L’expérience plutôt que la leçon

L’expérience plutôt que la leçon

Entretien avec Daniel Jeanneteau réalisé par Christophe Triau

Le 26 Juil 2008

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Christophe Tri­au : Est-ce que la ques­tion de la trans­mis­sion se pose à toi, dans ton par­cours de créa­teur ?

Daniel Jean­neteau : Elle se pose évidem­ment, ne serait-ce que parce que j’ai quar­ante-cinq ans, que je tra­vaille depuis longtemps, et qu’il m’arrive d’enseigner ou de tra­vailler avec des per­son­nes très jeunes. Pour­tant je ne pense pas ces ren­con­tres en ter­mes de trans­mis­sion. Je n’aime pas beau­coup cette notion. Et je n’aime pas beau­coup les maîtres, d’ailleurs. La seule chose, à mon avis, que l’on devrait trans­met­tre, que l’on puisse vrai­ment trans­met­tre, c’est le relais, c’est-à-dire laiss­er la place, laiss­er exis­ter, en don­nant con­fi­ance, en s’effaçant — pour que d’autres, plus jeunes, puis­sent grandir… Nous venons, avec Marie-Chris­tine Soma, de diriger un exer­ci­ce à l’école du TNS : avec les élèves de toutes les sec­tions, nous avons mon­té un spec­ta­cle ensem­ble. C’est une expéri­ence nou­velle pour moi, et que j’ai beau­coup aimée pré­cisé­ment parce qu’il ne s’agissait pas de trans­met­tre, que nous n’étions pas là en tant que maîtres et que nous n’avons don­né aucune leçon. Nous les avons embar­qués dans nos incer­ti­tudes, notre inex­péri­ence, notre besoin d’aventure. Nous ne leur avons pas trans­mis quelque chose que nous avions déjà, nous avons acquis en même temps qu’eux quelque chose que nous n’avions pas. Et s’il y a eu trans­mis­sion, plus que dans les quelques con­seils que nous avons pu leur don­ner, qui valent ce qu’ils valent, c’est dans ce partage du doute et de la décou­verte, de l’étonnement, qu’elle s’est tenue. Ce qui me paraît le plus impor­tant à trans­met­tre aux per­son­nes très jeunes avec qui nous tra­vail­lons, c’est un cer­tain rap­port à l’existence, vivant et ouvert, plutôt que le cap­i­tal de con­nais­sances et de maîtrise, d’expérience, que nous avons accu­mulé au long des années… Et cela nous place dans l’obligation d’être nous-mêmes par­ti­c­ulière­ment vivants et ouverts, plus que dans toute autre sit­u­a­tion. Ça ne fait pas de mal de temps en temps. La cap­i­tal­i­sa­tion du pres­tige, de l’intelligence, de la con­nais­sance, de la pra­tique, faire des leçons, je trou­ve ça ter­ri­ble, et le con­traire du don. En revanche, je pense qu’avoir des référents, des per­son­nes qui dans la dis­tance inspirent, font rêver, trou­blent, ça c’est intéres­sant. J’ai passé la pre­mière moitié de ma vie à admir­er plein de gens, avec une fer­veur absolue, et cette admi­ra­tion un peu exaltée m’a plongé à chaque fois, momen­tané­ment, dans un nou­veau devenir : la force de fas­ci­na­tion et d’attirance qu’exerçaient sur moi ces per­son­nes a provo­qué des sortes de glisse­ments, de dénat­u­ra­tions dont j’étais assez con­scient, que je choi­sis­sais, mais qui m’aidaient à me déplac­er intérieure­ment et à élargir mes champs de con­science. C’était épisodique et lim­ité, cela cor­re­spondait en quelque sorte à des années d’apprentissage, ces années pen­dant lesquelles l’être se con­stru­it à tra­vers des ren­con­tres pour la plu­part fan­tas­mées, fic­tion­nelles, et s’accomplissant dans la dis­tance.
Mais il y a aus­si une autre trans­mis­sion, essen­tielle, qui se fait par l’expérience de l’œuvre d’art. Les œuvres que nous a lais­sées le passé, celles, par­fois, qui sont pro­duites aujourd’hui, recè­lent, dans le spec­tre de leur présence, des sommes d’informations com­plex­es, une richesse humaine qui se trans­met sans qu’on l’analyse mais qui nous rem­plit, nous développe intérieure­ment, nous stim­ule, nous ali­mente ; qui dépose en nous des struc­tures, des mes­sages, des infor­ma­tions com­pressées qui repren­nent de l’espace en nous par le biais de l’émotion. Les œuvres d’art ont le pou­voir de déplac­er, de révéler, de chang­er des vies, par­fois d’en sauver.

C. T. : Dans tes « années d’apprentissage », il y a ta col­lab­o­ra­tion avec Claude Régy. Ce qui est très sin­guli­er, il me sem­ble, dans cette rela­tion, c’est qu’elle s’est tout de suite jouée dans le faire : tu as dès le début tra­vail­lé, comme scéno­graphe, avec lui. Et j’ai l’impression que tu t’es très vite « sin­gu­lar­isé » ; tu as été forte­ment lié et asso­cié à lui, mais sans que ce soit aux dépens de ton indi­vid­u­al­ité pro­pre, au con­traire : tu as été recon­nu pour toi-même, pour ton apport par­ti­c­uli­er à son tra­vail, et non comme le « bras », l’assistant ou l’élève de Régy.

D. J. : C’était juste­ment ça le mir­a­cle de cette ren­con­tre : Claude ne s’est pas tenu devant moi comme un maître. Et je pense d’ailleurs que la manière dont je vis le tra­vail de for­ma­tion aujourd’hui est liée à la modal­ité de notre ren­con­tre. Au tout début, il s’est présen­té à moi avec ses inquié­tudes, ses fragilités, ses incer­ti­tudes, ses doutes. Et il demandait, à moi qui ne savais rien, qui étais encore à l’école et n’avais aucune con­nais­sance ou expéri­ence réelle des choses, de lui répon­dre, de le ras­sur­er ou de l’aider. Il avait le courage d’assumer un grand dénue­ment (qui, je l’ai com­pris par la suite, fait par­tie inté­grante de sa force). Le tra­vail s’est placé d’emblée sur un plan d’« égal­ité » trou­blant, inquié­tant et heureux à la fois, qui a révélé en moi des forces que je n’aurais jamais cru avoir. C’est là qu’il y avait de sa part une générosité réelle : nous étions dans un rap­port vivant, de per­son­ne à per­son­ne, un rap­port de ren­con­tre et d’écoute. Le mod­èle hiérar­chique des maîtres et des élèves n’est pas très intéres­sant. Je préfère celui de l’« être ensem­ble », et d’une cer­taine égal­ité dans l’expérience, une égal­ité liée à l’instant, à la décou­verte — l’expérience plutôt que la leçon. C’est pré­cisé­ment le dan­ger, le risque lié à l’expérimentation qui fait que les êtres ont besoin les uns des autres et se rap­prochent, se sol­i­darisent dans un moment de tra­vail et d’action. La ver­ti­cal­ité des rap­ports n’est pas très intéres­sante, sinon, évidem­ment, dans une stratégie de pou­voir. On con­fond sou­vent la respon­s­abil­ité et le pou­voir. C’est l’horizontalité des réseaux, des cir­cu­la­tions de pen­sées et de gestes, qui fait que par­fois, pen­dant un temps, un être nou­veau, immatériel, organique, se con­stitue et vit entre les dif­férentes per­son­nes qui se sont asso­ciées pour que se pro­duise la représen­ta­tion : c’est une expéri­ence inépuis­able, tou­jours dif­férente et nou­velle, et une des plus belles méth­odes dont nous dis­posons pour explor­er l’humanité. Une expéri­ence au-delà de la morale, un rap­port de néces­sité plus urgent que le fait de sim­ple­ment « partager » un peu de ce qu’on a déjà.

C. T. : Mais tout cela n’est pas des­tiné à par­tir en fumée : les expéri­ences pro­duisent de l’expérience.

D. J. : C’est les deux. Les expéri­ences que nous vivons dis­parais­sent dès qu’on ne les vit plus, mais nous trans­portons en nous, évidem­ment, des mod­i­fi­ca­tions, des ger­mes qui en entraîneront d’autres, qui iront ailleurs, plus tard, fleurir autrement… Cer­tains spec­ta­cles que je n’ai pas vus m’ont mar­qué parce que j’ai perçu chez ceux qui m’en ont par­lé un trou­ble, une émo­tion réelle. Leur trou­ble m’a trans­mis quelque chose de la réal­ité vivante de la représen­ta­tion, suff­isam­ment pour que je place moi aus­si ces spec­ta­cles dans le reg­istre des expéri­ences vécues, gravées en moi. Ce que j’aime dans le théâtre, c’est sa part d’immatérialité — une immatéri­al­ité agis­sante. C’est que le vrai résul­tat de la créa­tion s’accomplit de façon invis­i­ble dans le plus secret des êtres, et de là génère des trans­for­ma­tions, de nou­velles pos­si­bil­ités d’expériences, de nou­velles pen­sées… On ne sait pas ce qu’on saisit, ce qu’on retient, et l’essentiel de ce qu’on perçoit et vit au théâtre passe par un bain d’oubli. L’oubli est l’une des con­di­tions d’existence du théâtre : vouloir retenir est con­tre nature, c’est le tuer. Il y a dans l’oubli assumé une sorte d’acte de con­fi­ance, de prière laïque au vivant, à la mémoire com­mune, à l’être, à la trans­mis­sion d’individu à indi­vidu, dans l’instant de la ren­con­tre.

C. T. : Mais s’il y a oubli, il existe aus­si une mémoire de l’oubli, qui n’est pas for­cé­ment une mémoire con­sciente et rationnelle : comme il y a une mémoire de l’eau…

D. J. : Pré­cisé­ment : il y a une mémoire de l’oubli, une mémoire dans l’oubli. Et même : une mémoire par l’oubli. C’est peut-être celle qui m’intéresse le plus : celle qui se trans­forme en sub­stance de vie. Il me sem­ble qu’en général la part de la mémoire de, dans et par l’oubli est plus impor­tante que celle de la mémoire con­sciente, et quo­ti­di­en­nement nous vivons à tra­vers une masse de choses que d’autres ont vécues, dont nous n’avons pas idée, qui nous ont été trans­mis­es à notre insu.

C. T. : Te donnes-tu comme objec­tif, dans le choix et la con­cep­tion des pro­jets, de créer les con­di­tions par­ti­c­ulières pour que l’expérience vous déplace, vous ébran­le, vous mod­i­fie ?

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Écrit par Christophe Triau
Essay­iste, dra­maturge et est pro­fesseur en études théâ­trales à l’Université Paris Nan­terre, où il dirige l’équipe Théâtre de...Plus d'info
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