Romeo Castellucci — Renaître en oeuvre d’art totale

Romeo Castellucci — Renaître en oeuvre d’art totale

Le 29 Juil 2008

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CHAQUE ŒUVRE nou­velle de Romeo Castel­luc­ci tente de réini­tialis­er le théâtre. Comme en infor­ma­tique, il s’agit de remet­tre en mou­ve­ment ses com­posants, en réex­am­i­nant ce qui le con­stitue depuis les orig­ines, en se replaçant et en nous replaçant devant eux par des moyens nou­veaux. Observez bien : c’est cela qui vous a fait, c’est de cela dont vous êtes faits, sai­sis­sez ce que vous pou­vez. À cette fin, Romeo Castel­luc­ci rap­pelle et défie les grands com­mence­ments : ceux du théâtre lorsqu’il se déclare par les chœurs d’Eschyle (Orestea, una com­me­dia organ­i­ca ?, 1995) ; de l’opéra dans les voix de Mon­tever­di (Il Com­bat­ti­men­to – Madri­gali guer­ri­eri e amorosi, 2000) ; de la lit­téra­ture ital­i­enne à tra­vers La Div­ina Com­me­dia de Dante (Infer­no, Pur­ga­to­rio, Par­adiso, 2008) ; non sans pass­er par les mythes bibliques (Gen­e­si. From the muse­um of the sleep, 1999) ; tous élé­ments large­ment redis­tribués dans la Trage­dia Endo­go­ni­dia (2002 – 2005), via les nom­breuses haltes à la jou­vence Shake­speare (Amle­to. La vee­mente este­ri­or­ità del­la morte di un mol­lus­co, 1992 ; Giulio Cesare, 1997).
En arti­san d’une véri­ta­ble re-nais­sance du théâtre — le nom de sa com­pag­nie, Soci­etas Raf­fael­lo Sanzio, évoque assez le pro­jet —, Romeo Castel­luc­ci n’a cessé de re-par­courir les textes les plus hauts, avant de les incor­por­er dans cet art tou­jours à venir, quoique por­teur d’un nom si ancien : celui de théâtre. Il ne met pas ces textes en scène à la let­tre, mais place l’absorption de la let­tre au cœur de la mise en scène, comme si cela allait per­me­t­tre de retrou­ver moins le mou­ve­ment qui l’a fait naître, que le mou­ve­ment même de naître, celui de la créa­tion. Cha­cune de ses œuvres est retour sur la con­cep­tion, rap­pelée par les scènes d’insémination in utero ou in vit­ro — du Com­bat­ti­men­to, du très mécon­nu Voy­age au bout de la nuit (Avi­gnon, 1999), d’Uovo di boc­ca (2000), ou de la Trage­dia Endo­go­ni­dia. Tout spec­ta­cle retourne aux moments pre­miers, en les explo­rant à l’aide d’une palette d’instruments con­tem­po­rains sonores et visuels, dont le plus fort de réso­nances n’est pas le moins atten­du : le mot.
À cet égard, son Amle­to est fon­da­teur. On sait la qua­si-impos­si­bil­ité de se con­stituer en homme de théâtre (occi­den­tal), ou en per­son­nage (occi­den­tal), sans pass­er par Ham­let. Mais si Romeo Castel­luc­ci sac­ri­fie au genre, c’est en nous don­nant à voir le spec­tre d’Hamlet — pas celui de son père, resté out­re-tombe. Ce spec­tre n’est pas seule­ment le mort-vivant du per­son­nage théâ­tral : il est spec­tre au sens physique, dans la décom­po­si­tion ana­ly­tique de la matière qui le con­stitue, de son ray­on­nement — formes, couleurs et sons, à nos yeux révélés. En ce sens — ana­ly­tique —, les fig­ures castel­luc­ci­ennes ne tra­versent pas la scène sans retra­vers­er l’histoire, depuis l’antiquité, sans arbor­er les traces de leur com­po­si­tion, de leur fab­ri­ca­tion, de leur asso­ci­a­tion, et cela seul devrait suf­fire à frein­er, comme voulait bien le voir Freud, cer­tain aban­don au sen­ti­ment : « Les âmes de L’Enfer de Dante ou les appari­tions spec­trales dans le Ham­let, le Mac­beth, le Jules César de Shake­speare peu­vent être lugubres et effrayantes, mais elles sont au fond tout aus­si peu étrange­ment inquié­tantes que, par exem­ple, le monde sere­in des dieux d’Homère. »1
À peine né, Ham­let trem­ble d’être au monde, d’être en scène, d’être debout. Car, dans le moment même où il se dresse devant les autres, il lui faut porter sa pro­pre fig­ure et la main­tenir, comme le fera la jeune femme de Hey Girl !2 avec sa tête démesuré­ment grossie. Ham­let ne s’interroge pas devant un crâne : ce n’est pas la mort qu’il invoque mais sa pro­pre fig­ure, dont il doit porter le sens, trop lourd. C’est le poids de la fig­ure et lui seul qui met en mou­ve­ment l’acteur castel­luc­cien. L’acteur ne joue que par défaut : il est por­teur — col­por­teur — de sens. Il le trans­porte, matérielle­ment, sur scène. L’acteur ne prête pas ses traits à un per­son­nage qui s’adresse à la salle en s’interrogeant : « Être ou ne pas être ? » : il est appareil­lé, par­fois attelé, ani­male­ment, au fardeau du sig­nifié, con­damné à vivre avec lui cette injonc­tion inscrite au tableau noir : « être et ne pas être ». Au risque de tomber sous le sens, d’être écrasé par la con­tra­dic­tion fon­da­men­tale dont il est l’objet.
Quelle que soit la fig­ure à laque­lle ils ren­voient : sage, saint, héros, homme poli­tique ou femme de la rue (Caïn, Oreste, Jules César, Ham­let, de Gaulle et tant d’autres, sans noms, mais rarement sans référents), les por­teurs de Romeo Castel­luc­ci sont égaux de traite­ment. Moins par leur his­toire que par leur con­di­tion. Tous, à un degré ou un autre, vis­i­ble­ment affec­tés par le sens, qui ronge leurs pro­pos, leurs gestes et leurs tra­jec­toires — exem­plaires, les corps tra­chéo­tomisés de Giulio Cesare, amputés de Gen­e­si ou de la Trage­dia. Le besoin de sig­ni­fi­er les a cor­rodés comme une lèpre. Ils sur­vivent, trans­fusés au con­cept. Au demeu­rant, la fig­ure est rarement tail­lée d’un seul bloc. Même lorsqu’elle paraît dotée d’une iden­tité, elle mon­tre des signes de dévi­a­tion, de déséquili­bre, sous un faix de sig­nifiés mul­ti­ples que l’acteur tente de main­tenir ensem­ble, et ce main­tien lui laisse d’autant moins de lib­erté qu’il est hap­pé par la nar­ra­tion, par la mise en musique du temps.

  1. Sig­mund Freud : L’inquiétante étrangeté et autres essais, Folio essais n° 93. ↩︎
  2. Sur la par­en­té d’Amle­to et de Hey Girl !, lire Art’O n° 23 : Gian­ni Manzel­la, « Alla ricer­ca del gesto per­du­to ». ↩︎
  3. Jacques Le Rid­er, Dic­tio­n­naire du monde ger­manique, Bayard, 2007. ↩︎
  4. Mar­cel­la Lista, L’Œuvre d’art totale à la nais­sance des avant-gardes 1908 – 1914, Édi­tions du CTHS, 2006. ↩︎
  5. Entre­tien avec Cather­ine Mil­let à pro­pos de Der Hang zum gesamtkunst­werk, Art Press, n° 86. ↩︎
  6. Lire ci-après l’entretien avec Romeo Castel­luc­ci. ↩︎

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