Visions de MACBETH — de Heiner Müller à Jürgen Gosch

Visions de MACBETH — de Heiner Müller à Jürgen Gosch

Le 15 Nov 2008
Uwe Schmieder et Naomi Krauss dans MACBETH ' de Shakespeare, mise en scène Heiner Müller, Volksbühne, Berlin, 1982. Photo Thomas Aurin.
Uwe Schmieder et Naomi Krauss dans MACBETH ' de Shakespeare, mise en scène Heiner Müller, Volksbühne, Berlin, 1982. Photo Thomas Aurin.

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Uwe Schmieder et Naomi Krauss dans MACBETH ' de Shakespeare, mise en scène Heiner Müller, Volksbühne, Berlin, 1982. Photo Thomas Aurin.
Uwe Schmieder et Naomi Krauss dans MACBETH ' de Shakespeare, mise en scène Heiner Müller, Volksbühne, Berlin, 1982. Photo Thomas Aurin.
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Mac­beth a été qual­i­fiée de tragédie du Mal, ou encore d’apocalypse du Mal. Ce texte où Mac­beth — à la fois bour­reau et vic­time, déchiré entre son ambi­tion et sa con­science — oscille entre sauvagerie et sacré, con­tin­ue à révéler le chaos de la destruc­tion aveu­gle à tra­vers des images puis­santes.

Ain­si Hein­er Müller présente sa vision d’un « monde comme abat­toir » dans sa mise en scène his­torique de Mac­beth en 1982. Vingt-cinq ans plus tard, en 2007, le pub­lic français décou­vre à la MC93 de Bobigny la vision du met­teur en scène alle­mand Jür­gen Gosch qui, dans une rad­i­cal­ité absolue, fait bas­culer le monde et sa représen­ta­tion en une suite effrénée de scènes faites de sang, de nudité, de mas­culin­ité et de con­fu­sion des sex­es.

Hein­er Müller

Tout en traduisant Mac­beth, Hein­er Müller voulait retra­vailler le texte, trans­former ligne après ligne cette pièce qu’il pré­tendait ne pas appréci­er.

Müller évac­ue la psy­cholo­gie, élim­ine les états d’âme, et racon­te, de façon extrême­ment ramassée, l’histoire d’une lutte de pou­voir féo­dale aus­si bru­tale que sanglante. En fin de compte, Müller écrit une nou­velle œuvre : là où, chez Shake­speare, Mac­beth est encadré de deux fig­ures pos­i­tives — Dun­can et Mal­colm —, Müller ne présente que des per­son­nages bru­taux, assoif­fés de sang et de pou­voir, cyniques et oppor­tunistes. Ici, le bon Mac­duff et l’honnête Ban­quo sont des copies con­formes du som­bre Mac­beth — qui n’apparaît dès lors que comme un obsta­cle à l’aboutissement de leurs pro­pres ambi­tions. Shake­speare place son action dans une époque située entre féo­dal­ité du Moyen Âge et avène­ment d’un monde bour­geois et cap­i­tal­iste — chez Müller, pas de référence à un passé peut-être meilleur ou d’espoir quant à un avenir plus promet­teur : c’est un monde de lutte intem­porelle où seuls comptent pou­voir et survie.

Le texte de Müller est con­cen­tré et sans tran­scen­dance. Con­traire­ment à Shake­speare, il mon­tre une his­toire en état d’immobilité. Et la bru­tal­ité n’habite pas seule­ment les per­son­nages du pou­voir, elle déter­mine égale­ment le peu­ple. L’un et l’autre des dra­maturges évo­quent la mis­ère des hum­bles, mais quand elle inspire à Shake­speare des images poé­tiques, bien que som­bres, chez Müller elle provoque des scènes de réal­ité crue ; ain­si, un paysan a été pen­du — « squelette habil­lé de hail­lons de chair » — parce qu’il n’a pu pay­er son loy­er. Sa femme entame une com­plainte pathé­tique, à laque­lle se mêle une révolte pri­maire dans son insen­si­bil­ité, forgée par la pau­vreté :

Ren­dez-moi mon mari. Qu’avez-vous fait de mon mari.
Je ne suis pas mar­iée à un tas d’os.
Pourquoi, tu n’as pas payé le loy­er, idiot.
Elle frappe le cadavre.

Chez Müller, il n’y a aucun espoir pour les pau­vres, seules des mass­es oppressées et vidées de leur sub­stance sont don­nées à voir.

Mac­beth de Shake­speare appa­raît comme une médi­ta­tion dra­ma­tique sur le temps — sur la présence de l’avenir dans le présent. Le cours du temps réel ne sert que d’avant-plan à une autre dimen­sion tem­porelle qui se met à vac­iller ; ain­si l’ordre entre ciel et enfer, jour et nuit, ombre et lumière explose en des images apoc­a­lyp­tiques… Müller, lui, dédou­ble égale­ment la tem­po­ral­ité de la fable : mais il s’agit plutôt d’un temps de la répéti­tion mécanique et de meurtres en série. Il écrit : « L’effroi qui s’exprime dans les images de Shake­speare est la répéti­tion du même. […] Shake­speare est un miroir à tra­vers les temps, notre espoir est un monde qu’il ne reflète plus. »

Créé en mars 1972 dans une mise en scène de l’auteur au Théâtre de Bran­de­bourg, le Mac­beth de Müller n’avait plus été représen­té depuis.

Dix ans plus tard, en 1982, Müller est invité à remon­ter sa pièce à la Volks­bühne, alors sous la direc­tion de Ben­no Besson. « Mac­beth était, dans la mise en scène, un jeu de con­fu­sions », explique Müller, « d’où l’opulence des moyens théâ­traux. La sit­u­a­tion ne per­me­t­tait pas de ligne, trop de choses y étaient en mou­ve­ment. »

Un jeu de con­fu­sions : c’est-à-dire une frag­men­ta­tion, une « mise en pièces » de la struc­ture linéaire de la représen­ta­tion. Dans son adap­ta­tion de la tragédie de Shake­speare, Müller avait trans­for­mé les cinq actes en vingt-trois scènes. Sa mise en scène inten­si­fie encore cette seg­men­ta­tion. Le tra­vail scénique se présente tel un kaléi­do­scope qui explose lit­térale­ment le temps, mul­ti­plie les lieux et les per­son­nages…

La scène se divise en trois niveaux dif­férents : au fond et latérale­ment, la façade du château qui ressem­ble à une mai­son d’habitation berli­noise, délabrée et trouée de balles, avec sa cour intérieure. Dans cette cour, un man­nequin et une cab­ine télé­phonique qui émerge au besoin des scènes. En dessous, la fos­se d’orchestre, la seule région mou­vante d’où sur­gis­sent des sor­cières, des lords et des paysans. Une struc­tura­tion toute hor­i­zon­tale : en haut l’étage du pou­voir, au milieu la scène de jeu et en dessous une zone où l’on fait dis­paraître ce qui dérange… et qui en ressur­git.

Le temps se voit égale­ment explosé : la mise en scène com­mence par la fin, telle Fin de par­tie de Beck­ett. En posi­tion surélevée et dans le dos du pub­lic, assis sur un trône en bois qui s’apparente à une chaise élec­trique, un per­son­nage — vêtu comme Hamm dans la pièce de Beck­ett — dit les fameux vers sur la vie qui ne serait qu’« un réc­it con­té par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne sig­ni­fie rien ».

La répar­ti­tion dra­ma­tique entre bien et mal est éclatée, elle aus­si : il n’y a plus de polar­ité entre bon (Dun­can) et mau­vais (Mac­beth) rois, ni l’utopie d’un brave peu­ple opprimé en révolte. Par con­tre, la mise en scène aligne des objets du pou­voir aus­si usés qu’impuissants, défile des jeux de pou­voir clow­nesques entre assas­sins, sor­cières, lords, sol­dats et paysans. Mais avant tout, ce sont les per­son­nages mêmes qui sont explosés : au lieu d’un seul Mac­beth, il y en a trois — Mac­beth (se) mon­tre donc le sujet du pou­voir, sous trois aspects dif­férents mais symp­to­ma­tiques. Le dis­cours va à l’encontre de l’unité du per­son­nage, ain­si se décou­vrent des angles dif­férents d’un dis­cours du pou­voir.

Müller s’explique : « L’argument le plus impor­tant en faveur de la répar­ti­tion du rôle-titre en trois comé­di­ens était le suiv­ant : de cette façon, on pou­vait mon­tr­er dis­tincte­ment et par­al­lèle­ment trois expres­sions du pou­voir : Gwis­dek joue le man­nequin du pou­voir, le dic­ta­teur sur le podi­um. Mon­tag était l’interprète de la peur, car le besoin de pou­voir cache tou­jours un manque d’assurance. Enfin, Bey­er était le cerveau, le mal­faisant […] le cerveau de Mac­beth au sein du pub­lic. »

La pièce de Shake­speare — qui met en scène une soif de pou­voir indi­vidu­elle — se trans­forme sous le regard de Müller en un exa­m­en des struc­tures et fonc­tion­nements du pou­voir absolu : une étude des trois corps du pou­voir.

  1. Le sujet du pou­voir qui se con­stru­it à tra­vers la cru­auté
  2. Le sou­verain du dés­espoir et de la peur
  3. Le despote cynique et désil­lu­sion­né

L’une des scènes les plus frap­pantes de ce Mac­beth est la scène 17 — le meurtre de Lady Mac­duff et de son enfant. Une scène presque silen­cieuse, muette — seules cinq phras­es y sont pronon­cées. La mise en scène donne un car­ac­tère irréel, fan­tas­tique à la scène : Lady Mac­duff est assise devant sa coif­feuse et se peigne les cheveux. (Le change­ment et l’installation des élé­ments scéniques vien­nent de se pass­er à vue. Sur le trône / chaise élec­trique est déjà instal­lé le lord — la prochaine vic­time, qui suiv­ra dans la scène 18. Du haut-par­leur provi­en­nent des cris d’oiseaux.) Elle porte une robe argen­tée, sous un long man­teau de plas­tique trans­par­ent. Tan­dis que Mac­beth / Mon­tag se posi­tionne face aux spec­ta­teurs sur le plateau, les deux autres Mac­beth, tout de noir habil­lés, s’approchent de Lady Mac­duff par les côtés, sai­sis­sent l’enfant — une poupée abîmée — la ren­versent au-dessus du vide de la fos­se d’orchestre et la transper­cent de plusieurs coups d’épée. Du sang sort de la poupée. (L’endroit ain­si mar­qué par le sang n’est jamais net­toyé, ain­si la tache rouge s’agrandit à chaque représen­ta­tion.) Lady Mac­duff assiste à la scène dans un cri muet, elle tente de se sauver dans la cab­ine télé­phonique. Prise au piège par les deux Mac­beth qui exé­cu­tent le meurtre au ralen­ti, tel un rit­uel. Ils transper­cent Lady Mac­duff jusqu’à ce qu’elle se pétri­fie lit­térale­ment. Pen­dant toute la scène, une vio­lon­cel­liste joue, en con­tre­point, une mélodie clas­sique et har­monieuse…

Lorsque les deux Mac­beth ont fini leur tra­vail, ils s’assoient tous les deux, décon­trac­tés, sur la coif­feuse, prêts pour une autre mis­sion, tan­dis que le Mac­beth / Mon­tag con­tin­ue à tois­er et à scruter le pub­lic : à qui le prochain tour ?

MACBETH de Shakespeare mise en scène Jürgen Gosch, Düsseldorfer Schauspielhaus, 1989. Photos Sonja Rothweiler.
MACBETH de Shake­speare mise en scène Jür­gen Gosch, Düs­sel­dor­fer Schaus­piel­haus, 1989. Pho­tos Son­ja Roth­weil­er.

Müller offre là une con­cep­tion de Mac­beth qui dérange et per­turbe le pub­lic autant que la cri­tique — celle-ci lance un débat sur la « per­spec­tive nihiliste » de Müller, sur son « pes­simisme his­torique » ain­si que des dis­cus­sions sur un théâtre rad­i­cale­ment anti-didac­tique qui, selon elle, « barre l’accès du spec­ta­teur à la pièce par un abus d’utilisation de signes et de métaphores »…

Vue a pos­te­ri­ori, cette mise en scène désta­bil­isante aura ouvert une brèche dans le paysage théâ­tral est-alle­mand — de jeunes met­teurs en scène comme Cas­torf y ont trou­vé des impul­sions nou­velles…

MACBETH de Shakespeare mise en scène Jürgen Gosch, Düsseldorfer Schauspielhaus, 1989. Photos Sonja Rothweiler
MACBETH de Shake­speare mise en scène Jür­gen Gosch, Düs­sel­dor­fer Schaus­piel­haus, 1989. Pho­tos Son­ja Roth­weil­er

Jür­gen Gosch

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Écrit par Crista Mittelsteiner
Crista Mit­tel­stein­er est met­teuse en scène et tra­duc­trice. Chargée de cours à l’Institut d’Études Théâtrales (Uni­ver­sité Paris III),...Plus d'info
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