Mettre en scène l’irreprésentable

Mettre en scène l’irreprésentable

Entretien avec Romeo Castellucci réalisé par Jean-Louis Perrier

Le 28 Juil 2008

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Jean-Louis Per­ri­er : Qui est l’auteur de Infer­no, Pur­ga­to­rio et Par­adiso, les trois pièces inspirées de La Divine Comédie que tu présentes à Avi­gnon ?

Romeo Castel­luc­ci : La place de l’auteur, ou ce qui demeure de son dur ima­go, est une cham­bre vide occupée à chaque fois par une per­son­ne dif­férente : il y a eu Dante, il y a moi, il y aura les spec­ta­teurs.

J.-L. P. : Il y aurait trois com­posantes ?

R. C. : Trois poten­tielle­ment. J’en appelle à la force créa­trice du spec­ta­teur. Il peut être l’auteur de sa pro­pre vision. Le spec­ta­teur peut for­mer l’œuvre dans ce cen­tre flot­tant, sans grav­ité, qu’est son cerveau.

J.-L. P. : Pens­es-tu à lui quand tu mets en scène ?

R. C. : Pas du tout. Car ce serait imag­in­er ses besoins. Je n’imagine pas sa place. Je pleure. Je suis lui. À deux dif­férences près : l’une, parce que je dois voir les images à l’avance dans une approche dra­maturgique ; l’autre parce que je dois les con­gel­er, alors que le spec­ta­teur doit faire le même proces­sus en sens inverse : il doit bris­er la glace des images.

J.-L. P. : La pre­mière com­posante de l’« auteur » est Dante. Que reste-t-il de lui dans tes trois spec­ta­cles ?

R. C. : Rien. Il a dis­paru. En moi. Reste la géométrie et le sys­tème de l’imagination. J’ai suivi la posi­tion de l’artiste Dante, plutôt que son œuvre. Dans ce voy­age de l’imagination, l’invention la plus éton­nante, c’est que Dante voit et qu’en même temps il est vu. Ce sim­ple fait le place à l’origine d’une cer­taine idée de l’art. Il invente la fig­ure de l’artiste. La fig­ure de l’artiste comme fig­ure autonome naît à cette époque avec Giot­to et Dante. Tous deux s’érigent en auteurs. Tous deux, d’une cer­taine façon, brisent un sys­tème : byzan­tin d’un côté, latin de l’autre, deux codes forts. Ils s’élèvent au-dessus de ces sys­tèmes.

J.-L. P. : Si la fig­ure de l’artiste se con­stru­it dans le texte chez Dante, j’ai l’impression qu’elle se con­stru­it chez toi dans l’effacement du texte, couche après couche, pour arriv­er à ta pro­pre créa­tion.

R. C. : Quand je tra­vaille sur un livre il ne s’agit jamais d’effacer mais d’absorber, à tra­vers la peau, par la voie épi­der­mique. La peau est tout. Le monde est ce qui est au-delà de notre peau. Laiss­er fil­tr­er un livre à tra­vers la peau, c’est accepter que le monde pénètre en toi et vienne s’y imprimer au plus pro­fond. De là, je peux dégager une struc­ture com­plexe, pactis­er avec elle et l’éliminer.

J.-L. P. : Quand tu dis que le texte est absorbé dans ton tra­vail, est-ce parce que la langue en dit trop — ou pas assez ?

R. C. : Les deux.

J.-L. P. : Pens­es-tu qu’elle risque de détru­ire ton théâtre ?

R. C. : Non. Mais elle risque de don­ner au sys­tème d’images un vol­ume que je con­sid­ère comme bidi­men­sion­nel. Par ailleurs, la parole peut par­fois devenir trans­par­ente. Il y a des mots qui devi­en­nent alors comme des lumières, des ombres ou des corps. Il faut les penser. Tra­vailler sur la lumière comme de la parole, ou tra­vailler avec les corps des acteurs ou des ani­maux comme de la musique. Le théâtre a besoin de cinq dimen­sions : hau­teur, pro­fondeur, largeur, lignes, sur­faces, vol­umes — avec le temps — la qua­trième dimen­sion. Et il y a la cinquième, dans l’entrée de l’acteur, qui forme comme le cinquième mur d’une cham­bre à qua­tre murs. D’où vient-il ?

J.-L. P. : Pour la pre­mière fois, tu col­la­bores avec une choré­graphe, Cindy van Ack­er. Au théâtre, l’auteur est-il celui qui réu­nit les formes ?

R. C. : Avec Cindy van Ack­er, qui a dévelop­pé un superbe tra­vail sur la bradyciné­tique et le mou­ve­ment au sol, nous avons tra­vail­lé surtout le mou­ve­ment de la masse d’Infer­no. Oui, pour moi, le théâtre est la forme d’art vers laque­lle tous les autres con­ver­gent depuis la nuit des temps, des cav­ernes de tou­jours, du futur imag­iné à tra­vers le passé, et dans la forme future. De tous les arts, le théâtre est le plus en poten­tiel. Il tra­vaille sur la pos­si­bil­ité. Le théâtre vole le temps du spec­ta­teur. Il vole du temps à la réal­ité. Il oblige le temps réel à une autre réal­ité. Parce que le théâtre est surtout l’art du temps. L’art du vol. Vol­er à la réal­ité du temps si rapi­de­ment qu’il en paraisse arrêté.

J.-L. P. : Le temps au théâtre est-il plus impor­tant que l’espace ?

R. C. : Le fait d’apparaître, de se déplac­er, de par­ler sont des out­ils pour forg­er du temps. Le temps est le lit du fleuve, de la forme-théâtre.

J.-L. P. : La dimen­sion plas­tique est moins impor­tante que la dimen­sion musi­cale ?

R. C. : Il faut trou­ver la clef du temps. Chaque pièce a un temps dif­férent. Il s’agit d’une ren­con­tre. Par­fois elle se fait, par­fois non.

J.-L. P. : À quel moment sais-tu que tu as trou­vé le temps ?

R. C. : Il advient. C’est évi­dent. C’est un moment d’irradiation. Je ne saurais dire com­ment, mais c’est clair pour moi. C’est, ou ce n’est pas. Point.

J.-L. P. : Pour en revenir à une ques­tion déjà abor­dée — est-ce que tu as un sen­ti­ment de beauté à ce moment ?

R. C. : Oui. C’est le mot qui con­vient. Si tu es capa­ble de trou­ver cette amande du temps, à ce moment-là c’est pos­si­ble de percer la réal­ité.

J.-L. P. : Tu pens­es que la beauté est de l’autre côté de la réal­ité ?

R. C. : D’un autre côté, mais sur le même plan, dans la mesure où il s’agit d’une sur­face. Il faut pass­er à tra­vers, comme à tra­vers le voile d’eau d’une piscine. Il faut se plonger à tra­vers le drap trans­par­ent de la sur­face. Aller au plus pro­fond de la sur­face. Ce n’est pas un para­doxe de plus. La sur­face, c’est tout ce que nous avons en ter­mes de peau, de sang dévoilé, de vision, de pure com­mu­ni­ca­bil­ité du monde.

J.-L. P. : Cette tra­ver­sée de la réal­ité pour trou­ver la beauté implique-t-elle une démarche intel­lectuelle ?

R. C. : Non. Pour moi, c’est tou­jours un in medias res¹ hyper-vio­lent, un cadrage men­tal et une « scène ».

J.-L. P. : La beauté a‑t-elle besoin d’une forme d’équilibre ou de déséquili­bre ?

R. C. : La beauté a besoin d’équilibre. Même si elle appa­raît dans le désor­dre, dans l’ordure, il s’agit d’un équili­bre absolu. La beauté est dans l’exactitude. Nous sommes touchés par l’exactitude d’une forme, par l’exactitude d’un autre temps qui est capa­ble de s’imprimer, de dépass­er la com­mu­nauté, de dépass­er le lan­gage, de rompre les digues et de pénétr­er la con­science. Il s’agit de quelque chose que tu ne peux plus faire tomber en une phrase. Et ça, c’est une bonne nou­velle.

J.-L. P. : Est-ce en tra­vail­lant la com­po­si­tion, le dosage, le rythme que tu peux arriv­er à la beauté ?

R. C. : Quand je tra­vaille sur un mot, comme Infer­no, le mot peut avoir une impor­tance absolue. Je ne tra­vaille pas avec un texte mais avec un mot. Ça suf­fit et ça peut être trop par­fois. Ce mot devient une porte. Il faut trou­ver l’exactitude de la for­mule de ce mot. Qu’est-ce que ça veut dire ? Quelle est sa réso­nance ? Il faut sur­pren­dre le mot même. Qu’est-ce que c’est que ce mot Infer­no ? Il faut aller de l’autre côté de ce mot, com­pren­dre son étrangeté par­ti­c­ulière. Tous les mots pos­si­bles sont vrai­ment étranges. Il faut répéter, répéter le mot jusqu’à l’abstraction. Qu’est-ce qu’Infer­no ? Où est-il ? De quel lieu vient-il ? Qui a inven­té ce mot ? Qu’est-ce qu’il veut dire pour moi, pour cha­cun, quand nous sommes ensem­ble, quand nous sommes séparés, quand nous nous endor­mons au fond de notre lit ? On peut tra­vailler avec la lumière, avec la scéno­gra­phie, avec les corps, mais c’est le mot qui importe.

J.-L. P. : Le mot est en toi ou devant toi ?

R. C. : Au début il est devant moi, parce que c’est une sorte d’accident, de ren­con­tre — l’accident est un thème d’Infer­no. Dans l’accident d’automobile, le temps, l’espace, la forme et l’énergie changent en une frac­tion de sec­onde. Dans cet arrêt sur une bar­rière invis­i­ble, le Je — le Moi — est pro­jeté hors du corps. Si tu es con­duc­teur, tu es pro­jeté au-delà de l’espace de la forme, dans une autre dimen­sion, hors de la voiture de toi-même, hors de ton corps — ton corps reste là encore longtemps, dans la voiture. La ren­con­tre avec le mot s’effectue ain­si, con­tre une dimen­sion invis­i­ble et extrême­ment dure.

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