LA DANSE contemporaine ne se définit pas par une technique de référence mais par l’esthétique de celui qui l’explore et sa liberté d’emprunter, ou non, aux techniques corporelles existantes (qu’elles soient dansées ou pas). Dans ces conditions, faut-il imaginer qu’une transmission au sein d’un processus de création chorégraphique actuel deviendrait à ce point aléatoire qu’elle en perdrait ses propriétés de passation d’un héritage ? Une danse, qui à trop vouloir mettre en pièce les signes rassurants d’une reconnaissance, finirait-elle coupée de sa propre histoire ? Probablement pas puisque cette dernière est également faite de ruptures plutôt que d’amnésie.
Que la danse actuelle soit étendue à une simple présence physique ou centrée sur le mouvement ne nous empêche nullement de penser le rôle du corps comme véhicule d’une transmission dans la création. On se limitera simplement ici à envisager le terme de création selon deux points de vue, l’un — poïétique, où l’on considère l’activité de l’artiste dans sa dimension processuelle, et où la transmission transforme le corps en réceptacle d’une expérience (sinon du résultat d’un enseignement) ; et l’autre — esthétique, qui considère la création comme résultat de cette démarche, et au sein duquel il arrive au corps de réfléchir (aux deux sens du terme) : à la fois reflet de sa propre genèse et réflexion sur ce qu’opère la transmission dans l’œuvre. Et c’est bien le cas dans la pièce de Johanne Saunier intitulée Erase‑E(x) que nous examinerons plus loin.
Avant d’aborder ce point de vue processuel, il faut rappeler que la danse a hérité d’une tradition de chorégraphes pédagogues, de Martha Graham à Alwin Nikolais en passant par Merce Cunningham, et en France avec Françoise et Dominique Dupuy, Karine Waehner ou Jacqueline Robinson. Cette tradition s’était fortement estompée dans le paysage européen de la danse des années 80 – 90 pour valoriser le statut du chorégraphe auteur, peu soucieux de « passer » ce qu’il avait reçu des maîtres. Pourtant ces enseignements façonnent les interprètes et les marquent souvent durablement, au point qu’ils se définissent parfois (dans les dossiers de presse ou les feuilles de salle) à travers une liste des chorégraphes avec qui ils ont travaillé, dessinant — au-delà d’un marquage technique — une généalogie artistique. Cette tradition pédagogique a repris ces deux dernières décennies une vigueur renouvelée grâce à la réflexion de quelques-uns chez qui ce désir de transmission s’inscrit (ou s’impose) à un moment particulier de leur parcours artistique : Anne Teresa De Keersmaeker (avec Parts), Angelin Preljocaj, William Forsythe, Frédéric Flamand et Wayne McGregor plus récemment (avec DANCE1 ou Mathilde Monnier avec Exerce2). Cette dernière estime qu’au sein du programme qu’elle a conçu comme un espace/temps d’expérimentation, partager et transmettre est plus important qu’enseigner. Elle souligne d’ailleurs la dimension de passage et de transition plus que de réception d’un savoir constitué3. La transmission s’y fait donc dans le temps de la création et non a posteriori :
« Chaque chorégraphe et chaque danseur invente lui-même son rapport à l’événement, à la mémoire et à la répétition (…). Je ne peux pas prévoir à quel moment et pourquoi les choses arrivent. Mais je peux créer les conditions (celles de la répétition, du temps de studio, du cadre…) pour que cela se produise. »4
Transmettre en danse ne peut donc se réduire à une action sui generis. Et le pédagogique de faire place au poïétique. Peut-être simplement parce que la transmission, à l’image de la création, est une forme de « mise en œuvre », impliquant, comme dans le processus créatif tout entier, une recherche de sens. La danse passe d’un corps à l’autre par capillarité, mémorisation ou infusion lente, à travers la kinésphère et les corps à corps indicibles de l’atelier ; autant de modes d’appropriation que le terme d’incorporation résume et qui rendent problématique toute tentative de réflexion didactique à leur propos : « I cannot teach anyone to dance. One learns to dance oneself » écrivait Anne Teresa De Keersmaeker5, bien consciente que, dans une communauté artistique, la transmission tient chacun pour une exception qui transforme inlassablement l’héritage. Il n’est d’ailleurs que d’écouter Boris Charmatz relater l’expérience Bocal pour comprendre la difficulté, à partir de la somme des expériences individuelles, de « faire école »6. La transmission se diffuse donc dans le temps de l’être ensemble et Mathilde Monnier a toujours fait du collectif un puissant levier de création. Sa dernière pièce, Tempo 76, en est un exemple éclairant qui requestionne l’unisson (figure classique délaissée par la danse contemporaine), en laissant exister clairement un espace entre exercice de précision virtuose jamais abouti et contrainte chorégraphique adressée à chaque interprète de faire « quand même » la même chose en même temps. C’est bien la communauté de travail et le partage quotidien de l’expérience qui instaurent les dénominateurs communs nécessaires à la création. La succession journalière des pratiques crée ce fond collectif comprenant à la fois un statut du corps, un sens du geste, une mémoire, permettant aussi d’être prêt à l’imprévisible. Cette conception de la transmission permet à Mathilde Monnier de ne pas dissocier Exerce de sa propre activité de création. Elle la désigne par le terme « d’imprégnation »7 qui dit assez bien la durée du passage que nécessite cette transformation lente.
«Laissez l’artisan tenter l’impossible, nous sommes des sortes de fous doués de patience, nous autres artistes-ouvriers ».E. G. Craig Pour…

