La cérémonie théâtrale comme levée de corps dans les dramaturgiescontemporaines des diasporas : Efoui, Kwahulé, Linyekula, Mouawad

La cérémonie théâtrale comme levée de corps dans les dramaturgiescontemporaines des diasporas : Efoui, Kwahulé, Linyekula, Mouawad

Le 9 Nov 2008

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

« Il y avait là, à même la pierre chauve… là, au milieu de la putré­fac­tion des chiens, un vis­age d’homme, le regard dans le soleil… »1

Kof­fi Kwahulé

L’impossible deuil face au corps absent est un enjeu majeur des dra­matur­gies con­tem­po­raines des dias­po­ras. Celles-ci con­vo­quent les pou­voirs funéraires du théâtre pour dire l’absence, et abor­dent la scène comme un lieu du tra­vail de deuil. Que ce soit chez le Con­go­lais Faustin Linyeku­la (The Dia­logue Series : III Dino­zord), le Libanais Waj­di Mouawad (Incendies), l’Ivoirien Kof­fi Kwahulé (P’tite Souil­lure, Mis­te­rioso-119), les Togo­lais Kos­si Efoui (Le Petit Frère du Rameur) ou Rodrigue Nor­man (Trans’ahéliennes), ces expres­sions dra­ma­tiques se veu­lent des espaces de sépul­ture mémorielle où les cadavres repren­nent corps pour que le deuil puisse avoir lieu.

Le monde occi­den­tal con­tem­po­rain ne fait plus de place à la mort, elle dis­paraît de notre quo­ti­di­en, elle est loin de nous, mise à dis­tance, sous­traite aux regards. Prise en charge par le corps médi­cal, asep­tisée, décor­poréisée, elle n’est plus tan­gi­ble. Pour­tant, et c’est un para­doxe, le monde médi­a­tique exploite sa dimen­sion spec­ta­to­rielle. Plus elle dis­paraît de notre quo­ti­di­en et plus elle envahit les écrans, plus elle se fait fic­tion et fas­ci­na­tion. Chaque soir, le jour­nal télévisé a son lot de cadavres à mon­tr­er… On retrans­met en direct des exé­cu­tions publiques. Les médias exposent sans réserve les vic­times de cat­a­stro­phes naturelles ou d’attentats, les morts dans les con­flits armés, et des mis­es à mort (Ceauces­cu, Sad­dam Hus­sein) sont passées en boucle sur les écrans. On mul­ti­plie les doc­u­men­taires sur les grandes affaires crim­inelles, sur les ser­i­al killers, et les séries télévisées sur l’anthropologie judi­ci­aire (Les Experts, RIS, Esprits Crim­inels, Bones, NCIS…) exploitent le rap­port au cadavre vir­tu­al­isé et fic­tion­nel. La médi­ati­sa­tion et le développe­ment du virtuel con­tribuent à met­tre la mort à dis­tance, à jouer avec l’épouvantail tout en en fuyant la réal­ité, en la déni­ant du même coup. Cadavre et dépouille devi­en­nent des objets fan­tas­ma­tiques, tan­dis que nous per­dons toutes les pra­tiques rit­uelles qui aident à la reso­cial­i­sa­tion autour du défunt. Grâce aux rites funéraires, la perte ne déso­cialise pas, mais per­met au con­traire de recréer du social, de fédér­er une com­mu­nauté, de retrou­ver des liens, d’accepter rup­ture et pas­sage en s’appuyant sur le groupe.

Notre rap­port à la mort est intime­ment lié aux orig­ines et à la ques­tion du retour à la terre, du retour en terre. C’est sans doute pourquoi les auteurs en exil, dont l’écriture par­le d’errance et de péré­gri­na­tion, don­nent au mort une place déter­mi­nante. Leur théâtre tra­vaille à con­vo­quer l’Absent. Ce n’est pas un théâtre de com­mé­mora­tion ou de sou­venir, mais un théâtre qui redonne place au mort et lui offre la pos­si­bil­ité d’agir sur les vivants, le temps de la représen­ta­tion.

Le voy­age de retour

Le mort n’est pas mort, comme s’il avait un autre voy­age à accom­plir avant celui vers sa dernière demeure, et ce voy­age implique les vivants qu’il a quit­tés. Le mort déplace les vivants. Au lieu de tir­er sa révérence et de fauss­er com­pag­nie, le mort se retrou­ve présent au cœur de la pièce, en creux. On pour­rait dire au creux de l’action.

Son absence même agit d’outre-tombe. Naw­al dans Incendies orchestre par ses volon­tés post-mortem toute l’action et le voy­age des jumeaux. Le père d’Ikédia, le masque, dans P’tite Souil­lure de Kof­fi Kwahulé, « agit » Iké­dia, comme par une espèce de transe. Iké­dia est venu chercher les restes de l’étranger dans cette si jolie petite ville où il a été tué d’une balle per­due. Kari, dans Le Petit Frère du Rameur de Kos­si Efoui, empêche les per­son­nages de dormir, de trou­ver du repos ; le voy­age qu’elle doit accom­plir les obsède. Ils sont réu­nis dans un stu­dio de ciné­ma désaf­fec­té, à côté du lieu où repose Kari dont le Rameur va venir chercher la dépouille, et tous guet­tent son départ : « Parce que c’est là-bas chez elle. Ça a tou­jours été comme ça depuis vingt-cinq ans. Le Rameur le dit à tous ceux qui vivent ici, ceux qu’il a aidés à venir, ceux qui con­tin­u­ent à se regrouper dans son arrière-bou­tique. Il dit qu’il n’est pas bon de mourir loin de chez soi, que par­tir c’est entr­er en guerre, et que s’il est un lieu où l’on enterre les guer­ri­ers morts, c’est tou­jours au pays. »2

Dans Trans’ahéliennes de Rodrigue Nor­man, la vraie fausse veil­lée autour de Coo­lio rassem­ble la famille, alors que Coo­lio est mort depuis sept ans en Europe. Dans The Dia­logue Series : III Dino­zord de Faustin Linyeku­la, Kabako, son ami mort en terre étrangère (d’une mal­adie d’un autre âge : la peste !), jeté à la fos­se com­mune en Ougan­da, sans funérailles, est au cen­tre du pro­jet choré­graphique. La dra­maturgie donne une effi­cience à l’âme du mort. On peut même dire que la rela­tion au mort définit la dra­maturgie. Comme si la mort en terre étrangère don­nait au défunt la force d’agir sur les vivants pour un retour aux orig­ines et une con­quête du repos, autrement dit met­tre fin à l’errance.

Ces expres­sions scéniques de la dias­po­ra explorent théâ­trale­ment les dra­matur­gies des rites funéraires. On peut ain­si iden­ti­fi­er une dra­maturgie du requiem avec The Dia­logue Series : III Dino­zord de Linyeku­la, tan­dis que Le Petit Frère du Rameur d’Efoui fonc­tionne plutôt comme une orai­son funèbre. Incendies de Mouawad relève en revanche d’une dra­maturgie de l’exécution tes­ta­men­taire, alors que l’on repère une dra­maturgie de la veil­lée funèbre dans Trans’ahéliennes de Nor­man. Quant à Kwahulé, son théâtre est tout entier tra­vail­lé par la mise en bière et la néces­saire recon­sti­tu­tion du corps qui s’y rat­tache.

Réso­nance de la tombe

Le mort devient le cœur bat­tant de la pièce, parce que la pièce se con­stru­it autour de son absence dans un espace et un temps qui dépassent les con­tin­gences. L’œuvre porte le mort en creux, comme si le spec­ta­cle se con­stru­i­sait au-dessus de la tombe. Une impres­sion qui car­ac­térise tout à fait Bin­tou de Kwahulé. On com­prend à la fin de la pièce que la jeune ado­les­cente de treize ans dont la famille a caché la mort à toute la cité, faisant croire qu’elle est ren­trée au pays, est en fait enter­rée dans la cave de la mai­son et que toute l’histoire qui vient de se jouer est comme une éma­na­tion ecto­plas­mique de la tombe. C’est ain­si que Rosa Gas­quet l’a mon­té au Théâtre Océan Nord de Brux­elles, faisant de Bin­tou une vision fan­tô­ma­tique de Pol­ter­geist dans le park­ing souter­rain d’un immeu­ble.

Iké­dia, dans P’tite Souil­lure, porte les osse­ments de son père dans sa sacoche et les jumeaux d’Incendies ont des let­tres d’outre-tombe à lire après avoir retrou­vé leur frère et leur père. Dans Trans’ahéliennes, la famille se réu­nit autour du réc­it de la mort de Coo­lio et la dis­pari­tion de celui-ci est au cen­tre de la parole de Boutros.

La prison de Mis­te­rioso-119 est aus­si comme con­stru­ite sur un cimetière, celui des fœtus avortés dans le secret au temps où le cen­tre de déten­tion était un cou­vent. Les con­fi­dences, qui peu à peu s’épanchent des bouch­es des détenues, témoignent de com­bi­en elles sont tra­ver­sées, han­tées par les meurtres qu’elles ont com­mis. La mort suinte des murs, comme le son obsé­dant du vio­lon­celle, et l’intervenante artis­tique est venue se don­ner en sac­ri­fice :

« Regardez-moi, je ne suis pas d’ici dedans, je suis de dehors. Regardez-moi, je suis comé­di­enne, inter­venante artis­tique, je suis dedans pour un rem­place­ment, au pied levé. […] L’intervenante précé­dente est tombée du sep­tième étage. On dit un sui­cide. On dit aus­si : elle n’est pas tombée toute seule. On dit encore : on l’a poussée. Mais un acci­dent, on a con­clu. Avant elle, deux autres avaient dis­paru. Sans laiss­er de corps. Regardez-moi, dans quelques jeud­is j’aurai ter­miné mon con­trat, les portes de dedans se seront refer­mées der­rière moi, défini­tive­ment. Et ce jour-là, ce jeu­di-là, je prie le ciel qu’il ne voie jamais le jour. Car ma seule fenêtre est ici, dedans. Regardez-moi, d’ici quelques jours je serai morte. Cette fille le dit à qui veut l’entendre, le racon­te partout […]. Regardez-moi, d’ici quelques jours cette fille m’aura tuée. »3

Les traces de la dis­pari­tion de Kari obsè­dent Maguy qui, au début du Petit Frère du Rameur, lit des piles de jour­naux et y cherche vaine­ment la men­tion de Kari : pas le moin­dre signe, le moin­dre entre­filet sur sa mort. Cette néga­tion de l’existence de son amie, cet efface­ment dans la masse de l’anonymat oppresse Maguy et crée toute la ten­sion dra­ma­tique de la pièce.

Lev­ée de corps et lev­ée du secret

Ce théâtre inter­roge juste­ment l’occultation de la mort et du corps dans notre quo­ti­di­en, dans notre réal­ité. Efoui traite de la dis­pari­tion dans l’anonymat, dans l’abstraction des sta­tis­tiques, des chiffres. La banal­i­sa­tion dans un monde sur­mé­di­atisé, où la mort du coin de la rue ne peut pas con­cur­rencer le flux d’événements. C’est ain­si que Maguy finit par com­pren­dre que la mort de Kari en vaut une autre, prise dans la masse du décompte jour­nalier :

« Et j’ai appris, Kari, tu n’es pas seule. Vous êtes nom­breux. Par classe­ment, tu fais par­tie de toutes les cas­es. Et vous êtes nom­breux par case. Tous les cas te ressem­blent et tu n’y es pour rien.

Jour par jour, on a comp­té des morts et je n’ai rien su ni du pourquoi ni du com­ment ni du où c’est. On compte des corps. Suf­fit de regarder. Des chiffres à longueur de page. Et ça fait des courbes grossières. Un mort qui pique du nez et le voilà, pris dans une courbe longue comme une liste. » (p. 19)

Face à l’éparpillement médi­a­tique, à l’inflation sta­tis­tique, le théâtre recon­stru­it du corps. Il ramène la matéri­al­ité de l’être dans le cer­cle et tra­vaille à cette lev­ée de corps néces­saire pour que com­men­cent les adieux, le tra­vail de deuil.

C’est même la sit­u­a­tion dra­ma­tique du Petit Frère du Rameur : Maguy, le Kid et Mar­cus atten­dent dans un ancien stu­dio de ciné­ma désaf­fec­té la lev­ée du corps de Kari. Tous obser­vent par la fenêtre l’autre fenêtre, de l’autre côté de la rue, où a lieu la veil­lée en atten­dant le four­gon mor­tu­aire. Cha­cun con­voque Kari à sa manière : Maguy fait enten­dre des bribes de con­ver­sa­tion, Mar­cus rêve au film qu’il voudrait faire, le Kid entre et sort. Leur mise à dis­tance de la morte sem­ble représen­ter spa­tiale­ment cette mise à dis­tance sociale. La perte du rit­uel.

La pièce con­stru­it autour de Kari ce que Lau­rence Bar­bolosi définit comme un mon­u­men­tum, autrement dit « ce qui per­pétue le sou­venir du mort, qui inscrit sa mémoire dans la réal­ité matérielle, tan­gi­ble, et qui évite qu’il som­bre défini­tive­ment dans l’oubli ».4 La pièce devient le vrai accom­pa­g­ne­ment de la morte, et joue en somme le rôle des funérailles. C’est pourquoi Maguy sug­gère à Mar­cus d’inhumer Kari dans son film. Mais, pour qu’il y ait inhu­ma­tion, il faut un corps, et la pièce qui se joue par­ticipe de cette matéri­al­i­sa­tion qui per­me­t­tra de couch­er Kari dans un linceul, fût-il un sim­ple car­ré de per­cale : « Enterre-la dans ton film. Il ne faut pas tout laiss­er au Rameur. Prends ta part de cimetière. Les jardins sont déjà partagés. Les événe­ments sont partout. Bang ! Kari… C’est très proche, Mar­cus. Épouse-la et couche-la dans une petite image. » (p. 27)

Pour Kwahulé, la dématéri­al­i­sa­tion de la mort et la vapor­i­sa­tion des corps représen­tent une tragédie qui a pris une dimen­sion emblé­ma­tique avec l’attentat du 11 sep­tem­bre. Pas de corps, pas de mort, pas de deuil pos­si­ble. « La chair brisée éparpil­lée dis­per­sée on la met bout à bout et ça fait un corps. On retrou­ve le corps. Même une tête même un bras même un orteil ça fait un corps. Le deuil peut avoir lieu. Parce que ceux qui sont restés à New York dans les immeubles, ceux qui n’ont pas eu d’autres choix que de rester, eh bien ils ont été vapor­isés. Vapor­isés. Pas de corps à hon­or­er. Et là impos­si­ble de faire le deuil. On fait sem­blant pour faire bonne fig­ure, mais ça ne fait pas un deuil. Et c’est à ce moment-là, dans le corps absent, que com­mence la vraie tragédie. »5

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
14
Partager
auteur
Écrit par Sylvie Chalaye
Spé­cial­iste des théâtres d’Afrique et des dias­po­ras, anthro­po­logue des représen­ta­tions colo­niales et his­to­ri­enne des arts du spec­ta­cle, Sylvie...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
#99
mai 2025

Expériences de l’extrême

10 Nov 2008 — Si Pier Paolo Pasolini et Didier-Georges Gabily écrivent leur théâtre dans des contextes nationaux et sociopolitiques bien différents (mouvements de…

Si Pier Pao­lo Pasoli­ni et Didi­er-Georges Gabi­ly écrivent leur théâtre dans des con­textes nationaux et sociopoli­tiques bien dif­férents…

Par Hervé Stéphane
Précédent
8 Nov 2008 — Bernard Debroux: INCENDIES de Wajdi Mouawad que tu as mis en scène récemment tourne autour de la question du testament,…

Bernard Debroux : INCENDIES de Waj­di Mouawad que tu as mis en scène récem­ment tourne autour de la ques­tion du tes­ta­ment, donc de la mort. Cette présence de la mort au théâtre se retrou­ve dans d’autres…

Par Bernard Debroux
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total