Un paysage — STIFTERS DINGE de Heiner Goebbels

Un paysage — STIFTERS DINGE de Heiner Goebbels

Le 14 Juil 2008

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Deux tech­ni­ciens répan­dent suc­ces­sive­ment, à l’aide d’un tamis, une poudre blanche sur la sur­face des trois bassins rec­tan­gu­laires qui s’offrent à nos yeux, l’un der­rière l’autre, au début du spec­ta­cle ; puis ils dis­posent trois tuyaux plas­tiques par lesquels s’écoulera l’eau qui la dis­soudra peu à peu. Ce sera la seule inter­ven­tion humaine qui nous sera don­née à voir dans Stifters Dinge. Au fond, une masse encore comme sans relief se dis­tingue : un col­lage de pianos, en tous sens, cordes à nu, d’où émer­gent comme d’une mon­tagne des branch­es d’arbres. « Une œuvre pour piano sans pianiste mais avec cinq pianos, une pièce de théâtre sans acteur, une per­for­mance sans per­former — un non one-man show ou peu importe la dénom­i­na­tion qu’on choisira »1 : instal­la­tion ou com­po­si­tion pour pianos mécaniques, sons, eau, lumières et autres choses, Stifters Dinge (« Les choses de Stifter ») présente un paysage dont l’homme se serait absen­té.
Paysage tout en pro­fondeur et non panoramique, où le regard donne sur les trois petites éten­dues d’eau puis, comme sur un hori­zon, sur le mas­sif chao­tique de pianos auquel les vari­a­tions lumineuses don­neront relief, ou sur l’écran qui descend par moments devant lui pour dif­fuser la lumière, fil­tr­er l’éclat d’un pro­jecteur ou devenir sur­face de pro­jec­tions — d’une image (marais et bosquet sur un tableau du XVIIᵉ siè­cle) ou des reflets de la lumière sur la sur­face de l’eau devant lui. Car ce qu’il y a à voir, dans cet espace sans homme et ce temps sans drame, ce sont les événe­ments pro­duits par de telles vari­a­tions : des lignes géométriques qui se tra­cent ou un bal­let de rec­tan­gles lumineux se déplaçant sur le sol, le jeu de la lumière sur les sur­faces, un nuage de fumée s’élevant entre branch­es et pianos, une fine pluie qui tombe sur l’étendue lisse de l’eau, la lente dis­so­lu­tion de poudre dans des lacs minia­tures — jusqu’au bouil­lon­nement final de car­boglace, comme autant d’îles et de gey­sers au milieu de mers immenses, se dis­solvant jusqu’à ce que la sur­face de l’eau soit recou­verte d’une couche blanche se défaisant alors en un pro­gres­sif dégel. Une averse, de la neige, les formes dess­inées par des soleils ras­ants ou tombant du zénith de la scène… Des vari­a­tions cli­ma­tiques. Le dis­posi­tif scéno­graphique de Klaus Grün­berg et la suite des séquences scéniques con­stru­ites autour de lui instau­re alors une tem­po­ral­ité qui n’est plus celle de l’activité de l’homme, mais celle d’un cours naturel.
Nulle action humaine, nul drame si ce n’est celui du regard, et de l’écoute, de l’attention aux sons, aux mou­ve­ments lumineux, et à leur artic­u­la­tion au temps : le temps qui les fait voir, l’autre temps qu’ils font percevoir. Se déploie ain­si, con­cen­trée en une heure dix, la con­tem­pla­tion d’un monde en minia­ture où s’offrent à nos yeux les mille et une nuances d’un après-midi d’hiver (ou d’un hiv­er entier, on ne sait plus) : un paysage sans cesse changeant, à explor­er (comme ces ter­res incon­nues à décou­vrir, dont Lévi-Strauss regrette la dis­pari­tion dans un extrait d’entretien dif­fusé dans le spec­ta­cle) et face auquel il nous faut faire l’expérience d’un regard vierge.
Il nous faut voir, donc, percevoir les « choses ». Il nous faut aus­si enten­dre, la com­po­si­tion musi­cale de Goebbels : piano, voix humaines et chants « prim­i­tifs » de Papouasie, de Colom­bie ou de Grèce, mais aus­si les sons pro­duits par les cordes frot­tées ou tapées, par de l’air pro­jeté dans de longs tubes, les craque­ments ou les frot­te­ments d’une matière sur une autre matière. Il nous faut aus­si voir-enten­dre : le deux­ième mou­ve­ment du con­cer­to ital­ien en fa majeur2 de Bach joué, tan­dis que tombe l’averse, par un piano mécanique, les touch­es pré­cisé­ment éclairées mues sans doigts pour les action­ner ; l’avancée vers la face du bloc de pianos, jouant tous ensem­ble comme une machine folle, comiques, menaçants, impres­sion­nants. Il nous faut enten­dre-voir, enfin : la stupé­fi­ante descrip­tion, extraite des Car­nets de mon arrière-grand-père d’Adalbert Stifter, dont la lec­ture est dif­fusée durant une séquence du spec­ta­cle : celle d’un paysage, en lisière d’une forêt, entière­ment pris par le givre, pétri­fié-vit­ri­fié, tra­ver­sé de craque­ments et de bruits sourds — ceux des branch­es et des arbres qui se brisent et s’effondrent sous le poids du gel.
Un spec­ta­cle étrange, où l’effroi se mêle à la beauté3, fasci­nant :
« Je n’avais jamais vu cette chose aus­si bien qu’aujourd’hui. (…) La pluie avait tout recou­vert de glace fraîche. (…) Quand bien même c’était encore le début de l’après-midi, quand bien même le ciel gris irra­di­ait une lumière claire, comme si on aurait dû voir le soleil briller à tra­vers les nuages, c’était pour­tant bien un après-midi d’hiver et il fai­sait si som­bre que déjà les champs blancs devant nous com­mençaient à chang­er de couleur (…). C’était inimag­in­able, la splen­deur et le poids de la glace accrochée aux arbres. Les conifères étaient pareils à des can­délabres où pendaient d’innombrables bou­gies, dirigées vers le sol, aux dimen­sions fab­uleuses. (…) Dans tant de scin­tille­ment et de cha­toiement, aucun rameau, aucune aigu­ille ne bougeait, sauf après une chute de glace lorsqu’une branche bat­tait l’air. Ensuite tout rede­ve­nait calme. Nous attendîmes, et regardâmes, je ne sais pas si c’était par admi­ra­tion ou par peur de nous engager dans la chose. Et lorsque nous regardâmes en arrière, vers les champs par lesquels nous étions venus, comme nous l’avions con­staté tout au long de la journée, il n’y avait ni être humain ni créa­ture vivante, unique­ment moi, Thomas et l’alezan, seuls en pleine nature »4.
Face à — ou, plus encore : pris dans — ce paysage d’hiver, dont tout le spec­ta­cle sem­ble déclin­er les motifs, l’homme est saisi — dans l’expérience d’un des­sai­sisse­ment, celui de sa maîtrise et du sen­ti­ment de sa cen­tral­ité. Le regard ain­si instau­ré implique un change­ment d’échelle, il pro­duit une rad­i­cale rel­a­tivi­sa­tion de la place de l’homme, et par con­séquent son ouver­ture à l’infinitude con­crète de ce qui l’entoure, du temps et de l’espace dans lequel il s’inscrit, d’un ordre naturel autonome. Vien­nent alors à l’esprit les dernières lignes des Mots et les choses de Fou­cault : « alors on peut bien pari­er que l’homme s’effacerait, comme à la lim­ite de la mer un vis­age de sable »5

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Écrit par Christophe Triau
Essay­iste, dra­maturge et est pro­fesseur en études théâ­trales à l’Université Paris Nan­terre, où il dirige l’équipe Théâtre de...Plus d'info
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