« Il est difficile d’enseigner ce que l’on ne peut pas enseigner ».
Lacan
UNE TACHE ROUGE, une silhouette frêle et ensuite une danse effrénée… C’était l’apparition étonnante d’une Clytemnestre inattendue, plus jeune que sa fille, d’une Clytemnestre épanouie par l’amour sans interdit, de la Clytemnestre de Valérie Dréville, élève encore de l’école de Chaillot. École qui nouait avec le Théâtre un circuit sanguin permettant la communication et l’échange. « Rien n’était séparé et j’aimais tout, j’y étais partout » se souvient encore Valérie Dréville. Vitez, c’était son propos, ne renvoyait jamais l’enseignement à une position subalterne, bien au contraire, il l’assimilait à ce qui lui était le plus cher : un cahier d’exercices perpétuels à même de conduire vers ce Grand Théâtre d’Exercice que devait devenir le Théâtre National de Chaillot sous sa direction. Là-bas, face à ce grimoire crayonné dans la fièvre de l’École, Valérie Dréville a vécu pour la première fois l’expérience de la tentation pédagogique. Elle avoue avoir découvert l’ouverture comme préalable à la pédagogie vitézienne animée par le désir de tout embrasser sans jamais pour autant sacrifier la liberté ludique dont Vitez n’entendait pas se dissocier. Elle invite à se former en cherchant dans le contexte d’un enseignement ni frivole, ni arbitraire, enseignement d’un processus en liberté et nullement d’un savoir constitué, enseignement en fusion perpétuelle.
Vitez l’exerce avec joie, le matin toujours, avant toute dispersion administrative et médiatique, telle une pratique de purification laïque ! Il a incarné la tentation pédagogique avec tout ce qu’elle comporte comme séduction et, avouons-le, de danger. La séduction de l’exercice et le danger de la clôture.
Valérie Dréville s’est formée à l’aune de ce besoin irrépressible « d’enseigner pour créer ». Vitez l’a éprouvé jusqu’au plus profond de lui-même et pareille position ne pouvait être que contagieuse.
Des années plus tard, lors d’une rencontre au château de Brangues, siège de Claudel, Valérie Dréville fit une intervention organisée, systématique, à même de fournir le plus clair schéma pédagogique d’Anatoli Vassiliev. Jamais la pensée du maître russe ne m’a semblé mieux exposée au point de penser alors à Ouspenski dont les Fragments d’un enseignement inconnu fournissent la meilleure introduction à la « sagesse » de Guedjieff. C’était le résultat concrètement perceptible du travail effectué avec dévotion et ascèse, dans le studio de Moscou, là où Valérie Dréville a cherché et trouvé souvent refuge. À l’origine se trouve cette fois-ci le travail sur un rôle, celui qu’elle interpréta avec génie dans Le Bal Masqué de Lermontov : il lui permit de rencontrer Vassiliev. Des horizons nouveaux allaient s’ouvrir car l’artiste russe, plus que tout autre, est épris de pédagogie dans la perspective de l’avènement d’un nouvel acteur.
Par rapport à Vitez, le rapport s’inversait car, chez Vassiliev, la formation prenait le dessus sur la création. Formation à base de concentration et de sacrifice, de réclusion monastique et d’exercices aussi éprouvants que les pratiques des traditions spirituelles. Seconde station de cette tentation pédagogique dont Valérie Dréville a accepté d’assumer avec dévotion le défi. Cela l’a conduite à un autre rôle grec, Médée, dans la version de Heiner Müller. Sans l’épreuve du Studio de Vassiliev, elle ne serait sans doute jamais parvenue à cette expression ultime où — intuition géniale ! — la destruction de l’être a pour pendant la destruction du langage.
La tentation pédagogique a à voir avec un chemin de croix car elle implique une douleur légitimée par la perspective d’un salut. Salut profane, en tant qu’acteur, mais salut quand même.
Pour y parvenir, Valérie Dréville n’hésite pas et elle se confronte à une troisième station. Station qui a pour nom Claude Régy. Lui, à la différence des autres, enseigne et forme, non pas dans le contexte d’une structure, école ou studio, mais convertit le travail lui-même en processus pédagogique. Pédagogie intérieure, pédagogie intégrée. Elle s’exerce au nom d’une attente d’acteur, d’un horizon de jeu. Régy n’enseigne pas pour créer, mais en créant, enseigne. Simultanéité de la formation et de la création sans espaces ni temps pressentis autonomes. Au terme de cette troisième station, Valérie Dréville ira le plus loin dans la dépossession de sa matérialité pour La Mort de Tintagiles où Claude Régy la mènera jusqu’au bout de la disparition, de l’évanouissement ultime. Suprême don de soi dont, de la salle, nous prenions, éblouis, la mesure. Un autre maître l’avait entraînée du côté de l’ombre tant recherchée par Maeterlinck.
À force de traverser pareilles aventures, Valérie Dréville a sans doute reconnu directement les retombées de la tentation pédagogique dont Vitez, Vassiliev et Régy furent également habités. Et, aujourd’hui, à son tour, elle l’éprouve, en confirmant la portée de pareilles aventures. La tentation pédagogique est un legs interpersonnel, une relation, et non seulement un savoir. Mais aujourd’hui, nous pouvons dire que si elle s’est accomplie trois fois dans une actrice, c’est aussi parce qu’à son tour, celle-ci a su donner et répondre, s’offrir et transmettre. Il n’y a pas de réussite pédagogique à sens unique ! L’élève nourrit aussi le maître, mais autrement. Chacun est nécessaire à l’autre pour que la tentation s’accomplisse.

