Donner des indemnités aux morts

Donner des indemnités aux morts

Le 8 Nov 2008

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Article publié pour le numéro
Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
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Bernard Debroux : INCENDIES de Waj­di Mouawad que tu as mis en scène récem­ment tourne autour de la ques­tion du tes­ta­ment, donc de la mort. Cette présence de la mort au théâtre se retrou­ve dans d’autres de tes mis­es en scène (Genet, Pasoli­ni, Gabi­ly). Ce n’est pas un thème qui t’est étranger…

Stanis­las Nordey : Quand je dirigeais le théâtre Gérard Philipe, l’une des idées fortes était de tra­vailler prin­ci­pale­ment avec des com­pag­nies émer­gentes, incon­nues du pub­lic par déf­i­ni­tion. Les spec­ta­teurs déter­mi­naient sou­vent leur venue en référence aux titres des spec­ta­cles. C’é­tait très édi­fi­ant : il y avait une atti­rance immé­di­ate et incon­testable pour les titres à con­so­nance fes­tive, joyeuse au détri­ment des titres plus « som­bres ». LE MARIAGE DE FIGARO, LA NOCE, LES JOYEUSES COMMÈRES DE WINDSOR, L’ÉTÉ, par exem­ple, mar­chaient bien. En revanche pour LES QUATRE MORTS DE MARIE de Car­ole Fréchette, il y avait un écart tout à coup. Dans l’imag­i­naire col­lec­tif, en tout cas aujour­d’hui, le théâtre est un diver­tisse­ment ; donc, a pri­ori, on peut se dire que le théâtre n’est pas for­cé­ment le lieu pour par­ler de la mort. Pour­tant, si l’on scrute l’his­toire du théâtre, toutes les fables fortes, tous les grands auteurs s’a­dossent con­tre des cadavres. L’his­toire du théâtre, de L’ORESTIE d’Eschyle à LA MASTICATION DES MORTS de Patrick Ker­mann, ce sont des mon­ceaux de cadavres. Quant à nous, acteurs et met­teurs en scène, nous tra­vail­lons avec nos morts pour nour­rir ces fables. Au théâtre, nous jon­glons avec l’ab­sence, la dis­pari­tion, la mort. C’est notre lot quo­ti­di­en.

B.D.: Tu pens­es donc que la référence au mort crée un point de ren­con­tre entre l’imag­i­naire de l’ac­teur et celui du spec­ta­teur ?

S.N.: Oui, comme on le retrou­ve dans le titre de ce très beau livre sur le tra­vail de Klaus Michaël Gru­ber : IL FAUT QUE LE THÉÂTRE PASSE À TRAVERS LES LARMES… Je pense que j’ai mon­té cer­tains textes comme il y a des fleurs qui poussent sur des tombes. Dans J’ÉTAIS DANS LA MAISON ET J’ATTENDAIS QUE LA PLUIE VIENNE de Jean-Luc Lagarce, tout est artic­ulé autour de ce jeune homme qui est en train de mourir à l’é­tage supérieur avec ces cinq femmes qui le veil­lent. La vie s’échappe lente­ment de ce jeune corps ; il y a comme une odeur de mort qui fonde tout le spec­ta­cle. PORCHERIE de Pasoli­ni est une sorte de chronique d’une mort annon­cée. Il y a dans cette pièce un moment très par­ti­c­uli­er, qui était dif­fi­cile à met­tre en scène : lorsque Julien, le per­son­nage prin­ci­pal, tombe dans une espèce de cata­tonie ; il ne par­le plus, il est comme mort, et la vie s’or­gan­ise autour de ce presque-cadavre. Dans SPLENDID’S de Genet, le réc­it s’ar­tic­ule d’abord autour de la mort de l’Améri­caine que les ban­dits ont tuée, un cadavre qui va encore avoir des miasmes. Dans la deux­ième par­tie de la pièce, on est en présence de ce jeune homme qui est en train de mourir, touché par une balle. Toute ma mise en scène s’ar­tic­u­lait autour de ce linceul. VIOLENCES de Gabi­ly est un dip­tyque. La pre­mière par­tie met en scène des per­son­nages dis­parus qui revi­en­nent à la vie pour par­ler, témoign­er, livr­er leurs secrets. La sec­onde par­tie donne la parole aux vivants. Gabi­ly est un auteur qui a brouil­lé les fron­tières entre les vivants et les morts comme le fait d’une façon tout autre Mouawad. Ils ont en com­mun d’être tous deux très redev­ables aux grands aînés grecs Eschyle et Sopho­cle, ce qui explique peut-être cette con­san­guinité des vivants et des morts dans leurs regards.

B.D.: Com­ment arriv­er à faire jouer ces sit­u­a­tions de mort par les acteurs ?

S.N.: Quand je tra­vaille avec l’ac­teur, je cherche tou­jours le point où je vais pou­voir saisir son émo­tion, la faire sur­gir, puis la canalis­er. En général, quand on l’at­teint, on la trou­ve tou­jours au point de ren­con­tre entre les vivants et les morts, c’est-à-dire au moment où le vivant con­tem­ple ses morts. J’ai sou­vent véri­fié en répéti­tions que lorsque l’ac­teur arrive au moment où naît une com­préhen­sion pro­fonde de la sit­u­a­tion qu’il joue, c’est quand il se retrou­ve face à ses morts… Dans GÊNES 01 de Par­a­vidi­no que j’ai mon­té avec les jeunes élèves de l’é­cole du Théâtre Nation­al de Bre­tagne, tout le texte tourne autour de la mort de Car­lo Giu­liani (étu­di­ant de vingt-trois ans tué durant les man­i­fes­ta­tions anti-G8 à Gênes en 2001). Le spec­ta­cle est con­stru­it à par­tir de la pho­to qui était parue un peu partout de Car­lo Giu­liani mort. C’é­tait une vraie ques­tion de tra­vail d’ac­teurs, puisque j’é­tais avec des jeunes gens de vingt ans, qui n’avaient pas été con­fron­tés encore à la ques­tion de leur mort. Je cher­chais donc tout le temps ce point de ren­con­tre-là. Comme Car­lo Giu­liani ne leur dis­ait rien, j’avais été rechercher le cas de Malik Oussekine (étu­di­ant de vingt-deux ans mort en 1986 après avoir été molesté par la police lors d’une man­i­fes­ta­tion à Paris).

B.D.: Le tra­vail de mise en scène passe donc pour toi par une inci­ta­tion intense à ce que l’ac­teur investisse sa mémoire indi­vidu­elle et col­lec­tive ?

S. N.: Ana­toli Vas­siliev dit quelque part que l’on ne peut, à de rares excep­tions près, devenir un grand acteur que quand on a soix­ante-dix ans, parce que tout d’un coup toutes ces couch­es de vie, et on pour­rait ajouter de mort, de douleur, de souf­france, peu­vent faire advenir une expres­sion juste. C’est un point d’en­trée très fort dans le secret des répéti­tions finale­ment. Quand on est met­teur en scène, je défie quiconque de dire le con­traire, on est obligé, de manière cynique par­fois, de con­vo­quer les morts des acteurs, pour essay­er de leur faire com­pren­dre que telle mort là, dans un coin de la mémoire, peut avoir une cor­re­spon­dance avec telle chose qui se trou­ve dans le par­cours du per­son­nage. Ce sont sou­vent des portes d’en­trée. Et le met­teur en scène pour expli­quer à l’ac­teur, pour trou­ver les mots ou les images qui vont nour­rir l’ac­teur ou l’ac­trice, est obligé de recon­vo­quer lui-même son pro­pre vécu et donc ses pro­pres morts. C’est trou­blant, intime, éprou­vant par­fois mais néces­saire.

B.D.: La représen­ta­tion du mort au théâtre est sou­vent peu crédi­ble…

S. N.: Ce qui me pose le plus prob­lème, c’est la ques­tion des fan­tômes. Il m’est arrivé dans cer­tains spec­ta­cles de devoir traiter la ques­tion des revenants, des spec­tres et j’ai tou­jours eu un peu de mal, peut-être parce que je ne crois pas à la résur­rec­tion… Cela m’a même empêché de met­tre en scène cer­tains textes. HAMLET, par exem­ple, est vrai­ment un texte que je vénère, j’ai été à deux doigts de le mon­ter et j’ai tou­jours buté sur la ques­tion du spec­tre. Quelle crédi­bil­ité don­ner à cette « représen­ta­tion », com­ment me le racon­ter et le racon­ter aux acteurs, quelle tra­duc­tion lui don­ner ? On peut bien sûr trou­ver des trucs, mais j’ai quand même besoin d’y croire ! Dans un des pre­miers textes que j’ai mis en scène, BÊTE DE STYLE de Pasoli­ni, il y a le spec­tre de la mère, qui revient. Je ne l’avais pas du tout traité scénique­ment. Si j’avais à représen­ter un spec­tre, je ne le représen­terais pas, juste­ment. Le fait de dire qu’il est mort suf­fit ample­ment. C’est l’ar­ti­fice qui me gêne, le côté « film de fan­tômes » qui décrédi­bilise tout. Puisqu’on vit avec nos morts quo­ti­di­en­nement, ils sont bien présents, et ne sont pas des espèces d’en­tités aque­uses, gazeuses. Par con­tre la ques­tion beau­coup plus physique de la mort m’in­téresse, la ques­tion de la veille aus­si, même si je ne l’ai pas traitée au théâtre. Dans ma mise en scène de PELLÉAS ET MÉLISANDE à l’opéra, le moment que je préférais c’é­tait le dernier acte, lorsque la vie s’échappe de Mélisande.

B.D.: À côté de la con­vo­ca­tion du mort par les acteurs, il y a aus­si celle de sa représen­ta­tion, non pas comme dans INCENDIES où, dans le texte même, les morts sont traités comme des vivants, mais quand ils doivent être représen­tés comme morts. Com­ment le met­teur en scène peut-il résoudre cette dif­fi­culté ?

S. N.: Quant à la représen­ta­tion du mort lui-même ou bien du pas­sage de la vie à la mort sur une scène, il me sem­ble que nous sommes très pol­lués par toute une imagerie liée à la mort, à la représen­ta­tion du deuil. Il est dif­fi­cile de s’ex­traire de cela, c’est un com­bat per­ma­nent. Quand je suis face à l’in­stant de met­tre en scène l’un de ces moments, je com­mence par me refuser beau­coup de choses, je me dis « non ça je ne peux pas, je ne veux pas le faire…» C’est donc très pas­sion­nant. Je me sou­viens que dans SPLEN­DID’s de Genet, j’avais trou­vé un mou­ve­ment de plateau qui me plai­sait beau­coup parce que la mort gag­nait du ter­rain à la vue du spec­ta­teur. Il y avait un tra­vail sur la durée et sur la vie qui se retire lente­ment d’un corps, toute la scéno­gra­phie était artic­ulée autour d’un homme allongé sur un linceul qui per­dait son sang pen­dant tout le sec­ond acte. Il y avait là un rap­port à la fois réal­iste et poé­tique qui me sem­blait avoir un sens.
Je me sou­viens aus­si d’une volée de bois vert de la cri­tique d’opéra lon­doni­enne lors de ma créa­tion à Covent Gar­den de PELLÉAS ET MÉLISANDE : en effet, pour le dernier acte, acte d’ag­o­nie, je me refu­sais, comme la tra­di­tion le veut, à met­tre Mélisande allongée dans un lit. Je l’avais sim­ple­ment assise sur une chaise et, à l’in­stant ultime elle lev­ait sa main, les yeux ouverts et elle la pas­sait lente­ment devant ses yeux de haut en bas, et l’on décou­vrait alors ses yeux fer­més. Le signe était suff­isant : elle était morte, la vie s’é­tait retirée d’elle. Un sim­ple pas­sage de vie à tré­pas. La cri­tique dis­ait que c’é­tait hon­teux, que l’on ne pou­vait pas brad­er ain­si ce cli­max dans l’opéra… Il me sem­ble pour­tant que le pas­sage de la vie à la mort est telle­ment fin qu’il est intéres­sant de tra­vailler sur l’an­ti-spec­tac­u­laire, aller par­fois con­tre l’événe­ment de la mort.

B.D.: Maeter­linck nous amène tout naturelle­ment au tra­vail de Claude Régy : com­ment te situes-tu par rap­port à ce que l’on pour­rait appel­er chez lui l’esthé­tique du ralen­tisse­ment qui serait prop­ice à ce que l’ac­teur cherche « une voix venue d’ailleurs » ? Tu me sem­bles fort éloigné de cette démarche. Quand on voit ta mise en scène d’UNTER EINS de Falk Richter c’est plutôt la proféra­tion des acteurs face au pub­lic.

S. N.: Je suis dans le ravisse­ment de Régy, même si son univers est assez loin du mien. C’est un univers qui m’in­quiète, qui m’emmerde dans le bon sens du terme, qui m’én­erve mais j’aime bien être énervé. C’est-à-dire une démarche qui est déclinée à l’ex­trême, un ressasse­ment, une obses­sion de rythme, de musi­cal­ité. Il y a aus­si cette recherche de la dis­pari­tion ou faut-il plutôt dire de l’ap­pari­tion ? Com­ment petit à petit tra­vailler à faire dis­paraître les vis­ages des comé­di­ens, à n’en faire que des voix, des corps en sil­hou­ette. Et ceci pour faire appa­raître autre chose de plus fon­da­men­tal. Pour faire enten­dre autre chose. Quelque chose de vrai ? Quelque chose qui échappe à l’ar­ti­fice du théâtre et qui cepen­dant ne soit pas réal­iste. Quel grand écart à effectuer ! Un tra­vail d’or­fèvre sans con­teste. Si je pense à des spec­ta­cles comme LA MORT DE TINTAGILES ou MELANCHOLIA c’est ce qui me frappe avant tout. J’aime dans son tra­vail la façon dont il per­met au temps de la représen­ta­tion de se dilater. Cela autorise le spec­ta­teur à s’en­fuir, à vagabon­der. Je suis recon­nais­sant, lorsqu’au théâtre le met­teur en scène me per­met en tant que spec­ta­teur de par­tir ailleurs pour mieux revenir dans la représen­ta­tion.

B.D.: Théâtre du ralen­tisse­ment chez Régy et chez toi, théâtre de l’ur­gence ?

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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