Théâtre chilien en démocratie : historicité et autoréflexion

Théâtre chilien en démocratie : historicité et autoréflexion

Le 30 Déc 2007
Ximena Rivas et Ernesto Orellana dans MADRE par le TeatroLa Provincia, texte et mise en scène de Rodrigo Pérez. Photo Carola Sànchez
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Ximena Rivas et Ernesto Orellana dans MADRE par le TeatroLa Provincia, texte et mise en scène de Rodrigo Pérez. Photo Carola Sànchez
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
96 – 97
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BROSSER UN TABLEAU des dif­férentes ten­dances du théâtre chilien depuis le retour de la démoc­ra­tie en 1990 jusqu’au début du xxre siè­cle est un défi qui com­porte bien des dif­fi­cultés. Afin de men­er à bien cette tâche, j’ap­pli­querai, pour le théâtre, la notion d’ « his­toric­ité », don­née cru­ciale dans l’élab­o­ra­tion de la réal­ité qu’en­tre­prend le créa­teur à par­tir de ter­ri­toires mar­qués, démar­qués et tran­scendés par une rela­tion sujet/ corps his­torique qui implique, à son tour, la tâche de trou­ver l’im­age ou les images qui auront un impact sur la sen­si­bil­ité his­torique du spec­ta­teur qui se con­fronte aux événe­ments représen­té sur scène1.

Il est impor­tant de pré­cis­er que le champ théâ­tral de San­ti­a­go, siège prin­ci­pal du théâtre pro­fes­sion­nel chilien, est à la fois dense et mul­ti­ple, puisqu’au solide noy­au de théâtre uni­ver­si­taire et indépen­dant, qui a main­tenu ses activ­ités pen­dant la dic­tature mil­i­taire (1973 – 1990), il faut ajouter les groupes for­més dans les écoles uni­ver­si­taires2 , ce qui représente un ensem­ble com­prenant des dizaines de com­pag­nies en activ­ité dans les anci­ennes et nou­velles salles et dans les espaces non tra­di­tion­nels. L’ac­croisse­ment est expo­nen­tiel : en 2006, il y eut env­i­ron deux cents créa­tions (con­tre vingt en 1960, quar­ante en 1970 ; en 2000 on comp­tait env­i­ron cent créa­tions d’au­teurs nationaux et soix­ante d’au­teurs étrangers). Le nom­bre donne-t-il lieu à des sur­sauts qual­i­tat­ifs ? Pou­vons-nous voir quelques con­stantes dans ce champ pluriel et hétérogène ?

Je crois qu’il existe des courants souter­rains, des séries en puis­sance ; des tra­di­tions acto­ri­ales et des esthé­tiques revis­itées, des écolesque l’on peut claire­ment iden­ti­fi­er mal­gré leur car­ac­tère mou­vant. Pour les com­pren­dre, il est impor­tant de les con­sid­ér­er à deux moments his­to- riques qui s’op­posent claire­ment mais qui présen­tent, c’est mon pos­tu­lat, un lien sous-jacent.

Pen­dant les dix-sept ans du Gou­verne­ment Mil­i­taire dirigé par Pinochet, la résis­tance cul­turelle s’est cen­trée forte­ment sur le théâtre, car le ciné­ma, la télévi­sion et l’in­dus­trie édi­to­ri­ale étaient sous le con­trôle d’une cen­sure acharnée. Le théâtre a accom­pa­g­né de très près les dis­cus­sions cri­tiques, la dénon­ci­a­tion, l’ex­pres­sion d’une sen­si­bil­ité blessée par les nets change­ments cul­turels et soci­aux que vivait le pays. Avec la dis­tance, on peut y voir une péri­ode héroïque où l’on pre­nait à la fois des risques per­son­nels et des risques artis­tiques soutenus par un pub­lic qui célébrait et partageait une telle démarche. Il y avait un « sens » qui unis­sait le tra­vail théâ­tral à sa pro­pre iden­tité.

Dans un deux­ième temps, lorsque la Dic­tature a été sup­plan­tée en 1990 par le pre­mier gou­verne­ment cen­tre-gauche de la Con­cer­ta­tion pour la démoc­ra­tie, les diag­nos­tics des pra­tiques cul­turelles ont cessé d’être nets et con­sen­suels. Une opin­ion assez répan­due affirme que le théâtre post-dic­ta­to­r­i­al en Amérique Latine, le Chili inclus, répond à des obses­sions d’au­teurs ancrées dans des biogra­phies par­ti­c­ulières qui ne sont représen­ta­tives ni d’un pré­ten­du espace nation­al ni de l’époque en cours. Cette appro­pri­a­tion du privé serait une éva­sion de la mémoire, une volon­té d’ou­bli­er une his­toire politi­co- sociale des plus douloureuses et con­flictuelles vécue récem­ment. Ce serait un théâtre dépoli­tisé, tourné vers des sous-groupes dont la capac­ité à réu­nir le pub­lic décroî­trait en même temps que son his­toric­ité.

Je m’in­scris en faux con­tre ce diag­nos­tic : je pense que la mémoire his­torique ain­si que les thèmes les plus pres­sants de l’ac­tu­al­ité con­stituent bien le matéri­au et le référent du théâtre chilien post-dic­ta­to­r­i­al, mais ils sont abor­dés d’une manière très dif­férente de celle du mou­ve­ment théâ­tral antérieur. Témoign­er ou dénon­cer ne suf­fit plus : la reprise des pra­tiques poli­tiques et des mou­ve­ments soci­aux qui ont œuvré à la fin de la dic­tature ont assumé cette tâche. Cela a con­duit à met­tre en place un courant de re-théâ­tral­i­sa­tion de la scène pour accéder à d’autres dimen­sions encore absentes de la con­science sociale : on est passé de la chronique socio-poli­tique à la sym­bol­i­sa­tion artis­tique de l’ex­péri­ence. De nou­veaux par­a­digmes esthé­tiques sont apparus qui se sont traduits par une explo­sion de formes d’ex­pres­sion empreintes d’am­biguïté ou de poésie et con­juguant don­nées per­son­nelles et his­toriques.

C’est une tran­si­tion dif­fi­cile qui con­siste à redéfinir le rôle du théâtre et à repenser ses besoins et ses modes d’ex­pres­sions3. En fix­ant le regard sur lui-même, le dra­maturge se recon­naît comme sujet en sit­u­a­tion de con­flit et d’au­toréflex­ion. Bon nom­bre de pièces pren­nent comme pro­tag­o­nistes des créa­teurs du champ poé­tique, dra­ma­tique ou de la pen­sée sci­en­tifique inno­vante, con­sid­érant que les con­flits exis­ten­tiels et poli­tiques de la créa­tion sont com­pa­ra­bles et ser­vent de point de départ à une réflex­ion sur les aspects soci­aux dans leur ensem­ble.

Au début de ce nou­veau mou­ve­ment, proche de l’in­stau­ra­tion du gou­verne­ment de la Con­certación, un théâtre plus sym­bol­ique et her­mé­tique se met en place et, au fur et à mesure que s’é­coulent les dix-sept années de ces gou­verne­ments et que les prob­lèmes du mod­èle économique néo­cap­i­tal­iste et de la poli­tique du con­sen­sus affleurent, les thèmes non réso­lus de la mémoire et de l’équité ressur­gis­sent dans un théâtre cri­tique et référen­tiel. Je dévelop­perai ces deux trans­for­ma­tions en évo­quant deux péri­odes de ce devenir : les années 1990 et ensuite le début des années 2000.

Sen­si­bil­ités fin de siè­cle : les années 90

Les années 90 s’ou­vrent sur une nou­velle sen­si­bil­ité, un nou­veau posi­tion­nement du théâtre face à lui-même et à la société. C’est une généra­tion de rechange qu’en assure la con­duite, par­ti­c­ulière­ment sous la férule de met­teurs en scène qui créent leurs pro­pres pièces, pro­je­tant et pro­mou­vant ain­si leur esthé­tique scénique. Cette généra­tion qui n’a pas vécu la péri­ode antérieure au gou­verne­ment mil­i­taire et n’a pas baigné dans le con­texte restric­tif des années 70 et grande par­tie des années 80.

Lare-con­nex­ionqui s’en­suit adopte les clés d’in­ter­pré­ta­tion mon­di­ales fin de siè­cle, qui coïn­cide avec la chute des utopies et avec un cli­mat intel­lectuel post­mod­erne qui, loin de prôn­er rad­i­cale­ment des posi­tions pro­pres à l’ère mod­erne, s’ou­vre au con­traire à une mul­ti­tude d’ex­péri­ences et de sources d’in­spi­ra­tion, allant des plus archaïques à la cul­ture audio­vi­suelle mon­di­al­isée.

La volon­té de met­tre en forme dra­ma­tique et scénique pose une série de ques­tions, qui relèvent plus de l’ex­plo­ration sen­si­tive que de cer­ti­tudes rationnelles, se traduit par un lan­gage de la dis­tor­sion, de l’ex­trap­o­la­tion, de la frag­men­ta­tion du réc­it et des per­son­nages. Le réal­isme bat en retraite face au grotesque, exces­sif et car­nava­lesque, ou à la styl­i­sa­tion onirique forte­ment sym­bol­ique, qui épure la scène et tend vers le min­i­mal­isme.

Lucid­ité car­nava­lesque

Le grotesque fait son appari­tion avec toute la panoplie de la mas­ca­rade médié­vale et un jeu avec les élé­ments scéniques. Des per­son­nages mis en relief par des masques et des cos­tumes arché­typ­iques se dépla­cent sur des plateaux immenses, avec une gestuelle dynamique, sou­vent expres­sion­niste, qui évoque un rit­uel ancré dans des tra­di­tions pop­u­laires récupérées avec un regard ironique, fes­tif et dépourvu de préjugés.

Ce théâtre syn­cré­tique par excel­lence réu­nit les courants améri­cains, européens et ori­en­taux les plus divers, mêlant théâtre, cirque et guig­nol, com­me­dia del l’arte et théâtre stanislavskien. Ce courant croit en la capac­ité du grand spec­ta­cle théâ­tral à réu­nir des foules pour partager avec elles une fête des sens et renouer avec une dra­matic­ité inscrite dans ses racines et son iden­tité col­lec­tive. L’his­toire, le passé, devient ain­si métaphore du présent et son actu­al­i­sa­tion théâ­trale récupère, simul­tané­ment, le sens de la comédie grotesque et de la tragédie.

Dans ce mou­ve­ment, on peut remar­quer les créa­tions d’An­drés Pérez et son Gran Cir­coTeatro, LA NEGRA ESTER(La Noire Esther), 1988, POPOL VUH, LA CONSAGRACIÒN DE LA POBREZA, (Le Sacre de la pau­vreté), MADAME DE SADE, NEMESIO PELAO QUÉ TE HA PASAO (Neme­sio le pelé, que s’est-il passé), 1995 ; les travaux de la com­pag­nie El Som­brero Verde, EL DESQUITE (La Revanche), 1995 ; ain­si que les mimod­rames de Mauri­cio Celedón (OCHO HORAS, TACA-TACA MON AMOUR);ceux du Cir­co Imag­i­nario d’An­drés del Bosque EL TONY CALUGA ou EL PAPAY LA VIRGEN, (Le Pape et la vierge); la pro­duc­tion poly­va­lente du Teatro Ima­gen sous la direc­tion et créa­tion auc­to­ri­ale de Gus­ta­vo Meza, MURMURACIONES ACERCA DE LA MUERTE DE UN JUEZ (Rumeurs autour de la mort d’un juge); LA REINA ISABEL CANTABA RANCHERAS (La Reine Isabelle chan­tait des rancheras). Cer­taines de ces œuvres sont basées sur des auteurs chiliens (Rober­to Par­ra, Alfon­so Alcalde, Her­nan Rivera, Cris­t­ian Soto), sur des mythes améri­cains ou sur des auteurs d’autres lat­i­tudes (Dario Fo, Mishi­ma).

Le groupe La Trop­papartage ce lud­isme car­nava­lesque mais, dans son par­cours à tra­vers le con­te fan­tas­tique, il utilise une imagerie mag­ique, sur­prenante, pléthorique en effets scéno­graphiques. Par­al­lèle­ment à son archaïsme référen­tiel, il con­voque le lan­gage de la BD, du ciné­ma, avec gags, change­ment de cadrage, d’an­gle de vue et tord le réc­it jusqu’à en extraire son essence. Le groupe adapte, avec une forte charge per­son­nelle, des romans d’aven­tures met­tant en scène le par­cours ini­ti­a­tique de héros à la recherche de leur human­i­sa­tion, comme
EL QUIJOTE (Cer­vantes, dans EL RAP DELQUIJOTE, Le Rap du Qui­chotte, 1989), PINOCCHIO (Col­lo­di), VIAJE ALCENTRO DELA TIERRA,Voyage au cen­tre de la terre (Verne), GEMELOS(,Jumeaux), 1999, basée sur LE GRAND CAHIERd’Agotha Kristof, et JEsûs BETZ, 2003, Bernard y Roca).

La vivac­ité de ce théâtre, qui exor­cise les séquelles générées par le fait d’avoir été « enfant de la dic­tature », d’avoir gran­di sans par­ents, sans maîtres et qui, pen­dant les années 90, a con­duit le groupe à chang­er de nom — Los que No Esta­ban Muer­tos ( Ceux qui n’é­taient pas morts) sont devenus La Trop­pa- nous révèle un esprit nou­veau, inimag­in­able pour le Chili des décen­nies antérieures.

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Écrit par María de la Luz Hurtado
Maria de la Luz Hur­ra­do Meri­no est licenciée en soci­olo­gie. Elle s’est spécialisée en théorie et his­toire de...Plus d'info
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