer­cy ani­mait à cette occa­sion des stages pour danseurs dans le cadre de San­ti­a­go a Mil et a pu voir plusieurs spec­ta­cles de danse. Il a été touché et ému par le lien, l’e­space men­tal entre ces spec­ta­cles. Comme moi, il a été frap­pé par la con­tra­dic­tion que l’on ressent entre la gen­til­lesse, l’am­a­bil­ité, la tran­quil­lité des ren­con­tres avec les Chiliens et l’ex­plo­sion de la vio­lence gui sur­git sou­vent dans les spec­ta­cles sans que l’on en com­prenne véri­ta­ble­ment la rai­son. Comme il le dit poé­tique­ment : chaque Chilien est un vol­can.

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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