Les artistes sont des ambassadeurs d’humanité

Les artistes sont des ambassadeurs d’humanité

Le 19 Nov 2008

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Article publié pour le numéro
Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
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Bernard Debroux : Le Théâtre Nation­al de Bre­tagne (Rennes) occupe une place assez sin­gulière dans le paysage du théâtre en France. C’est un théâtre de créa­tion, mais il ne renie pas pour autant une dimen­sion d’action cul­turelle.

François Le Pil­louër : J’ai en effet tou­jours revendiqué une poli­tique du grand écart : je souhaite que le Théâtre Nation­al de Bre­tagne soit présent au niveau local, dans les quartiers défa­vorisés, auprès des publics qui ont des hand­i­caps, à la prison des femmes de Rennes. Il doit être présent aus­si dans le départe­ment, en milieu rur­al, dans la région Bre­tagne comme au niveau nation­al et inter­na­tion­al. Pour moi, un théâtre doit se nour­rir des ressources artis­tiques et cul­turelles du ter­ri­toire pour l’irriguer à son tour. Au cen­tre de déten­tion, par exem­ple, nous don­nons, mais nous recevons aus­si, beau­coup. C’est ce que j’appelle la qual­ité de la con­ver­sa­tion entre un théâtre et son pub­lic. Nous sommes respon­s­ables d’une édu­ca­tion com­mune du juge­ment cri­tique. Cet aller-retour est indis­pens­able entre nous qui don­nons, nous qui recevons, et le pub­lic qui reçoit et qui donne.

B.D. : Le sou­tien à la jeune créa­tion te tient à cœur. Cette démarche était déjà présente à Dijon dans le fes­ti­val que tu y avais créé en 1990 : Théâtre en mai. Les grandes insti­tu­tions parais­sent sou­vent ne présen­ter que des artistes impor­tants, recon­nus. C’est la cri­tique que leur font les jeunes créa­teurs ; ils n’y trou­vent pas leur place…

F.L.P. : Quand nous avons fondé Théâtre en mai avec Marie-Odile Wald à Dijon, nous avions enten­du que des grands met­teurs en scène affir­maient que les jeunes n’avaient pas de courage, que la relève n’existait pas. Du coup, de manière assez fron­deuse, nous écriv­ions sur tous nos doc­u­ments : « Ren­con­tre inter­na­tionale de jeunes met­teurs en scène ». Très vite, à par­tir de 1990, nous avons eu la chance de recevoir aus­si bien Stéphane Braun­schweig que François Tan­guy, Dominique Pitoiset, Yann-Joël Collin, Didi­er-Georges Gabi­ly, Marc François, François Ran­cil­lac, Chan­tal Morel, Xavier Dur­ringer, Jean-Luc Lagarce, Hubert Colas. Toute une jeunesse théâ­trale a com­pris que ce ter­ri­toire lui était des­tiné, et nous avons entamé, de manière un peu rebelle, la lutte con­tre les insti­tu­tions.
Mais ce qui nous intéres­sait surtout, c’était de ren­dre des utopies vivantes et de par­ticiper à des com­bats poli­tiques. Nous nous sommes engagés, en 1994, dans le sou­tien à la Bosnie autour de François Tan­guy et d’autres met­teurs en scène ou choré­graphes qui nous avaient rejoints. L’actualité artis­tique était intense : Stéphane Braun­schweig, par exem­ple, a ain­si pu créer Dom Juan revient de guerre d’Horváth et présen­ter Tam­bours dans la nuit. Nous invi­tions aus­si de jeunes met­teurs en scène étrangers. Théâtre en mai fut l’occasion de la pre­mière venue en France de Romeo Castel­luc­ci ou de Thomas Oster­meier. Il s’est vrai­ment créé un lien entre eux : ils avaient des rêves de théâtre, des rêves poli­tiques.
Ensuite, nous avons organ­isé une impor­tante ren­con­tre inter­na­tionale de met­teurs en scène de toutes les généra­tions en mai 1994 : une étape pour la réc­on­cil­i­a­tion. En étant nom­mé ici, à Rennes, en sep­tem­bre 1994, j’ai gardé cette volon­té de rester auprès des jeunes, artistes ou spec­ta­teurs, à qui nous nous devons de trans­met­tre, mais qui nous appor­tent à leur tour énergie, con­tes­ta­tion, désta­bil­i­sa­tion. Je reste atten­tif à ce que le Théâtre Nation­al de Bre­tagne con­tin­ue de présen­ter des pre­mières mis­es en scène, d’assurer un véri­ta­ble accom­pa­g­ne­ment pour les jeunes créa­teurs. Mais l’intérêt de cette insti­tu­tion est qu’elle per­met de tra­vailler dans de bonnes con­di­tions, avec des met­teurs en scène expéri­men­tés, de les suiv­re dans l’accomplissement de leurs œuvres. Grâce à son statut de cen­tre de créa­tion, son équipe, ses infra­struc­tures, les sou­tiens de ses parte­naires publics, c’est un des plus beaux théâtres d’Europe.

B.D. : La présence de l’école et l’engagement de jeunes met­teurs en scène per­me­t­tent aus­si à l’institution de renou­vel­er son pub­lic ?

F.L.P. : C’est vrai. Au départ, quand j’ai créé Met­tre en scène en 1994, il est apparu éton­nant à cer­tains qu’une insti­tu­tion organ­ise des ren­con­tres de ce type et que le pub­lic réponde. C’est peut-être parce qu’en fait la jeunesse se rend compte que notre insti­tu­tion, d’une nou­velle généra­tion, relève le défi, qu’elle remet son titre en jeu, qu’elle accepte de pren­dre des risques, de heurter les con­ser­va­teurs qui, à cer­tains moments, nous trou­vent trop auda­cieux. Du coup la jeunesse nous en donne acte, et elle est là…

B.D. : Pour toi, la dimen­sion poli­tique du tra­vail d’action cul­turelle est impor­tante, surtout dans un moment où, un peu partout en Europe, les pou­voirs publics ne sem­blent plus con­sid­ér­er la défense de l’art et de la cul­ture comme une pri­or­ité…

F.L.P. : Nous avons la chance d’être soutenus par la Ville, le Min­istère de la Cul­ture, le Con­seil Région­al de Bre­tagne et le Con­seil Général d’Ille-et-Vilaine. Les respon­s­ables poli­tiques en Bre­tagne pensent que l’art et la cul­ture sont non seule­ment un ciment mais aus­si une source d’énergie pour la pop­u­la­tion. J’ai tou­jours pen­sé que si cer­taines couch­es sociales défa­vorisées ne vont pas au théâtre, ce n’est pas pour des raisons obscures. C’est à la fois parce qu’elles n’ont pas eu accès dans leur jeunesse à une édu­ca­tion artis­tique, et en même temps parce qu’elles sont dans une sit­u­a­tion économique dif­fi­cile. Nous essayons de con­tr­er ces dif­fi­cultés sur les deux tableaux : en pra­ti­quant des prix d’entrée aux spec­ta­cles abais­sés au max­i­mum grâce aux dis­posi­tifs spé­ci­fiques des Col­lec­tiv­ités Locales, et en menant des actions de sen­si­bil­i­sa­tion. Nous asso­cions les artistes à ce tra­vail de sen­si­bil­i­sa­tion : par exem­ple, nous créons de petits spec­ta­cles, légers, des « jeeps théâ­trales ou choré­graphiques », qui sont présen­tés dans les quartiers, en milieu rur­al, allant à la ren­con­tre des gens là où ils vivent, et, du coup, cela crée une force d’attraction très grande pour le lieu où nous sommes. C’est ce que j’appelle la poli­tique d’aller-retour, fondée sur ce con­tact mul­ti-per­ma­nent, où nous allons au-devant de ces pop­u­la­tions, pour expli­quer ce que nous faisons, pour les écouter aus­si. Ain­si, nous avons le plaisir de recevoir dix mille abon­nés par an, plus de qua­tre-vingt-dix mille spec­ta­teurs pour le théâtre et la danse.
Alors que cer­tains théâtres renonçaient au secteur des rela­tions publiques, nous l’avons main­tenu, puis dévelop­pé. Ce n’est pas un ser­vice qui existe juste pour ven­dre du bil­let ! Si la rela­tion avec le spec­ta­teur ne se rédui­sait qu’à un échange ban­caire, cela ne m’intéresserait pas. Ce que nous met­tons en place, c’est un échange plus pro­fond. Une étude est en train d’être réal­isée qui mon­tre qu’une rela­tion par­ti­c­ulière s’instaure entre la pop­u­la­tion et le TNB. Au-delà de l’échange artis­tique et esthé­tique, demeure un sen­ti­ment de partage de valeurs. Nous l’avons véri­fié en par­ti­c­uli­er lorsque nous nous sommes mobil­isés ensem­ble pour l’intermittence et le sauve­tage de la cul­ture ou des caus­es human­i­taires.

B.D. : Quelle est la place de l’école au sein du Théâtre Nation­al de Bre­tagne ?

F.L.P. : Elle a été fondée en 1991 par Emmanuel de Vévi­court et Chris­t­ian Col­in, trois ans avant que je n’arrive. J’ai souhaité diriger le TNB aus­si pour la présence de cette école. Il m’a sem­blé que c’était un élé­ment fon­da­men­tal, à dévelop­per. Elle avait, au départ, ses locaux en dehors du théâtre. Grâce aux trans­for­ma­tions, j’ai fait en sorte qu’elle puisse être inté­grée dans le bâti­ment. Elle est dev­enue l’un des fleu­rons du cen­tre européen.
Après Chris­t­ian Col­in, l’école a été dirigée par Dominique Pitoiset, Jean-Paul Wen­zel, et à présent, depuis trois pro­mo­tions, par Stanis­las Nordey. Je souhaitais, pour la diriger, des artistes en activ­ité, des met­teurs en scène issus d’une cer­taine tra­di­tion de théâtre. Dominique Pitoiset et Jean-Paul Wen­zel étaient issus de l’école du TNS (Théâtre Nation­al de Stras­bourg) et Stanis­las Nordey du Con­ser­va­toire de Paris. Ce sont des artistes qui vien­nent d’une tra­di­tion théâ­trale et qui défend­ent un théâtre poé­tique et poli­tique.
Stanis­las Nordey avait imag­iné, en dis­cu­tant avec Didi­er-Georges Gabi­ly, un « inno­va­toire » par oppo­si­tion au con­ser­va­toire. Il a réus­si à créer ici une syn­ergie forte entre l’école et le théâtre, en met­tant l’écriture au cen­tre de l’enseignement de l’école, en faisant en sorte que les élèves se préoc­cu­pent d’aller dans les quartiers défa­vorisés, à la prison… Nous leur don­nons ren­dez-vous sur le front de scène, le front social, le front poli­tique…
Que les élèves acteurs ren­con­trent au cen­tre de déten­tion des femmes qui sont con­damnées à de longues peines, ce n’est pas rien ! Stanis­las Nordey recrute des élèves qui s’impliquent vrai­ment, qui sont « au ser­vice de », qui ne sont pas des « voyeurs » de la réal­ité sociale. Quand nous avons fait aux élèves la propo­si­tion de par­ticiper aux ate­liers de théâtre de la prison, les détenues ont demandé à les ren­con­tr­er, à par­ler avec eux pour que la rela­tion ne débute pas sur de mau­vais principes. Alors, seule­ment après, elles ont accep­té ! Les élèves jouent donc avec elles, ils ont leur pra­tique et leur savoir-faire artis­tique, mais les détenues ont une pro­fondeur humaine qui enri­chit aus­si les élèves et récipro­que­ment. Un jour, l’une d’entre elles a déclaré devant une com­mu­nauté de détenues qui venait d’assister à l’une des présen­ta­tions que « le théâtre est tout de même un art qui vous prend et qui vous embrasse ». Ce type de tra­vail demande aux élèves acteurs de l’humilité, du respect, ce qui n’empêche pas la con­tes­ta­tion et la cri­tique, qual­ités qui doivent être dévelop­pées par­al­lèle­ment.

B.D. : Tu as choisi de faire du Théâtre Nation­al de Bre­tagne un Cen­tre Européen de créa­tion.

F.L.P. : Je suis un Européen con­va­in­cu. Déjà à Dijon, Théâtre en mai avait pu béné­fici­er d’une des pre­mières aides du pro­gramme Kaléi­do­scope (pro­gramme d’aide européen). Avec les jeunes met­teurs en scène de l’époque, nous étions con­va­in­cus qu’il fal­lait cass­er les fron­tières. Nous avions alors pu inviter ain­si des artistes comme Romeo Castel­luc­ci, mais aus­si Gior­gio Bar­be­rio Corset­ti, qui a réal­isé une pièce remar­quable à qua­tre mains avec Stéphane Braun­schweig ou encore Math­ias Hart­mann, qui dirige main­tenant le Burgth­e­ater de Vienne. Nous sen­tions vrai­ment un appétit de ren­con­tres, d’émotions, d’émulation, de saine con­fronta­tion.
En prenant la direc­tion du TNB, grâce à mes col­lab­o­ra­teurs les plus proches (Lau­rent Parig­ot, Marie-Odile Wald, Nathalie Soli­ni), j’ai pu ini­ti­er le rêve européen que j’avais imag­iné autour de qua­tre artistes asso­ciés : Stanis­las Nordey, Jean-François Sivadier, Mar­cial Di Fon­zo Bo, met­teurs en scène, et François Ver­ret, choré­graphe. D’autres artistes européens les ont rejoints pour des rési­dences : Rodri­go Gar­cia, Enri­co Casagrande et Daniela Nico­lo, Brice Ler­oux, Cate­ri­na Sagna, les Frères For­man… Pour ma part, les artistes sont des ambas­sadeurs d’humanité. Ce sont des gens curieux qui ne refusent pas les ques­tions taboues et qui pensent que les ques­tions de fron­tières, de reli­gion, d’histoire, de mythes com­muns, même s’ils ne les abor­dent pas aisé­ment ou frontale­ment, sont des ques­tions stim­u­lantes.

B.D. : C’est dans cet esprit que le Théâtre Nation­al de Bre­tagne par­ticipe au pro­jet Pros­pero ?

F.L.P. : Pros­pero est un acte poli­tique et un acte artis­tique com­mun à six théâtres : le Théâtre Nation­al de Bre­tagne (Rennes – France), chef de file du pro­jet européen, le Théâtre de la Place (Liège – Bel­gique), Emil­ia Romagna Teatro Fon­dazione (Mod­ène – Ital­ie), la Schaubühne (Berlin – Alle­magne), le Cen­tro Cul­tur­al de Belém (Lis­bonne – Por­tu­gal), Tutki­van Teat­ter­i­työn Keskus (Tam­pere – Fin­lande). Les directeurs : Serge Ran­go­ni (Bel­gique), Pietro Valen­ti (Ital­ie), Thomas Oster­meier (Alle­magne), Antônio Mega Fer­reira (Por­tu­gal), Yrjö-Juhani Ren­vall (Fin­lande) et moi-même, tous Européens volon­taristes, veu­lent par­ticiper, de leur place, à l’édification artis­tique et cul­turelle de l’Europe.
Pourquoi les référen­dums sur l’Europe obti­en­nent-ils des résul­tats négat­ifs ? Il y a sans doute des expli­ca­tions poli­tiques, mais il y a peut-être aus­si des expli­ca­tions artis­tiques et cul­turelles. Si les gens ne sont pas con­va­in­cus d’avoir une lit­téra­ture en com­mun, d’avoir un ter­ri­toire d’imaginaire com­mun, il ne faut pas s’étonner de les voir vot­er « non », surtout s’ils sont per­suadés qu’ils vont être lig­otés dans un marché « pas com­mun du tout ».

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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