Le corps du mort ou l’avoir-lieu du vivant dans le théâtre anglais contemporain:Bond, Pinter, Barker

Le corps du mort ou l’avoir-lieu du vivant dans le théâtre anglais contemporain:Bond, Pinter, Barker

Le 4 Nov 2008

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Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
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« Ce soir je veux par­ler de la mort », proclame le Holo­pherne de Howard Bark­er à l’ouverture de Judith.
Faire du théâtre, c’est par­ler de la mort. Réac­tivé par le con­texte de l’après-1945, l’enjeu méta­physique — qui est l’essence même du théâtre — prend un tour obses­sion­nel.
Dès 1958, Beck­ett écrit dans Fin de par­tie : « Tout pue le cadavre. » Cette affir­ma­tion ne cesse de ric­ocher : Edward Bond fait dire au Pre­mier Homme de La Furie des nan­tis : « Je sais que vous êtes des hommes parce que vous avez forme de cadavre. »1
Le cadavre est là, qui nous ren­voie à notre cul­pa­bil­ité : pourquoi n’avoir rien fait ? Si on est en vie, est-on coupable ? Les mil­lions de cadavres sont là, impos­si­bles à enter­rer, comme Amédée dans la pièce éponyme d’Ionesco. « Com­ment s’en débar­rass­er ? », c’est la ques­tion que pose Vladimir Jankélévitch dans L’Imprescriptible.2

Plusieurs raisons d’ordre lit­téraire peu­vent expli­quer que, peut-être plus que d’autres, le théâtre anglais con­tem­po­rain rebrasse com­pul­sive­ment les prob­lé­ma­tiques macabres et fon­da­tri­ces de ce qu’on appellera, après Adorno, « l’après-Auschwitz ». Avant tout, les dra­maturges anglais sont les héri­tiers directs de ce théâtre néo-sénéquien qu’est la tragédie élis­abéthaine puis jacobéenne : ses excès de vio­lence, certes, mais aus­si sa con­science para­doxale des lim­ites du lan­gage. Lorsque Lear entre en scène avec le corps inerte de Cordélia dans les bras, hurlant comme un loup, il pleure déjà l’impossible du lan­gage, la mort du lan­gage.
En out­re, plus directe­ment qu’aucun autre, le théâtre anglais con­tem­po­rain s’inscrit dans la trace nihiliste de T. S. Eliot, poète de The Waste Land ; enfin, et surtout, il a subi l’influence de l’Irlandais Samuel Beck­ett, dra­maturge de toutes les cat­a­stro­phes — celui chez qui les par­a­digmes de la Grande Famine et de la Shoah se rejoignent, le pio­nnier d’une dra­maturgie de « l’après-Auschwitz ».

Le par­cours que l’on pro­pose ici s’arrête sur des pièces qui s’inscrivent toutes dans un espace dévasté par la destruc­tion de masse. Leurs auteurs don­nent à voir des espaces scéniques post-apoc­a­lyp­tiques, sur­gis des spec­tres d’Auschwitz et d’Hiroshima.3 Adorno fait d’Auschwitz — par­a­digme de la mort à haut débit et à ren­de­ment max­i­mum — le sym­bole de la coupure his­torique entre « une » bar­barie et « la » bar­barie. Avec Auschwitz, la mort est traitée comme un pro­duit indus­triel. L’humanité se décou­vre une inhu­man­ité insoupçon­née. La philoso­phie achoppe sur cet impens­able, cet « incon­solable de la pen­sée », pour le dire avec Myr­i­am Revault d’Allonnes.4 L’art entre en apor­ie.

C’est cette apor­ie, éthique et esthé­tique, que le théâtre con­tem­po­rain entre­prend de rumin­er — et peut-être de dépass­er — en mon­trant que, si sur la scène anglaise le mort inscrit un espace de deuil, c’est pré­cisé­ment parce qu’un deuil, c’est tou­jours, quand il est fait, un redé­mar­rage, une refon­da­tion. Qu’il soit fan­tomisé, abstrait, métaphorique ou présent sur la scène, le mort fonde la cat­a­stro­phe, et la cat­a­stro­phe est le lieu de l’épiphanie. C’est par elle, et grâce à elle, que le vivant advient.

Le mort-témoin

C’est d’abord cet impos­si­ble témoignage de l’expérience de la mort qui est recher­ché : ce qui guide les per­son­nages et struc­ture Naître d’Edward Bond, c’est la quête d’une parole orphique :
« Luke : Je veux savoir : com­ment c’est à la fin ? Le corps, je sais ce qui lui arrive. Je sais tout ça. Je l’ai vu. Je veux savoir com­ment c’est dedans. Ce qui se passe dans la tête à la fin. Où c’est qu’on est. Tu vas me le dire. »5

Naître est sans doute l’une des pièces où l’on voit le plus de morts sur le plateau : depuis l’empilement de Ham­let, on avait rarement vu autant de cadavres. La scène cinq, véri­ta­ble point d’orgue de la pièce, mon­tre en un tableau inou­bli­able le per­son­nage de la mère — Don­na, la bien nom­mée — dis­tribuer une étrange soupe de détri­tus aux morts qui jonchent le sol et qu’elle mater­ne comme s’il s’agissait d’enfants dans un orphe­li­nat.

« La pièce. Les murs sont noir­cis et con­stel­lés de trous de balle. Con­tre le mur, le mate­las s’est affais­sé. Il est rayé de noir et déchiré par les balles. Des cail­lots de rem­bour­rage pen­dent comme des entrailles. […] Les morts sont dis­per­sés sur le sol. Ils sont cou­verts de vête­ments sales, de chif­fons et de quelques cou­ver­tures. Leurs blessures mortelles sont vieilles et séchées. Une lumière froide vient de la porte ouverte. »

« Don­na, off : Bien bouil­li. Pause. Prêt main­tenant. C’est prêt.
Pause. Don­na entre par la porte intérieure. […] Elle tient une louche et une soupière de détri­tus.

Don­na, cog­nant la louche con­tre la soupière : C’est prêt, c’est prêt. Voilà.
Elle pose la soupière sur la table. Elle mélange avec la louche.
Don­na : Pau­vres petits. Je vous ai fait atten­dre. Quelques min­utes seule­ment mais vous croyez que c’est pour l’éternité.
Don­na se déplace par­mi les morts, sor­tant des louch­es de déchets. Une par­tie tombe sur les morts et leurs vête­ments, mais chaque fois qu’elle met la louche dans la soupière elle est presque aus­si pleine qu’avant.
Don­na : Là. Atten­tion, atten­tion. Bien. Mangez tant que c’est chaud. » (p. 68 – 69)

Cette scène de folie est aus­si éminem­ment lucide : les mères élèvent et nour­ris­sent en effet des cadavres dans le monde autode­struc­teur dénon­cé par Bond. À ce didac­tisme insis­tant s’oppose la ren­con­tre avec les fan­tômes qui pro­lifèrent dans ses pièces : Bond leur donne un corps que rien ne dif­féren­cie de celui des vivants, comme celui du Fils du fos­soyeur dans Lear, ou le corps curieuse­ment mar­tyrisé du Mon­stre dans les Pièces de guerre — le fan­tôme adulte de ce que serait devenu, s’il avait gran­di, le fœtus livré à la four­naise du monde en guerre —, un corps fan­tômisé comme cette pietà sor­tie des camps de con­cen­tra­tion dans Auprès de la mer intérieure. Ces fan­tômes-mar­tyrs occu­pent la scène de toute leur cor­poréité en décom­po­si­tion pour témoign­er. On rap­pellera, avec Gior­gio Agam­ben, l’étymologie du terme « mar­tyr », du grec mar­tus, qui sig­ni­fie un « témoin », sub­stan­tif venant du verbe sig­nifi­ant « se rap­pel­er » ; le mar­tyr « rescapé » (ou para­doxale­ment ressus­cité à une vie fic­tive, comme c’est le cas ici) « a voca­tion de mémoire. Il ne peut pas ne pas se rap­pel­er », dit Agam­ben6. Ces mar­tyrs per­me­t­tent de faire enten­dre les voix sépul­crales ; ils don­nent chair à la parole ensevelie à jamais de ceux qui n’ont pas survécu : le mir­a­cle du théâtre est celui-ci : il invente ou donne à enten­dre une parole d’outre-tombe ; la tragédie, dira Bark­er, « ôte à la mort les mots de la bouche »7.

Le mort, pléthorique, est donc in-enterrable, implantable (« the corpse you plant­ed last year, has it begun to sprout ? », demande T. S. Eliot dans The Waste Land) : on n’est plus dans cette Angleterre-cimetière que décou­vre Ham­let dans la scène du Fos­soyeur, mais dans un pays où l’on ne peut même plus enter­rer les cadavres.

Le Mon­stre des Pièces de guerre est ce témoin-mar­tyr : il incar­ne le monde mar­tyrisé. Le Mon­stre s’acquitte de cette fonc­tion de mémoire en provo­quant un choc frontal dou­ble : visuel d’abord, ver­bal dans un sec­ond temps. Son entrée sur scène heurte le spec­ta­teur de plein fou­et, selon la manière prônée par Artaud. Son corps cal­ciné inscrit la douleur dans sa chair :

« La peau du Mon­stre, ses cheveux, ses vête­ments sont gril­lés, car­bon­isés, entière­ment noirs. Qu’il appa­raisse comme tail­lé dans un morceau de char­bon. Ses cheveux, héris­sés, des pointes raides, se dressent comme des clous. (Le Mon­stre peut égale­ment être entière­ment en rouge.) »

Le choc est, dans un deux­ième temps, ver­bal, puisque l’espace lin­guis­tique qu’occupe le Mon­stre est à plusieurs titres trans­gres­sif : ontologique­ment trans­gres­sif, car le Mon­stre — fœtus mort-né, in/ans dou­ble­ment privé de parole — est pour­tant doté d’une parole qui nous atteint puisqu’il par­le la même langue que nous et s’adresse, sur le mode de l’agit-prop, directe­ment au spec­ta­teur. Éthique­ment trans­gres­sif, puisqu’il en sait plus que nous, raisonne et incar­ne toutes les valeurs human­istes aux­quelles nous avons du mal à renon­cer : « Nul ne peut délibéré­ment renon­cer au nom d’humain » est le titre du huitième tableau de Rouge, noir et igno­rant. Le Mon­stre illus­tre par­faite­ment la dou­ble éty­molo­gie latine du terme et n’intervient auprès de nous, le pub­lic, pour rien moins que com­menter, racon­ter, expli­quer, aver­tir : « Main­tenant nous allons mon­tr­er des scènes de la vie que je n’ai pas vécue », annonce-t-il8. Le Mon­stre — celui qui est mon­tré — entre­prend donc de « mon­tr­er » et, par là, d’avertir (mon­ere) le monde. Il s’apparente presque au principe trag­ique du mon­strum aris­totéli­cien, qui doit avoir lieu puisque c’est un aver­tisse­ment des dieux, et qui s’oppose à l’obscène qu’il con­vient de cacher. Déchiffreur dans « la forêt de sym­bol­es », décryp­teur des cor­re­spon­dances, tra­duc­teur de la langue des morts, le Mon­stre se con­stitue bel et bien en poète, au sens plein et fort que Baude­laire donne à ce mot. On se rap­pelle John Clare qui déjà déclarait : « Je suis un poète et j’apprends aux hommes à manger. »9

Le mort chez Bond est tou­jours celui grâce auquel se jauge le degré d’humanité de l’homme. Autrement dit, le mort est le lieu de l’éthique et donc de l’humain. Le corps du mort sur la scène bon­di­enne est un exhaus­teur de vivant, au sens où l’on par­lerait d’un exhaus­teur de goût. Il rend vis­i­ble la prise de con­science éthique. Le corps du mort est l’avoir-lieu du vivant.

Bark­er et l’érotisme

Exhaus­teur de vivant d’un autre ordre chez Bark­er, le mort exac­erbe les principes de vie : la prob­lé­ma­tique éthique et philosophique s’incarne dans des enjeux plus pul­sion­nels. Le mort, son corps, sa présence, l’expérience de sa mort, sont cen­traux dans le vol­ume d’aphorismes La Mort, l’unique et l’art du théâtre, qui théorise les enjeux scéniques du théâtre de la Cat­a­stro­phe.

« Toute tragédie incite voluptueuse­ment la mort à se mon­tr­er. Elle la pousse à faire ce qu’elle fait de pire. Ce faisant, ce pire se révèle moins ter­ri­ble que ce qu’on avait imag­iné. La tragédie la plus grande va plus loin. Elle fait de la mort une néces­sité, une per­fec­tion même, et pas seule­ment pour les vieux, les malades ou les faibles, mais pour les agiles, les vigoureux et les bien-por­tants. Est-il pos­si­ble d’aller plus loin ? De se deman­der si la mort n’appartient pas de prime abord aux plus forts ?
[…]
Le corps mort est un objet de fas­ci­na­tion à la fois dans la vie et dans l’art. De plus, sa décom­po­si­tion hyp­no­tise. Au théâtre, le corps vivant doit représen­ter le cadavre, il ne peut pas l’imiter. Pour ce faire, il reste éten­du sans bouger. C’est le peu que l’on sait de la mort, et peut-être ne savons-nous que cela, que les morts restent éten­dus sans bouger… »

Cette fas­ci­na­tion pour le corps mort — que l’on observe, que l’on dis­sèque (Faux Pas), que l’on mange aus­si (Trou­vé dans le sol), surtout quand il s’agit du corps de nazis notoires — est omniprésente dans le théâtre de la Cat­a­stro­phe. Le corps mort y est un fort déclencheur de vie : sci­ence, regard, nour­ri­t­ure et surtout libido. Il provoque une pul­sion éro­tique incon­trôlable, véri­ta­ble topos dans le théâtre de Bark­er (Gertrude, Mains mortes, etc.), dont le parangon est la scène de nécrophilie dans Judith, pul­sion qui est égale­ment tout entière ten­due vers la vie. Le corps du mort occupe en principe le cen­tre de la pièce dont il est la para­doxale matrice. Dans le verg­er d’Elseneur, c’est au-dessus du cadavre tout juste empoi­son­né du vieil Ham­let que s’accouplent Gertrude et Claudius :

«(Gertrude inclinée, provo­cante, se place au-dessus de la tête de l’homme endor­mi)
Gertrude : Empoi­sonne-le
(Claudius va embrass­er Gertrude. Elle ferme les yeux, détourne le vis­age)
Empoi­sonne-le
(Claudius prend une fiole dans son habit. Il s’agenouille à côté de l’homme endor­mi. Il verse le liq­uide dans l’oreille de l’homme.
Gertrude, dans son extase, paraît vom­ir. Son cri se mêle au cri de l’homme endor­mi qui tres­saille)

Baise-moi
Oh, baise-moi
(Claudius et Gertrude s’accouplent au-dessus de l’homme qui ago­nise. Tous les trois font enten­dre une musique des extrêmes. Un servi­teur entre en ten­ant un vête­ment et se poste en attente)»

Grand lecteur de Bataille, Bark­er en teste sur la scène-lab­o­ra­toire les impli­ca­tions pra­tiques. L’extase et la mort sont indis­so­cia­bles. On rap­pellera les pro­pos de Bataille : « l’érotisme ouvre à la mort […] il est l’approbation de la vie jusque dans la mort »10. Le cri de Gertrude dans la pièce éponyme — cri de douleur et de jouis­sance orgas­mique (petite mort) à la fois — opère la fusion de ces deux con­traires et résume l’essence trag­ique de l’existence :

Claudius : Le cri, Gertrude.
« Je dois faire sur­gir ce cri de toi à nou­veau même s’il pèse cinquante cloches ou mille car­cass­es il me le faut
IL TUE DIEU »11

Le corps n’est pas seule­ment le lieu de la douleur et donc de la révéla­tion, il devient para­doxale­ment celui de la tran­scen­dance.

Par ailleurs, chez Bark­er, le corps du mort, c’est aus­si le texte mort : sa pra­tique lit­téraire, qui sol­licite sans cesse les mod­èles — la Bible, la mytholo­gie, le con­te de fées, Shake­speare, Mid­dle­ton —, est une pra­tique, post-post­mod­erne s’il en est, fondée sur la réap­pro­pri­a­tion des mod­èles. Le corps mort du texte est une invi­ta­tion à la recréa­tion : la réécri­t­ure palimpses­tueuse de l’hypotexte est source de vie dans un élan qui a fort à voir avec la « mort-renou­veau » dont par­le Bakhtine dans La Poé­tique de Dos­toïevs­ki. Ce qui, chez Bark­er, est thé­ma­tisé au plan de l’érotique des per­son­nages, doit se lire comme une clé poé­tique qui donne accès à son œuvre : la nécrophilie thé­ma­tisée, représen­tée, est ce qui donne sa forme à l’écriture. La pul­sion éro­tique se lit donc au dou­ble plan du thé­ma­tique et de la poé­tique qui l’informe.

Aus­si dif­férents que soient Bond et Bark­er, tous deux inscrivent un théâtre du voir, un théâtre qui s’articule autour de l’explicite du cadavre où le mort mon­tre et refonde l’humain. Cepen­dant, comme l’explique Bark­er dans La Mort, l’unique et l’art du théâtre, « le cadavre n’est pas la mort, seule­ment le détri­tus de la mort… ». À l’inverse, la scène anglaise excelle à tra­vailler plus en finesse, dans l’interstice, dans la non-représen­ta­tion. À la suite de Beck­ett — chez qui le mort n’est jamais présent en scène, con­traire­ment au mourant, comme Win­nie enfon­cée dans son mamel­on, la pro­tag­o­niste de Rock­a­by, etc. —, Harold Pin­ter et Mar­tin Crimp pro­posent des œuvres où le mort et son corps, absents, con­t­a­mi­nent l’espace textuel.

Dib­bouk et pos­ses­sion

C’est la logique éro­tique que pousse Pin­ter à l’extrême dans son avant-dernière pièce, Ash­es to Ash­es. Comme d’autres12, Pin­ter con­stru­it sa pièce comme une manière d’illustration par la scène du dis­cours auda­cieux de Barthes qui, dans Frag­ments d’un dis­cours amoureux, com­pare l’amoureux délais­sé au pris­on­nier de Dachau :

« La cat­a­stro­phe amoureuse est peut-être proche de ce qu’on a appelé, dans le champ psy­cho­tique, une sit­u­a­tion extrême, qui est “une sit­u­a­tion vécue par le sujet comme devant irrémé­di­a­ble­ment le détru­ire” ; l’image en est tirée de ce qui s’est passé à Dachau. N’est-il pas indé­cent de com­par­er la sit­u­a­tion d’un sujet en mal d’amour à celle d’un con­cen­tra­tionnaire de Dachau ? L’une des injures les plus inimag­in­ables de l’Histoire peut-elle se retrou­ver dans un inci­dent futile, enfan­tin, sophis­tiqué, obscur, advenu à un sujet con­fort­able, qui est seule­ment la proie de son Imag­i­naire ?

Ces deux sit­u­a­tions ont néan­moins ceci de com­mun : elles sont, à la let­tre, paniques : ce sont des sit­u­a­tions sans reste, sans retour : je me suis pro­jeté dans l’autre avec une telle force que, lorsqu’il me manque, je ne puis me rat­trap­er, me récupér­er : je suis per­du, à jamais. »13

La pièce, sous l’apparence trompeuse d’un vaude­ville, décou­vre un niveau de lec­ture inquié­tant. Le ques­tion­nement amoureux et le jeu éro­tique com­man­dent la mise en place implaca­ble du par­a­digme de la Shoah :

« Rebec­ca. Il appuyait… un petit peu… sur ma gorge, oui.
Si bien que ma tête se ren­ver­sait en arrière,
douce­ment mais franche­ment.
Devlin. Et ton corps ? Où il allait, ton corps ?
Rebec­ca. Mon corps se ren­ver­sait en arrière, douce­ment mais franche­ment. »14

Cette ques­tion inno­cente en apparence — « Et ton corps ? Où il allait, ton corps ? » — amorce le proces­sus anx­iogène et reflète la tech­nique toute pin­te­ri­enne de la lit­téral­i­sa­tion de la métaphore ou de la réac­ti­va­tion de la cat­achrèse. La ques­tion, métaphorique, est ici à pren­dre au pied de la let­tre et s’ouvre sur un incon­nu ter­ri­fi­ant, ou plutôt sur un con­nu — les fours cré­ma­toires — que nous, spec­ta­teurs, red­ou­tons d’imaginer.

L’univers con­cen­tra­tionnaire se con­stru­it peu à peu, au hasard des répons­es que Rebec­ca fait à Devlin qui, tel Socrate, ne lâche jamais prise. La nébuleuse de références fait de plus en plus sens. Ain­si, on apprend que l’« amant » est un « guide » — un Führer —, qu’il tra­vaille dans « une sorte d’usine », que les gens qui y sont placés sous ses ordres sont tous « très musi­ciens », qu’ils por­tent des « cas­quettes » sur la tête. Toute une série de signes qui ren­voient à la Shoah envahissent peu à peu l’espace textuel et pren­nent lieu et temps dans le présent. Les cen­dres du titre évo­quent infail­li­ble­ment les fours cré­ma­toires. Par l’entrelacs des dif­férentes tem­po­ral­ités et des dif­férents niveaux de réel, Pin­ter tente de répon­dre à la ques­tion de savoir com­ment penser Auschwitz et sur quel mode. Il sort de l’impasse dans laque­lle le débat sur le choix du réal­isme ou du non-réal­isme a enfer­mé l’art, et le théâtre en par­ti­c­uli­er, et mon­tre que les deux reg­istres sont absol­u­ment indis­so­cia­bles — tout comme le sont, dans l’homme, les dif­férentes couch­es de vécu qui, non étanch­es, le con­stituent. Le passé évo­qué par Rebec­ca est un passé de type uni­versel ; la peur de Devlin est une peur de l’adultère, elle est con­tin­gente, top­ique (« ce type […] quand as-tu fait sa con­nais­sance au juste ? » […] « tu as fait une allu­sion assez oblique à ton copain… ton amant ? », p. 68 et 70), alors que celle qu’exprime Rebec­ca est exis­ten­tielle, voire ontologique.

Un peu à la manière des fan­tômes bon­di­ens, Rebec­ca pro-phé­tise une mémoire col­lec­tive dont la voca­tion serait d’exhumer un passé qu’elle n’a pas directe­ment vécu. Rebec­ca ou la récupéra­tion de la parole du mort par la voix du vivant. L’envahissement du présent par le passé se fait par la décon­struc­tion sys­té­ma­tique du per­son­nage de Rebec­ca et d’abord de sa cor­poréité. Elle est « cou », « bouche », « tête », « jambes », et ce découpage en une série de gros plans fétichistes fait écho au puz­zle de ses sou­venirs.

Lorsque Rebec­ca prend la parole, elle met en voix, out­re sa pro­pre parole, celle de son bourreau/amant : d’abord par l’utilisation du dis­cours direct : « Et il dis­ait : Embrasse mon poing. » Il s’agit là d’un proces­sus clas­sique, her­mé­tique et ras­sur­ant de répar­ti­tion de la parole. Ce qui est trou­blant, c’est que le style direct dis­paraît pro­gres­sive­ment au prof­it de tech­niques plus sub­ver­sives d’effacement de l’énonciateur. Le style indi­rect tout d’abord : « Du reste, il m’a dit qu’ils étaient très musi­ciens » (p. 66). Rebec­ca cite sans guillemets les pro­pos de son inter­locu­teur dont la parole com­mence à can­ni­balis­er la sienne pro­pre. L’aliénation de la parole gagne un degré sup­plé­men­taire grâce à la sub­sti­tu­tion pronom­i­nale. Cette tech­nique entraîne un change­ment dans le statut de Rebec­ca qui, de nar­ra­teur extérieur, devient nar­ra­teur intérieur et per­son­nage de la diégèse qu’elle éla­bore.

« Rebec­ca. La femme s’est arrêtée. Elle a embrassé le bébé. Ce bébé était une fille.
Pause.
Elle l’a embrassé.
Pause.
Elle a écouté les bat­te­ments de cœur du bébé.
Le cœur du bébé bat­tait.
La lumière a bais­sé dans la pièce, mais les deux lam­padaires bril­lent.
Rebec­ca est absol­u­ment immo­bile.
Le bébé res­pi­rait.
Pause.
Je l’ai ser­ré con­tre moi. Le bébé res­pi­rait. Son cœur bat­tait. » (p. 79)

Véri­ta­ble matéri­al­i­sa­tion sonore du phénomène de la han­tise, l’écho qui se met en place à la fin de la pièce sémi­o­tise la divi­sion, la schize du moi ou encore le dial­o­gisme (la poly­phonie) dont Rebec­ca se fait l’énonciatrice.

« Rebec­ca. Ils nous ont emmenés jusqu’au train
L’écho. jusqu’au train
{ … }
Rebec­ca. Et je suis passée avec mon bébé.
L’écho. avec mon bébé
Pause.
Rebec­ca. Mais le bébé s’est mis à pleur­er
L’écho. à pleur­er
Rebec­ca. Et cet homme m’a rap­pelée.
L’écho. m’a rap­pelée
Rebec­ca. Et il a dit qu’est-ce que vous avez là
L’écho. vous avez là
Rebec­ca. Et il a ten­du la main vers le paquet
L’écho. le paquet
Rebec­ca. Et j’ai dû lâch­er le paquet.
L’écho. le paquet
Rebec­ca. Et c’est la dernière fois que j’ai tenu le paquet dans mes bras
L’écho. le paquet dans mes bras
Silence.
Rebec­ca. Et nous sommes mon­tés dans le train
L’écho. dans le train
Rebec­ca. Et on est arrivés dans cet endroit
L’écho. cet endroit
Rebec­ca. Et j’ai vu une femme que je con­nais­sais
L’écho. que je con­nais­sais
Rebec­ca. Et elle a dit qu’est-ce que tu as fait de ton bébé
L’écho. ton bébé
Rebec­ca. Et j’ai répon­du quel bébé
L’écho. quel bébé
Rebec­ca. Je n’ai pas de bébé
L’écho. pas de bébé
Rebec­ca. Je ne con­nais aucun bébé
L’écho. aucun bébé
Pause.
Rebec­ca. Je ne con­nais aucun bébé.
Long silence.
Noir. » (p. 80 – 81)

Rebec­ca devient cette femme anonyme, per­son­nage col­lec­tif, parangon de toutes les mères de la guerre, représen­tante métonymique de tout le groupe. La per­son­nal­ité indi­vidu­elle de Rebec­ca se brouille, sa voix échappe à la tem­po­ral­ité et vocalise les cris de la Sec­onde Guerre mon­di­ale. Comme pos­sédée par le dib­bouk 15 des mères assas­s­inées, elle est l’icône de l’humanité niée.

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Écrit par Élisabeth Angel-Perez
Élis­a­beth Angel-Perez est pro­fesseure à l’Université de Paris-Sor­bonne. Son domaine de spé­cial­ité est le théâtre anglais con­tem­po­rain. Elle...Plus d'info
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#99
mai 2025

Expériences de l’extrême

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3 Nov 2008 — Sous ce titre, il s’agit d’interroger une certaine vision de l’art du théâtre qui traverse le siècle : la scène…

Sous ce titre, il s’agit d’interroger une cer­taine vision de l’art du théâtre qui tra­verse le siè­cle : la scène conçue comme espace du dia­logue avec les morts, comme espace sus­cep­ti­ble d’accueillir les fan­tômes, d’accepter…

Par Monique Borie-Banu
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