Danses de mort sous oxygène Les nouvelles écritures russes

Danses de mort sous oxygène Les nouvelles écritures russes

Le 14 Nov 2008

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Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
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G. B. – Si je ren­con­trais Dieu, je lui dirais que cet enfer il peut se le four­rer dans le cul. Rien ne change […]
F. S. – Tu mour­ras et tu ne sauras pas si tu es mort ou pas car rien de neuf. Il n’y aura rien de nou­veau, rien de rien…1

Avec l’avènement du com­mu­nisme, puis sa dis­pari­tion, le thème de l’apocalypse tient du leit­mo­tiv dans la dra­maturgie russe. Après Mys­tère-bouffe de V. Maïakovs­ki (1918), Adam et Ève de M. Boul­gakov (1931) et quelques autres pièces antiu­topiques, on cit­era, après la per­e­stroï­ka, Le Dernier Bouil­lon2 de Oleg Bogaev (2000), Le Lait noir de Vas­sili Sigarev (2001), Déluge de Kse­nia Dragoun­skaïa (2003) ou encore Avant le déluge des frères Pres­ni­akov (2008)3.

Pour mesur­er la dis­tance qui sépare la nou­velle vision escha­tologique des précé­dentes, sovié­tiques, je m’arrêterai sur La Nuit de Walpur­gis ou Les Pas du Com­man­deur de Venedikt Ero­feïev4, une pièce dis­si­dente du milieu des années 1980. Cette œuvre en effet, lue « sous le man­teau » avec délec­ta­tion, a mar­qué une étape et un parox­ysme dans la protes­ta­tion exis­ten­tielle et sociale de ces années-là et per­met de met­tre en évi­dence ce que les jeunes auteurs ont apporté sur le plan thé­ma­tique et styl­is­tique.

La Nuit de Walpur­gis se déroule dans un hôpi­tal psy­chi­a­trique, micro­cosme cristallisant la bru­tal­ité absurde et le cynisme du sys­tème total­i­taire. Les médecins et les infir­miers tor­turent en toute impunité les patients qu’ils affaib­lis­sent par les drogues, avilis­sent par les mau­vais traite­ments, les pires étant réservés aux juifs. Ero­feïev brosse ici un tableau ironique­ment dés­espéré de la société sovié­tique. L’enfer est partout, à l’extérieur de l’asile (où les malades sont fichés comme mar­gin­aux, sus­pects, indésir­ables) comme à l’intérieur. Ayant depuis longtemps renon­cé à toute espérance comme dans La Divine Comédie de Dante, les aliénés atten­dent un ange exter­mi­na­teur qui met­tra fin à leurs souf­frances. L’auteur procède à un ren­verse­ment car­nava­lesque des valeurs et pro­pose une pur­ga­tion des pas­sions par over­dose mortelle de toute une cham­brée à l’alcool méthylique. Cette parabole sur un monde régi par des règles bar­bares, au bord de l’explosion fatale, relie La Nuit de Walpur­gis à Oxygène, texte du jeune Ivan Vyry­paev (né à Irk­out­sk en 1974)5. Mais le texte post­mod­erne de Ero­feïev, truf­fé de cita­tions savantes (le titre ren­voie à Faust, le sous-titre à Dom Juan), tis­sé de références cul­turelles, s’adresse à un pub­lic de fins let­trés, à une élite friande de recherche styl­is­tique et lin­guis­tique. Si ce tor­rent ver­bal, entre­coupé de poèmes impro­visés et rimés, de par­o­dies, de can­u­lars appelle une lec­ture / écoute atten­tive et se savoure lente­ment, comme un bon cock­tail, Oxygène est en revanche un texte écrit pour la proféra­tion et la con­som­ma­tion immé­di­ate. On l’aspire comme une grande goulée d’air frais.

1. Recon­stituer les crimes pour con­jur­er la mort

Au cœur du renou­veau dra­maturgique de ces dix dernières années, représen­té entre autres par Ivan Vyry­paev, les frères Dour­nenkov, Evguéni Grichkovets, Vas­sili Sigarev, Mak­sim Kourotchkine, Eka­te­ri­na Nar­chi, Nade­j­da Voro­jbit ou Iouri Klavdiev, les « farces philosophiques » des frères Oleg et Vladimir Pres­ni­akov6 s’inscrivent dans le sil­lage des néo-futur­istes des années 1930. Icon­o­clastes comme eux, ils cul­tivent un grotesque absurde7.

Ni mar­gin­aux, ni SDF, ni ban­dits, ni nou­veaux Russ­es, ni pris­on­niers des camps, les per­son­nages des Pres­ni­akov sont hor­ri­ble­ment nor­maux, « cool », imprévis­i­bles, sans repères8. Ils ont un côté froide­ment débon­naire, à la façon du clown souri­ant de McDonald’s, et cru­elle­ment déter­miné, à la façon du Sphinx des tragédies antiques. Ils se situent entre les arché­types et les pro­duits de la con­som­ma­tion de masse.

L’insensibilité, à la lim­ite de l’impuissance sex­uelle, est portée à un comble comique dans la pièce Dans le rôle de la vic­time. Olia, la petite amie de Valia — et, dans la ver­sion scénique et filmique, le suc­cé­dané d’Ophélie9 —, masse le sexe de son com­pagnon tout en com­para­nt la qual­ité des pains russ­es et arméniens avec sa belle-mère. Un peu plus loin, Valia demande à Olia de l’étouffer un peu par scarf­ing pour qu’il puisse ressen­tir la jouis­sance sex­uelle. « Menia zdes net » (« Je ne suis pas là »), con­state-t-il. Seule, l’agression lui per­met d’« être là » car elle laisse une trace. Par la douleur, la destruc­tion, la mort. La vio­lence s’avère un remède acces­si­ble à tous pour échap­per à la paralysie des sen­ti­ments, à l’atrophie psy­chologique. En représen­tant les vic­times, dans les recon­sti­tu­tions de crimes pour la police, le jeune Valia joue à la mort comme d’autres jouent aux dés. Au final, il entre pour de bon dans la peau de son per­son­nage, devenant lui-même un assas­sin. Il fait ain­si d’une pierre deux coups, va jusqu’au bout de son tra­vail d’interprète et jusqu’au bout de ses ques­tion­nements exis­ten­tiels. En empoi­son­nant tous les mem­bres de sa famille, il se prend à la fois pour Ham­let (il règle son con­flit avec sa mère, son beau-père, sa fiancée) et pour Raskol­nikov (il tue sans motif). Après l’assassinat col­lec­tif (ver­sion scénique et filmique), il déclare :

« C’est un vrai crime que d’engendrer un enfant, de lui don­ner la vie, puis de l’abandonner dans le vaste monde… Main­tenant je n’ai plus aucune attache et je com­prends que je n’existe pas ; il n’y aura donc pas de fin si je n’existe pas ? »

Mais le pire serait que la vie et la non-vie fusion­nent dans le cauchemar du sac­ri­fice sans fin, sans rachat ni expi­a­tion.

Cet anti-héros tue pour se vac­cin­er con­tre la peur de la mort. Il vit dans un monde de vio­lence sauvage et gra­tu­ite. Dans la pre­mière scène, un jeune crim­inel jaloux plante un couteau dans le cou de son amie, puis cherche à découper le corps et à le jeter dans les toi­lettes d’une cab­ine publique. Les adultes qui l’entourent affichent un cynisme, une indif­férence et un égo­cen­trisme à peine masqués par des for­mules con­v­enues. Ain­si la pro­prié­taire de la cab­ine, lorsqu’elle apprend la façon dont le crim­inel pen­sait se débar­rass­er du corps dépecé, s’exclame : « Bra­vo ! Tu aurais bouché les WC !10 »

Les corol­laires de la vio­lence sont le racisme et la xéno­pho­bie. L’autre (l’ennemi de classe, le voisin, l’étranger) devient un bouc émis­saire. Para­noïaques chroniques, les per­son­nages de Dans le rôle de la vic­time soupçon­nent les Let­tons d’avoir uriné sur les bâton­nets de crabes des­tinés à l’exportation russe, les Arméniens d’avoir empoi­son­né les lavach, pains tra­di­tion­nels dont les Moscovites sont friands, et accusent les Japon­ais de met­tre au menu de leurs restau­rants du pois­son tox­ique. Que la Russie ait cessé d’être une grande puis­sance dépasse l’entendement des aînés. La scène du repas où deux généra­tions — deux con­cep­tions du monde géopoli­tique et de la vie — s’affrontent représente l’un des som­mets comiques de la pièce :
« Le père : Si tu mangeais comme tout le monde, d’où elles sor­tent ces baguettes, pourquoi tu les utilis­es ?
Valia : Pour que la vie ne sem­ble pas facile… {…}
Le père : Prends une cuil­lère comme un homme ! {…} Tout ça, ce n’est pas de chez nous {…}. En Russie, fis­ton, pour vivre, voilà ce qu’il faut ! (Il bran­dit une cuil­lère). Voilà avec quoi on mange pour râcler un max­i­mum et manger pour de vrai, au lieu de picor­er avec ces trucs, des baguettes11. »

La mon­di­al­i­sa­tion, avec la mode des restau­rants asi­a­tiques, ren­con­tre incom­préhen­sion et résis­tance de la part de ceux qui sont restés longtemps coupés du monde et ont été élevés dans la méfi­ance pour tout ce qui vient de l’étranger. Mais les Pres­ni­akov ne lim­i­tent pas la vio­lence sauvage à l’idéologie sovié­tique. Le crime men­ace partout, dans les cuisines, les restau­rants, les piscines, les bureaux, les aéro­ports de toute la planète. Et ils ne font pas la dif­férence entre assas­sins et vic­times : la vio­lence est com­mune, elle con­stitue l’essence de la socia­bil­ité à l’école, à l’armée, dans les ban­des, en famille, elle stim­ule l’énergie vitale, intel­lectuelle, créa­trice, sex­uelle. Charge pos­i­tive qui soude, elle forme le tis­su du corps social.

Chaque pièce des Pres­ni­akov présente un sim­u­lacre de la société, où les per­son­nages jouent indif­férem­ment le rôle de l’agresseur et/ou de l’agressé. À con­tre-pied de la russkaïa tos­ka, la nos­tal­gie russe avec sa spir­i­tu­al­ité, ses aspi­ra­tions idéal­istes, ce théâtre de l’absurde et de la cru­auté postso­vié­tique rassem­ble le pub­lic dans la déri­sion, corol­laire de la désori­en­ta­tion…

2. Provo­quer pour désen­si­bilis­er ?

Il n’est pas sûr qu’en faisant de la provo­ca­tion, les nou­veaux auteurs russ­es souhait­ent pro­téger leurs conci­toyens, comme Sarah Kane qui assur­ait : « Nous devons par­fois descen­dre en enfer par l’imagination pour éviter d’y aller »12. De l’enfer, où ils sem­blent à l’aise, ils s’amusent à prélever quelques échan­til­lons pour les offrir au pub­lic avec un sourire nar­quois…

De chaire (Gogol), tem­ple (Stanislavs­ki) ou tri­bune (sous les Sovi­ets), le théâtre russe est devenu aujourd’hui un pur espace de jeu qui, en dépit des hor­reurs présen­tées ou évo­quées, ne vire jamais au trag­ique. Non qu’il rejette le sys­tème tra­di­tion­nel des gen­res mais parce que le trag­ique sup­pose que l’on croie à des valeurs, que l’on se pas­sionne pour quelque chose ou quelqu’un. D’ailleurs, le réel ne se prête plus à la représen­ta­tion réal­iste, directe. On le recon­stitue pour le filmer — les images vidéos de Dans le rôle de la vic­time sont une inter­pré­ta­tion d’une inter­pré­ta­tion13 —, on le racon­te sans le mon­tr­er — au sein de Teatr.doc14 — ou on le mon­tre en le dis­tan­ciant par la parabole ou le car­naval. On sent une impos­si­bil­ité à refléter la réal­ité comme l’imposait le réal­isme social­iste, d’où une quête de nou­veaux out­ils : l’enregistrement au mag­né­to­phone par « ver­ba­tim », ou le détour par le rire, la métaphore. Le recours au terme de novaïa dra­ma (« nou­velle pièce ») au lieu de « dra­maturgie con­tem­po­raine », qui désig­nait les pro­duc­tions sovié­tiques, souligne moins la rup­ture his­torique ou idéologique que l’utilisation d’autres modes d’écritures, engen­drés par les trans­for­ma­tions économiques. Paupérisés comme la plu­part des intel­lectuels après la chute du régime et con­traints de gag­n­er leur vie en dehors du théâtre, les nou­veaux auteurs dra­ma­tiques tra­vail­lent pour les séries TV et sou­vent pour le ciné­ma. Cette poly­va­lence, peu ou mal prise en compte par la cri­tique russe, est essen­tielle pour pren­dre la mesure de la struc­tura­tion / com­po­si­tion des nou­veaux textes. Tou­jours cyniques, les Pres­ni­akov ont même claire­ment exposé les nou­velles règles du jeu à la fin de Dans le rôle de la vic­time (ver­sion pub­liée). L’œuvre ne s’écrit plus dans la soli­tude et sous la poussée d’une néces­sité intérieure. Elle ne s’écrit pas non plus col­lec­tive­ment, en « brigades ». Les auteurs sont placés dans les con­di­tions de la société de con­som­ma­tion : for­matage, néces­saire « piquant » des sit­u­a­tions, indis­pens­ables ingré­di­ents du suc­cès (une touche d’homosexualité et une fin sen­sa­tion­nelle par mort vio­lente). Ils acceptent le côté aléa­toire du sto­ry­telling, où l’on peut à tout moment et sous la pres­sion du pro­duc­teur rajouter un nou­v­el épisode15. Les con­di­tions du « marché » ne font pas prob­lème. Dans un pays où la vie humaine n’a pas beau­coup d’importance, le poids du théâtre devient tout relatif et son rôle social dérisoire. Il ne vaut pas le sac­ri­fice. Appar­ti­en­nent à un autre temps les mar­tyrs écrivant pour leurs tiroirs et les artistes affir­mant, comme Boul­gakov, qu’« être mis dans l’impossibilité d’écrire revient à être enter­ré vivant »16. La nou­velle généra­tion n’a pas la voca­tion d’écrire, elle en a juste l’envie ; elle n’appelle pas à la révolte, elle n’incite pas à l’action sociale ou poli­tique (on est loin du théâtre d’agitation ou de l’appel à la prax­is des pièces de Brecht), elle informe à titre doc­u­men­taire ou diver­tit.

Les Pres­ni­akov, ain­si que l’un de leurs met­teurs en scène, Kir­ill Sere­bren­nikov, sont les maîtres de la stiob atti­tude17, celle des blasés ironiques, voire cyniques, que rien ne peut attein­dre, celle des clients assidus des clubs, des ama­teurs de jeux vidéo, de séries TV et de films (policiers, de sci­ence-fic­tion, porno ou cat­a­stro­phe). À Nina qui, dans La Mou­ette, dis­ait : « Apprends à porter ta croix et garde la foi », les jeunes artistes d’aujourd’hui pour­raient répli­quer : Joue avec ta croix et tiens la foi à dis­tance.

3. Oxygène, ou l’entrée dans la per­for­mance

C’est un acte (akt) qu’il faut pro­duire (proizvodit’) ici et main­tenant.

Tel est le via­tique qui ouvre la com­po­si­tion en dix cou­plets de Vyry­paev. Cette pré­ci­sion para­textuelle18 s’avère lourde de sens. Le vocab­u­laire util­isé rompt avec la ter­mi­nolo­gie en vigueur et de rigueur : akt et non piesa (pièce), deistvie (action) ou postanov­ka (mise en scène). Peut-être con­t­a­m­iné par les Anglo-Sax­ons et leur goût de la « per­for­mance » (une col­lab­o­ra­tion avec le Roy­al Court s’est mise en place avec les jeunes auteurs russ­es depuis 1999), Vyry­paev sug­gère que son texte n’existe que dans l’immédiateté du jeu et n’appartient pas à la lit­téra­ture dra­ma­tique, faite pour dur­er et résis­ter aux inter­pré­ta­tions au fil des temps.

Pour repren­dre souf­fle après une explo­sion, un trem­ble­ment de terre ou le déluge, Vyry­paev pro­pose des vari­a­tions incan­ta­toires, dan­sées et ryth­mées, prévues non pour un espace théâ­tral voué à la com­mu­nion cul­turelle, mais pour un club ou un cabaret, des­tinés au diver­tisse­ment. Le texte sans visée lit­téraire ne com­porte pas de liste de per­son­nages, de décors, de cos­tumes, de répliques tra­di­tion­nelles. Les duos ver­baux se suc­cè­dent, par­lés / chan­tés / dan­sés sur un rythme de rock et de rap et le DJ est aus­si indis­pens­able que les deux inter­prètes.

Dans le tor­rent de mots que l’auteur fix­era à regret19, se dessi­nent les con­tours fluc­tu­ants d’un nou­veau type qui rompt et rejette toutes racines, tout antécé­dent. Ce refus de l’héritage cul­turel sera dure­ment fustigé par cer­tains cri­tiques qui par­leront d’« expéri­ence col­lec­tive de la nul­lité » et accuseront Vyry­paev et les autres de népo­tisme, dém­a­gogie, com­plai­sance dans la cul­ture de masse, incul­ture inso­lente et goût du pou­voir20.

Oxygène est le résul­tat scénique de la fin de l’Union sovié­tique, ce monde nor­mal­isé, lis­sé, où l’écrit con­trôlait l’oral, où les man­u­scrits ne brûlaient jamais car ils ser­vaient de pièces à con­vic­tion. Mais l’explosion des règles et des usages a des retombées bien plus larges et il ne s’agit pas d’un énième plaidoy­er idéo-poli­tique en faveur de la lib­erté. « Je par­le de thèmes éter­nels et pas de l’actualité », dit Vyry­paev. « Je m’intéresse aux rela­tions de mon con­tem­po­rain au monde extérieur. Il en reçoit un tor­rent d’informations et essaie de sur­vivre là au milieu. »21

Par un retourne­ment car­nava­lesque et sac­rilège, le texte de Vyry­paev dyna­mite en douceur les dix com­man­de­ments qui ont jusqu’ici dirigé la con­duite morale des sociétés chré­ti­ennes. L’agressivité mod­érée de ce raz-de-marée est com­pa­ra­ble à celle que pro­duit dans les night clubs la tech­no ou le rap envoyés par la sono à fond. On est entraîné (par des refrains), sec­oué, étour­di mais pas abat­tu ni anéan­ti. On sort d’Oxygène revig­oré, stim­ulé et non « cleansed » : net­toyé, à la façon de Sarah Kane.

L’oxygène est à la source de la vie, à l’origine de la « genèse ».
« Lui. Je ne demande qu’une seule chose, qu’on ne coupe pas com­plète­ment l’oxygène, voilà où réside le sens…
Elle. … C’est seule­ment au nom de cet oxygène qu’on a inven­té toute cette vie ter­restre com­plexe et con­tra­dic­toire.
Lui. … Le sens réside dans la pos­si­bil­ité de respir­er, même après la mort, de l’oxygène et pas de cette merde dont je me suis bour­ré les nar­ines au bureau d’enregistrement des passe­ports de mon quarti­er.
Elle. Jugez les fruits à tra­vers l’arbre. Amen. »22

Par­ti en quête du sens en remon­tant à Dieu, Vyry­paev décou­vre que l’homme n’est plus ali­men­té en air : voz-dukh (lit­térale­ment le souf­fle spir­ituel planant au-dessus de lui) mais en oxy-gène : kislo-rod, élé­ment chim­ique com­posant l’atmosphère qui asso­cie la cor­rup­tion de l’oxyde et l’aspiration régénéra­trice pro­pre à l’espèce humaine. C’est cette dual­ité (qui n’est pas vécue comme un déchire­ment, une souf­france mais con­statée avec ironie et déclinée sans états d’âme) que chantent les nou­veaux Adam et Ève d’Oxygène. Ils por­tent le même prénom : Sacha, et les Gen­der Stud­ies y ver­ront peut-être le signe précurseur d’une nou­velle race d’androgynes…

Un théâtre « ver­ti­cal »23

Oxygène s’ou­vre sur un crime sor­dide, per­pétré par un mon­stre ordi­naire dans une scène tran­quille de la vie quo­ti­di­enne : un époux volage, le baladeur col­lé aux oreilles et dont le seul motif est qu’ il préfère les rouss­es aux doigts fins aux brunes aux doigts gras, tue sa com­pagne à coups de pelle dans la poitrine, l’am­pute d’un bras, l’énu­clée et l’en­terre dans le jardin.

Tout l’art du con­teur-paroli­er Vyry­paev con­siste à grossir le trait, adopter un ton railleur (la stiob atti­tude) et à traiter ce crime comme les paraboles de l’an­cien tes­ta­ment. Sans en tir­er aucune « morale ». Par delà le bien le mal, Vyry­paev situe sa néo-genèse ( il écrira une Genèse‑2 un an plus tard) moins dans la Russie d’au­jour­d’hui (même s’il y a les voy­ages à Ser­poukho­vo, en province) que dans un monde en crise, où la vio­lence est aus­si absurde que le crime du mari « accro » au baladeur.

Il ne s’ag­it pas seule­ment de crises indi­vidu­elles, traitées par les échap­pa­toires de la drogue ou du sexe24. La néo-genèse de Vyry­paev con­cerne toute l’hu­man­ité déglin­guée : guerre sainte, femmes-bombes, avions kamikaze, tanks en Pales­tine … Jérusalem, le Jour­dain, la Terre sainte con­cen­trent l’ab­sur­dité (absence de sens) du monde et révè­lent tout le dérisoire des dix com­man­de­ments édic­tés par Dieu à Moïse.

« Per­former » Oxygène, c’est met­tre en mots et en sons une incan­ta­tion / sub­li­ma­tion dépourvue de pesan­teur trag­ique. La fragilité et l’éphémère de la vie empêchent de s’appe­san­tir. La légèreté des paroles qui se font, se défont, et revi­en­nent en refrains, sape la lour­deur du Verbe et la vérité inéluctable de son artic­u­la­tion logique.

Sans se pren­dre pour un démi­urge, ni même pour un dra­maturge25, Vyry­paev procède à une véri­fi­ca­tion / révi­sion des com­man­de­ments, Le pre­mier cou­plet met en scène un meurtre ; le sec­ond un adultère ; le troisième inverse Dieu et le Dia­ble : « ce qui vient d’en haut sera l’ œuvre du Malin »26 ; le qua­trième place la guerre et la vengeance à la place de la morale et du par­don ; le cinquième inter­roge l’hypocrisie des pseu­do-démoc­ra­ties et pointe l’in­dif­férence égoïste au mal­heur des autres ; le six­ième ( « Ne t’in­vente pas d’i­dole. Tu n’as qu’un seul Dieu ») insiste sur l’in­dif­férence absolue et sa vari­ante sex­uelle, l’im­puis­sance ; le sep­tième met en évi­dence l’im­pos­si­bil­ité à cern­er le vrai et donc à juger pour con­damn­er. L’am­nésie his­torique est le corol­laire de l’ab­sence de référence avérée. Le huitième par­o­die Crime et châ­ti­ment. En met­tant bout à bout les mots insérés en fil­igrane à chaque fin de rime, l’au­di­teur recon­stitue la phrase : « J’irai/ chez moi/ dans la cour/ pren­dre une hache. » La musul­mane qui explose dans un acte ter­ror­iste parce qu’elle porte un pan­talon et mange des ham­burg­ers au jam­bon meurt tout aus­si gra­tu­ite­ment que l’usurière exé­cutée par Raskonikov qui se prend pour Napoléon. La neu­vième com­po­si­tion inti­t­ulée « Pour l’essen­tiel » délivre à la va-vite, et de façon hon­teuse, un « mes­sage ».

« Elle. Si je prononce ce mot à voix haute, alors ça va son­ner vul­gaire et tout le monde aura honte pour moi. Dis-le-toi, en pre­mier.
Lui. Pour moi c’est la même chose. Tu com­mences, et je con­tin­ue.
Elle. A la crèche, tu as sûre­ment joué à ça avec une petite fille : c’est le pre­mier qui enlève sa culotte 1
Lui. Oui, et toi ?
Elle. La con­science.
Lui. La même chose pour moi27 ».

Après avoir mis sur le même plan les bonnes et les mau­vais­es actions, selon les codes éthiques admis, Vyry­paev recen­tre la morale à l’in­térieur de l’homme. La con­science (sovest’) est un mode de con­duite per­son­nel et ter­restre, parce que le ciel, « les gens le pren­nent pour aller en avion d’un pays à l’autre »28.

La per­for­mance s’achève sur la parabole de l’ar­bre et du péché orig­inel. Sans ser­pent ten­ta­teur. Le Par­adis ( jamais nom­mé) est devenu au xxie siè­cle un lieu écologique où l’on s’ha­bille de lin, étanche sa soif au jus de pomme et à l’eau pure sous un ciel sans trou d’o­zone. Un ciel d’oxygène. Comme dans le film de Michael Bay Armaged­don (Vyry­paev est scé­nar­iste et a réal­isé en 2006 un film, Eupho­ria, primé entre autres à Venise), le texte devient un con­te (« Il était une fois … » ), nar­ré peut-être à des extrater­restres :

« Cette Sacha et ce Sacha, des gens du troisième mil­lé­naire, sou­venez-vous-en tels qu’ils sont. C’est toute une généra­tion. [ .. ‚} sur la tête de laque­lle, quelque part dans le froid cos­mos vole à une énorme vitesse une gigan­tesque météorite »29.

Dans la pre­mière com­po­si­tion (inti­t­ulée« Dans­es ») Vyry­paev sig­nale la fin du sys­tème sovié­tique avec son mau­solée enchâs­sant des reliques sacrées et ses asiles psy­chi­a­triques.

Et celui qui lui dira : « La châsse est un homme fini », sera jugé par le san­hé­drin.
Et celui qui dira : « Il est fou », sera jugé par les flammes de la géhenne30.

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Expériences de l’extrême

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