Christophe Triau : Avec le projet que tu mènes en ce moment autour de Falk Richter, ne sommes-nous pas devant un travail qui articule création et transmission, les élèves de l’école du TNB participant à la création du spectacle qui sera présenté à Avignon ? Est-ce encore de la pédagogie ? La suite de la pédagogie ? La pédagogie prolonge-t-elle dans ce qui est à présent un pur travail de création d’un spectacle ?
Stanislas Nordey : La question de la transmission m’a toujours traversé. La personne qui m’a transmis l’art de transmettre, c’est ma mère. C’est un geste extrêmement fondateur dont on ne peut pas se déprendre. Si je vais encore plus loin, la personne qui m’a appris à lire, à écrire, à compter (mon père ne voulait pas que j’aille à l’école) c’est ma grand-mère, qui était une ancienne institutrice. Je pense n’être fait que de cette question : « tout ce que la vie vous donne, comment le rendre » ?
Au début, je voulais faire acteur. Ma mère dirigeait des ateliers. À un moment donné, au lieu de regarder ce qui se passait sur scène et les comédiens qu’elle dirigeait, j’ai détourné mon regard et j’ai commencé à la regarder, elle. Regarder comment elle s’y prenait. Le regard s’est déplacé et j’ai trouvé ça très intéressant. Je pense que c’est parce que je voyais qu’elle était sans cesse à l’affût, toujours vivante, il n’y avait pas une seconde de relâchement. Je voyais chez elle qu’il y avait toujours quelque chose à voir, alors que quand j’étais sur le plateau, je voyais des temps de latence, des temps de « rien » ou des temps d’attente. Je me suis tout de suite intéressé à cela : comment est fait un homme ou une femme sur un plateau de théâtre. Qu’est-ce qu’il entend ? Qu’est-ce qu’il n’entend pas ? Comment réagit-il ? Qu’est-ce qu’il accepte ? Qu’est-ce qu’il n’accepte pas ?
La question première pour moi n’était pas de mettre en scène. Dramaturgie et scénographie étaient des sujets très abstraits, l’envie d’être à cette place était avant tout celle de regarder comment marche la machine-acteur, de la faire avancer, de l’infléchir, de prolonger le geste instinctif de l’acteur et de l’aider à s’amplifier. C’était pour moi proche de l’orfèvrerie.
C. T. : C’était, au fond, déjà la question pédagogique : le metteur en scène comme accompagnateur, faisant évoluer l’acteur.
S. N. : Au début, le mot pédagogue me faisait peur. Je le trouvais trop gros pour moi. (J’avais vingt-et-un ou vingt-deux ans à l’époque). Il y avait un décalage. Je sentais à la fois que j’avais l’aspiration « à », des intuitions très fortes. Je voyais qu’il y avait quelque chose de juste dans mon regard, on me le disait (ma mère, Madeleine Marion, Pierre Vial, Jean-Pierre Vincent…). En même temps le terme « pédagogue », je ne pouvais absolument pas m’en saisir. J’avais peur qu’on me dise : qui es-tu, toi, pour te dire pédagogue ? Et en même temps, comme j’ai été très vite sur le terrain à Saint-Denis (à l’invitation de Jean-Claude Fall, avant d’être directeur) pour faire des ateliers pédagogiques avec des amateurs, des lycéens, j’avais une légitimité dont je pouvais me saisir ; j’ai pu affiner mon geste pédagogique avec une liberté que j’ai pu déployer à ce contact-là, ce qui n’aurait sans doute pas pu se faire si j’avais été d’emblée confronté à des comédiens qui étaient au conservatoire ou à l’école du TNB. J’avais un rapport particulier avec les gens avec qui je travaillais parce que j’avais cette envie du geste pédagogique sans la sur-affirmer. On était des copains.
C. T. : Dans les premières années à Saint-Denis, il y avait aussi l’affirmation d’un phénomène de groupe. Est-ce que ce compagnonnage favorisait une transmission en quelque sorte partagée ?
S. N. : On a toujours besoin de s’adosser à une autre légitimité qui est peut-être plus haute, à des maîtres. Moi, je me suis adossé à Pasolini. Ce que je percevais de Pasolini, c’était son passé d’instituteur ; il était, paraît-il, un instituteur extraordinaire. Ce qui le faisait agir, c’était cette question de la transmission. Je me suis énormément identifié à lui au départ. Il y avait la totalité, la boulimie, le théâtre, le cinéma (j’y venais aussi par mes parents), la poésie (j’en lisais depuis tout petit)… Le « manifeste d’un théâtre de parole » a été le fondement sur lequel on adossait tout notre geste pédagogique. On brandissait la parole première comme un étendard.
Je me rappelle que très vite j’avais l’ambition de créer un sillon et de laisser quelque chose, non pas à travers mes mises en scène mais à travers quelque chose que j’allais pouvoir répandre à travers d’autres.
Quand Frédéric Fisbach a commencé son aventure et qu’il a été reconnu, ou Bertrand Bossard après lui, j’étais fier car il y avait un geste que j’avais fondé, j’étais conscient qu’une piste de travail particulière dans l’endroit du paysage théâtral qui existait avait été tracée.
J’ai eu aussi, très vite, un rejet très fort de la génération qui me précédait. Je revendiquais beaucoup plus Copeau ou Dullin que la déclaration de Villeurbanne : la filiation des grands-pères de théâtre plutôt que celle des pères de théâtre qui avaient travaillé de manière beaucoup plus individualiste et qui surtout avaient raté, à quelques exceptions près, ce geste de transmission.
Si on compare avec la Russie (où il y a Lev Dodine, Vassiliev et dix autres encore), il y a en France quelque chose qui ne s’est pas fondé dans notre histoire théâtrale récente : la transmission. Bien sûr il n’y a pas de troupes permanentes, ce qui accentue encore le phénomène. À part des expériences isolées, individuelles, le metteur en scène ne s’intéresse pas à la transmission. Moi, je ne pourrais pas m’en passer. Comme c’était le cas de Vitez ou de Jean-Pierre Vincent.
Quand je suis arrivé à Saint-Denis comme directeur, le seul enjeu pour moi était de pouvoir donner l’outil, moi qui avais trente ans, à des gens qui en avaient vingt-cinq, qu’il n’y ait pas de chaînon manquant.
Lorsque j’ai pris la direction de l’école de Rennes, c’était assez symbolique, mais François Le Pillouër, directeur du Théâtre National de Bretagne, voulait que je sois appelé « directeur » et j’ai tenu à ce qu’on m’appelle « responsable pédagogique ». C’était important de revendiquer le terme de pédagogue et la question de la responsabilité.
Si on regarde le fil de tout ce que j’ai fait depuis le début de mon chemin, je n’ai fait que vouloir faire connaître à des gens des émotions vécues à travers mes propres découvertes de vagabond des lettres et des sons (au théâtre comme à l’opéra). Dans mon quotidien, je lis, énormément, de manière un peu maladive, je cherche ce qui va pouvoir me toucher, me bouleverser ou m’inquiéter, voire m’énerver, et tout ça peut s’agglutiner. Je me demande ensuite comment je vais pouvoir faire partager ça à d’autres, au public.
La plupart du temps, ce sont des textes que l’on ne connaît pas et que j’ai envie de faire connaître. Ça se double d’un travail avec des acteurs. Ce sont comme des études. Ce qui me motive, au départ, dans le choix d’un texte que je veux mettre en scène, c’est que je ne le comprends pas. Si je lis un texte qui ne m’inquiète pas suffisamment ou ne me met pas en danger, je le mets de côté parce que j’ai l’impression de savoir ce que je pourrais en faire. Je sais trop à quel point, dans le métier de metteur en scène, on a très vite un savoir-faire (au bout de quatre ou cinq spectacles), on sait vite comment éclairer, comment faire évoluer des acteurs sur le plateau, comment faire dire un texte. « Faire un spectacle qui roule », ce n’est pas trop compliqué. J’ai toujours eu cette peur de devenir un fonctionnaire de la mise en scène. J’ai toujours cherché à me mettre des bâtons dans les roues. Donc de choisir des objets qui ne vont pouvoir se révéler qu’au moment de la répétition et qui ne se révéleraient jamais à moi si je n’y passais pas deux mois de travail. Avec le risque qu’à la fin, ce ne soit pas réussi : réussi ou raté ne veut pas dire grand-chose pour moi, ce qui m’importe, c’est la tentative, le travail ; et cette somme de travail au plateau, si elle est conséquente pendant les répétitions, il en restera toujours une trace profonde au moment de la représentation.
C. T. : Penses-tu que les artistes de ta génération se posent plus cette question de la transmission ?
S. N. : Il n’y a pas de lame de fond. C’est sans doute lié à un problème extrêmement simple : la question de la troupe. À partir du moment où il y a une troupe permanente et une école qui y est adossée, il y a un mouvement naturel : regarder les anciens travailler et se saisir de leurs gestes. En France, on n’a pas cet espace. C’est ce qui manque le plus aujourd’hui. Il manque aussi une réflexion institutionnelle. Comment rendre complémentaires, par exemple, l’école du TNS et le Conservatoire de Paris ? Dans les enseignements, quelle réflexion autour de cette dichotomie — contre-productive à mon sens — entre des écoles privées de théâtre et des écoles publiques ?
Bernard Debroux : Comme cette génération précédente a confirmé le rôle déterminant du metteur en scène, c’est donc par le biais de la création que la formation se passait. Pour reprendre la distinction que propose Georges Banu, il y a la pédagogie frontalière (née avec Stanislavski) des ateliers et studios qui se déroule en marge du théâtre, et la pédagogie de l’intérieur (Brook, Mnouchkine) où tout le processus de formation est orienté vers la création d’un spectacle.
S. N. : Dans la génération des Gignoux, Dasté et autres, la question de la compagnie, de la troupe, est encore première. À partir du début des années soixante-dix, elle se dilue complètement. Il y a sans doute des exceptions (Vincent au TNS, Mnouchkine évidemment), mais en dehors d’elles, toutes les troupes disparaissent, du fait aussi des metteurs en scène : c’est plus lourd à gérer que de simplement choisir une distribution en fonction de ses désirs de spectacles. On dénonce souvent dans nos milieux l’ultra-libéralisme, mais il n’y a pas milieu plus ultra-libéral que le théâtre. On engage un comédien parce qu’on le trouve bien, si on s’engueule avec lui on ne le réengagera plus !
Gabily voulait avoir une école, moi j’ai toujours voulu en avoir une. On est un certain nombre de cette génération-là à avoir eu envie de fonder des lieux de pédagogie frontalière. Mais on disait à Gabily : vous allez former des acteurs pour vous ; à moi : vous allez former des acteurs pour vous ! On en vient à cette question assez passionnante des écoles de jeu différentes, des forces parfois contradictoires de la création (par exemple Lev Dodine versus Anatoli Vassiliev ou bien Luca Ronconi versus Giorgio Strehler !). C’est terrible, mais en même temps formidable, parce que ça crée du mouvement, des forces qui se dressent les unes à côté des autres, des esthétiques qui sont affirmées.
Cette absence de troupe vient de l’hyper prise de pouvoir des metteurs en scène. On aurait pu tomber sur des metteurs en scène qui en auraient profité pour fonder des écoles. Il y a un tournant historique qui ne se prend peut-être pas. Il me semble qu’à la suite de l’âge d’or de la décentralisation, il aurait pu se prendre. Une des plus belles époques du Conservatoire d’art dramatique, c’est l’époque où Régy enseigne dans une classe et Michel Bouquet dans une autre et où, tout d’un coup, on se dresse pour défendre quelque chose.
Ce dont j’ai le plus souffert quand j’étais élève au Conservatoire, c’est qu’on me disait qu’en sortant, je devais être capable de travailler avec n’importe qui. Je trouvais ça épouvantable comme ambition pour une école. Ça veut vraiment dire, au sens péjoratif du terme : n’importe qui ! Ça veut dire être malléable, n’avoir aucun avis sur rien. C’est déconsidérer l’acteur. Pour moi, l’acteur est quelqu’un qui doit se positionner, au-delà des contingences économiques.
Une des seules choses dont j’étais sûr en prenant la direction de l’école, c’était qu’il fallait que je dise, au début, aux élèves : « ici, vous n’allez peut-être n’apprendre qu’une seule chose, mais vous allez l’apprendre bien pendant trois ans. Cette chose que vous allez apprendre, quand vous sortirez de l’école, vous aurez peut-être envie de la prolonger et vous aurez des outils pour ça. Vous aurez peut-être envie de vous dresser contre ce que vous aurez appris, mais vous saurez contre quoi vous vous dressez. » Tous les grands pédagogues que j’ai vu travailler (Ronconi et Vassiliev) s’étaient fondés sur cette idée. Certains trouvent que c’est une démarche de secte. C’est faux, c’est une exigence poussée à l’extrême. Quand on sort de cet endroit, on est très fort et on maîtrise un outil dans une voie précise. Et surtout, on peut le rejeter si on veut. Alors que, dans l’idée qu’on va vous apprendre à pouvoir travailler avec n’importe qui, il y a simplement une dictature du marché qui dit : il faut que vous soyez capables de parler juste quand vous allez passer une audition.
L’expérience la plus violente et la plus fondatrice que j’ai eue sur la pédagogie, c’était dans le cadre de l’Académie expérimentale des théâtres lorsque nous avions été envoyés à trois ou quatre, voir travailler Ronconi pendant trois semaines à Turin. Les 3ᵉ année avaient travaillé à la table et n’en étaient quasiment jamais sortis pendant trois ans. Comme on avait à peu près leur âge, tous les élèves venaient nous pleurer dans les bras : « Ronconi est un monstre, on n’est jamais monté sur le plateau, ça fait trois ans ! » Et en même temps, ils n’étaient pas partis, ils étaient toujours là au bout de trois ans. Au début, j’étais de leur côté, je me disais : « quel démiurge, il se prend pour qui ? » Ensuite j’ai trouvé que les élèves avaient une intelligence du texte extraordinaire, rare, lorsqu’ils disaient Pasolini. En discutant avec Ronconi à la fin du stage, il m’a retourné comme une crêpe en me disant : « quand ils sont arrivés en première année, ces jeunes gens ne connaissaient pas l’histoire de leur pays, ils ne connaissaient pas l’histoire littéraire de leur pays, ils ne savaient rien. Ils étaient complètement déculturés (télévision etc.). Comment veux-tu être acteur si tu n’es pas porteur de la langue de ton pays, si tu n’es pas porteur de l’histoire de ton pays, des grands poètes de ton pays ? Les trois premières années, j’ai travaillé à ça : d’Ungaretti à Moravia en passant par Dante et tout ce qui compte dans l’histoire littéraire de ce pays. Cette école ne dure que trois ans, il faudrait sans doute qu’elle en dure six ou sept, mais au moins, au bout de ces trois ans, je sais qu’ils ont avancé et qu’ils ont fondé quelque chose ». Je trouvais ça magnifique et ça m’a énormément aidé, après, dans mon chemin. C’est ce que je fais toujours dans mes répétitions de théâtre. Même si on n’a souvent que deux mois, je tente de fonder quelque chose. Si on a vraiment travaillé sur quelque chose de costaud, il y aura un résultat. De tous les spectacles que j’ai faits, à quelques exceptions près, je suis fier de ce que j’ai fait, car on a toujours énormément travaillé et cherché. Après, ce qu’on a présenté a plu ou n’a pas plu mais on n’a quasiment jamais triché.
Et pourtant, tout nous pousse toujours « à faire semblant de ». Même quand on est directeur d’une école, tout y pousse. C’est beaucoup plus facile d’accumuler des intervenants prestigieux, on fait une liste et on y inscrit Langhoff, Régy, Warlikowski… Mais ce n’est pas un geste pédagogique fondé. Faire venir Régy juste après Langhoff, ça n’a aucun sens, au contraire ça tue les élèves parce qu’ils n’y comprennent plus rien. Au contraire, composer un programme qui fait venir Bruno Meyssat juste avant Claude Régy, par exemple, a un vrai sens dans le mouvement pédagogique.



