Valérie Dréville et la tentation pédagogique
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Valérie Dréville et la tentation pédagogique

Le 30 Juil 2008
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« Il est dif­fi­cile d’enseigner ce que l’on ne peut pas enseign­er ».

Lacan

UNE TACHE ROUGE, une sil­hou­ette frêle et ensuite une danse effrénée… C’était l’apparition éton­nante d’une Clytemnestre inat­ten­due, plus jeune que sa fille, d’une Clytemnestre épanouie par l’amour sans inter­dit, de la Clytemnestre de Valérie Dréville, élève encore de l’école de Chail­lot. École qui nouait avec le Théâtre un cir­cuit san­guin per­me­t­tant la com­mu­ni­ca­tion et l’échange. « Rien n’était séparé et j’aimais tout, j’y étais partout » se sou­vient encore Valérie Dréville. Vitez, c’était son pro­pos, ne ren­voy­ait jamais l’enseignement à une posi­tion sub­al­terne, bien au con­traire, il l’assimilait à ce qui lui était le plus cher : un cahi­er d’exercices per­pétuels à même de con­duire vers ce Grand Théâtre d’Exercice que devait devenir le Théâtre Nation­al de Chail­lot sous sa direc­tion. Là-bas, face à ce gri­moire cray­on­né dans la fièvre de l’École, Valérie Dréville a vécu pour la pre­mière fois l’expérience de la ten­ta­tion péd­a­gogique. Elle avoue avoir décou­vert l’ouverture comme préal­able à la péd­a­gogie vitézi­enne ani­mée par le désir de tout embrass­er sans jamais pour autant sac­ri­fi­er la lib­erté ludique dont Vitez n’entendait pas se dis­soci­er. Elle invite à se for­mer en cher­chant dans le con­texte d’un enseigne­ment ni friv­o­le, ni arbi­traire, enseigne­ment d’un proces­sus en lib­erté et nulle­ment d’un savoir con­sti­tué, enseigne­ment en fusion per­pétuelle.
Vitez l’exerce avec joie, le matin tou­jours, avant toute dis­per­sion admin­is­tra­tive et médi­a­tique, telle une pra­tique de purifi­ca­tion laïque ! Il a incar­né la ten­ta­tion péd­a­gogique avec tout ce qu’elle com­porte comme séduc­tion et, avouons-le, de dan­ger. La séduc­tion de l’exercice et le dan­ger de la clô­ture.
Valérie Dréville s’est for­mée à l’aune de ce besoin irré­press­ible « d’enseigner pour créer ». Vitez l’a éprou­vé jusqu’au plus pro­fond de lui-même et pareille posi­tion ne pou­vait être que con­tagieuse.
Des années plus tard, lors d’une ren­con­tre au château de Brangues, siège de Claudel, Valérie Dréville fit une inter­ven­tion organ­isée, sys­té­ma­tique, à même de fournir le plus clair sché­ma péd­a­gogique d’Ana­toli Vas­siliev. Jamais la pen­sée du maître russe ne m’a sem­blé mieux exposée au point de penser alors à Ous­pen­s­ki dont les Frag­ments d’un enseigne­ment incon­nu four­nissent la meilleure intro­duc­tion à la « sagesse » de Gued­ji­eff. C’était le résul­tat con­crète­ment per­cep­ti­ble du tra­vail effec­tué avec dévo­tion et ascèse, dans le stu­dio de Moscou, là où Valérie Dréville a cher­ché et trou­vé sou­vent refuge. À l’origine se trou­ve cette fois-ci le tra­vail sur un rôle, celui qu’elle inter­pré­ta avec génie dans Le Bal Masqué de Ler­mon­tov : il lui per­mit de ren­con­tr­er Vas­siliev. Des hori­zons nou­veaux allaient s’ouvrir car l’artiste russe, plus que tout autre, est épris de péd­a­gogie dans la per­spec­tive de l’avènement d’un nou­v­el acteur.
Par rap­port à Vitez, le rap­port s’inversait car, chez Vas­siliev, la for­ma­tion pre­nait le dessus sur la créa­tion. For­ma­tion à base de con­cen­tra­tion et de sac­ri­fice, de réclu­sion monas­tique et d’exercices aus­si éprou­vants que les pra­tiques des tra­di­tions spir­ituelles. Sec­onde sta­tion de cette ten­ta­tion péd­a­gogique dont Valérie Dréville a accep­té d’assumer avec dévo­tion le défi. Cela l’a con­duite à un autre rôle grec, Médée, dans la ver­sion de Hein­er Müller. Sans l’épreuve du Stu­dio de Vas­siliev, elle ne serait sans doute jamais par­v­enue à cette expres­sion ultime où — intu­ition géniale ! — la destruc­tion de l’être a pour pen­dant la destruc­tion du lan­gage.
La ten­ta­tion péd­a­gogique a à voir avec un chemin de croix car elle implique une douleur légitimée par la per­spec­tive d’un salut. Salut pro­fane, en tant qu’acteur, mais salut quand même.
Pour y par­venir, Valérie Dréville n’hésite pas et elle se con­fronte à une troisième sta­tion. Sta­tion qui a pour nom Claude Régy. Lui, à la dif­férence des autres, enseigne et forme, non pas dans le con­texte d’une struc­ture, école ou stu­dio, mais con­ver­tit le tra­vail lui-même en proces­sus péd­a­gogique. Péd­a­gogie intérieure, péd­a­gogie inté­grée. Elle s’exerce au nom d’une attente d’acteur, d’un hori­zon de jeu. Régy n’enseigne pas pour créer, mais en créant, enseigne. Simul­tanéité de la for­ma­tion et de la créa­tion sans espaces ni temps pressen­tis autonomes. Au terme de cette troisième sta­tion, Valérie Dréville ira le plus loin dans la dépos­ses­sion de sa matéri­al­ité pour La Mort de Tin­tag­ilesClaude Régy la mèn­era jusqu’au bout de la dis­pari­tion, de l’évanouissement ultime. Suprême don de soi dont, de la salle, nous pre­nions, éblouis, la mesure. Un autre maître l’avait entraînée du côté de l’ombre tant recher­chée par Maeter­linck.
À force de tra­vers­er pareilles aven­tures, Valérie Dréville a sans doute recon­nu directe­ment les retombées de la ten­ta­tion péd­a­gogique dont Vitez, Vas­siliev et Régy furent égale­ment habités. Et, aujourd’hui, à son tour, elle l’éprouve, en con­fir­mant la portée de pareilles aven­tures. La ten­ta­tion péd­a­gogique est un legs inter­per­son­nel, une rela­tion, et non seule­ment un savoir. Mais aujourd’hui, nous pou­vons dire que si elle s’est accom­plie trois fois dans une actrice, c’est aus­si parce qu’à son tour, celle-ci a su don­ner et répon­dre, s’offrir et trans­met­tre. Il n’y a pas de réus­site péd­a­gogique à sens unique ! L’élève nour­rit aus­si le maître, mais autrement. Cha­cun est néces­saire à l’autre pour que la ten­ta­tion s’accomplisse.

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Écrit par Georges Banu
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