1.
« LA CONTEMPLATION du paysage à la fenêtre me permet de noter que ce qui passe dépasse parfois en grâce, en beauté, en noblesse, ce qui est arrêté, ou qui résiste. En cet instant, par exemple, les arbres et les arbustes sont secoués par le vent pour la seule raison, immédiatement perceptible, qu’ils sont persévérants. Dans la mesure où ils se relâchent, par moments, le secouement peut naître. S’ils n’étaient pas enracinés, on ne pourrait pas parler d’un murmure de leur feuillage, et par conséquent, plus question de rien entendre. Qui dit entendre, dit murmure, qui dit murmure, dit remuement et qui dit remuement dit cette concrétude qui est plantée quelque part et qui prend son essor à partir d’un point précis. » (Robert Walser, L’Écriture miniature1 ; dernier texte de Ricercar).
Il faudrait toujours commencer par dire, avant tout développement sur le travail de François Tanguy et du Radeau, cette chose toute simple mais capitale ; avant toute question de forme, toute considération plastique, ce fondement : si cette œuvre est essentielle et d’une force exceptionnelle, c’est que ses racines sont profondément ancrées dans le réel, qu’elle est l’œuvre d’un metteur en scène et de toute une équipe (le Radeau, et la Fonderie toute entière) sans cesse à l’écoute du bruit du monde et dans l’interrogation permanente de leur participation à celui-ci. Ce théâtre est le lieu où est cultivée et réinventée en permanence une forme singulière, puisant aux sources élémentaires de la théâtralité et les magnifiant, s’imposant par sa force plastique et la qualité de présence scénique qu’elle dégage ; mais la beauté de Ricercar comme celle des spectacles précédents, cette qualité de présence même, n’est permise et effective que parce qu’elle est en tous points « chargée », comme on dit, nourrie de cet ancrage — traversée par le monde.
Et si la scène ne mime pas celui-ci, et ne propose sur lui nul discours, elle ne nous « parle » que de lui, de notre relation à lui. Par l’interrogation et l’activation de notre perception, elle le et nous met en jeu — puisque notre perception n’est autre chose que les modalités de notre participation au réel, le cadre de la relation instaurée avec lui. Cela s’appelle l’émotion — cette faculté de la perception de toucher le sujet et de le mettre en mouvement. Cela s’appelle aussi l’humanité, sans doute. Et, comme pour les arbres de Walser, c’est cet ancrage qui fait que tout ce mouvement ne produit pas une dispersion, mais, justement, un remuement, un murmure, une musique.
2.
Lieu d’activation de la perception, de mise en mouvement des affects et des sensations, la scène du Radeau fonctionne tout à la fois comme une chambre d’écho et comme une chambre optique. C’est d’ailleurs cette double nature complémentaire qui fait que les images et les voix présentées peuvent tout aussi bien nous sembler surgir du plus profond de nos rêves que s’imposer dans l’irréductibilité de leur présence, concrète et indubitable. Hors de nous et en nous, tout à la fois matérialité et cosa mentale, c’est en cela qu’elles nous troublent et nous touchent, inquiétant notre perception2, c’est-à-dire la tenant toujours en éveil. « Il avait vu dans son sommeil, ou bien rêvé… » (Gadda, premiers mots du spectacle) ; « je l’ai peut-être rêvée ! Ou alors, c’était avant le rêve ? Le fait est que je la sens là » (Pirandello)…
C’est le même espace, à peu près, que pour les précédents Coda ou Les Cantates que l’on retrouve au début de Ricercar ; les mêmes éléments, du moins, en attente de leur circulation : les mêmes tables sur le plancher attendant d’être déplacées, la même profondeur de champ non encore complètement dévoilée mais qui s’ouvrira par la suite, les mêmes panneaux posés sur le côté en attente d’être mis en mouvement. S’y sont ajoutées, pour Ricercar, quelques petites lampes sur pied, penchées, inclinées, qui reposent contre le rebord de certaines tables. Ce « penché » sera une figure discrètement récurrente du spectacle : du cadre lumineux dessiné par un carré rouge incliné à la manière toute simple dont les acteurs peuvent manier un tabouret pour se le passer délicatement par-dessus une table ; dans l’image d’un acteur se tenant sur une seule jambe, encadré par deux panneaux de biais et accroché à un tabouret lui-même penché à 45 degrés, déclamant en italien comme luttant contre le vent ou porté par lui, entre déséquilibre et élan ; ou dans l’étrange et bouleversante cérémonie de quatre acteurs, au fond de l’espace, soulevant et retournant un panneau pour le déposer contre un mur, appuyé sur deux de ses coins, et le regarder ainsi incliné comme pour la première ou la dernière fois, avant de se mettre en ligne et d’ôter leurs chapeaux — comme à un enterrement, incongru et poignant. Ce léger et tendre penché, potentiellement mélancolique mais qui est aussi une position de guingois toute burlesque, désaxe l’image ; il induit un déséquilibre, ou un équilibre précaire et d’autant plus dynamique ; il est l’indice d’un décalage du regard et de l’ouverture d’autres lignes de fuite ainsi esquissées dans l’espace.
3.


