Le chant du sein dans HOUSE OF THE SLEEPING BEAUTIES

Opéra
Critique

Le chant du sein dans HOUSE OF THE SLEEPING BEAUTIES

Le 15 Avr 2010
Kaori Ito dans HOUSE OF THE SLEEPING Beauties de Kris Defoort, mise en scène Guy Cassiers, sur un livret de Guy Cassiers, Kris Defoort, Marianne Van Kerkhoven d’après le roman du même nom de Yasunari Kawabata, La Monnaie, Bruxelles, 2009. Photo Kurt Van der Elst.
Kaori Ito dans HOUSE OF THE SLEEPING Beauties de Kris Defoort, mise en scène Guy Cassiers, sur un livret de Guy Cassiers, Kris Defoort, Marianne Van Kerkhoven d’après le roman du même nom de Yasunari Kawabata, La Monnaie, Bruxelles, 2009. Photo Kurt Van der Elst.

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Kaori Ito dans HOUSE OF THE SLEEPING Beauties de Kris Defoort, mise en scène Guy Cassiers, sur un livret de Guy Cassiers, Kris Defoort, Marianne Van Kerkhoven d’après le roman du même nom de Yasunari Kawabata, La Monnaie, Bruxelles, 2009. Photo Kurt Van der Elst.
Kaori Ito dans HOUSE OF THE SLEEPING Beauties de Kris Defoort, mise en scène Guy Cassiers, sur un livret de Guy Cassiers, Kris Defoort, Marianne Van Kerkhoven d’après le roman du même nom de Yasunari Kawabata, La Monnaie, Bruxelles, 2009. Photo Kurt Van der Elst.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

YOSHIO !…» C’est une plainte mod­ulée autant qu’une caresse susurrée, dans l’articulation redou­blée du i et du o, l’un bref, ascen­dant, uni au sec­ond, long, ouvert, en une incan­ta­tion pro­pre à fray­er sa voie dans toute obscu­rité. Dès les pre­mières min­utes de HOUSE OF THE SLEEPING BEAUTIES1 la sopra­no, Bar­bara Han­ni­gan, a lancé ce nom énig­ma­tique, comme une invite à la rejoin­dre, à se con­fon­dre en lui et en elle, pour accéder à un monde con­sti­tué d’échos et de sen­sa­tions, dont la matéri­al­ité pre­mière serait sonore. Yoshio est le prénom d’Eguchi, le per­son­nage cen­tral des BELLES ENDORMIES de Kawa­ba­ta2, un vieil homme qui vient humer, tâter et téter sa fin annon­cée dans une « mai­son » par­ti­c­ulière, où des vieil­lards passent la nuit avec des ado­les­centes nues, arti­fi­cielle­ment endormies. Leur semi-coma – une pâmoi­son médica­menteuse, une autre petite mort –, sus­cite un mélange de ten­dresse et d’excitation extrême chez lui, jusqu’au désir de meurtre, dont la vio­lence les réveillerait. Son impos­si­ble dia­logue avec leur chair muette, leur fin de non-recevoir à son désir réel ou imag­i­naire d’éprouver une fois encore sa viril­ité le ren­voie vers lui-même, vers ses expéri­ences passées les plus intens­es, en une série de navettes entre le fan­tas­mé et le vécu, l’inerte et le vif.
Le prénom, placé après le nom au Japon, le devance chez nous : prénom des fran­coph­o­nes, voor­naam néer­lan­do­phone ou vor­name ger­manophone, nom don­né ou attribué selon les anglo-sax­ons. Il est le nom d’avant l’homme con­sti­tué, d’avant l’homme social, plus explicite­ment encore « petit nom » dans le français pop­u­laire, nom de l’homme petit, de l’enfant d’homme. Kawa­ba­ta ne don­nait à décou­vrir le prénom d’Eguchi que dans les dernières pages des BELLES ENDORMIES. Lorsque le vieil­lard éten­du auprès de la très jeune fille qu’il con­sid­ère comme « la dernière femme de sa vie », cherche en pen­sée celle qui a pu être la pre­mière et décou­vre avec la ful­gu­rance d’un retour de flammes qu’il n’en est point d’autre que sa mère. Il réen­tend ou se sou­vient alors de son « petit nom », pronon­cé par sa mère mourante. Le son précède l’image, et il se revoit à son chevet, une main posée sur sa poitrine hale­tante, ensanglan­tée, tan­dis que l’autre main caresse ici et main­tenant celle de l’adolescente. Un arc de feu por­teur de mort – mais pas for­cé­ment là où elle est atten­due – se des­sine d’une main à l’autre, du présent au passé, et con­sume en un instant soix­ante-sept ans de vie.
En trans­férant le « Yoshio !» dès le début de l’opéra, en le faisant réen­ten­dre à de très nom­breuses repris­es jusqu’à la scène finale, les libret­tistes Guy Cassiers, Kris Defoort et Mar­i­anne Van Kerk­hoven le posent en point de fuite sonore de l’œuvre, comme le lieu – l’accord – mobile à par­tir duquel aus­si bien l’histoire sen­suelle d’Eguchi que l’architecture dra­maturgique, musi­cale, de HOUSE OF THE SLEEPING BEAUTIES, trou­vent leur cohérence. Point dou­ble, puis triple, puis mul­ti­ple qui troue autant qu’il organ­ise, l’appel à l’enfant n’illustre pas le roman, mais le recom­pose, dans un tra­vail de con­den­sa­tion, dilata­tion, éclate­ment, déplace­ment – poussé de deux crans en avant dans la mise en scène de Guy Cassiers par l’appel à la danse et à l’image – appar­en­té au tra­vail d’un rêve qui s’arrêterait régulière­ment sur ce motif. Comme le notait Tzve­tan Todor­ov : « Le chant des sirènes doit s’arrêter pour qu’un chant sur les sirènes puisse appa­raître »3.
En cap­turant le chant de la sirène mère, le com­pos­i­teur, Kris Defoort, se libère d’une adap­ta­tion lit­térale et ouvre à un par­cours musi­cal per­son­nel à tra­vers LES BELLES ENDORMIES. Les « Yoshio !» enfan­tent l’opéra et autorisent les per­son­nages romanesques à aban­don­ner l’enveloppe unique de leur nais­sance pour se méta­mor­phoser en se mul­ti­pli­ant, en se sub­di­visant. Ain­si, le vieil Eguchi est-il porté à la fois par les voix par­lées de Dirk Roofthooft et chan­tées du bary­ton Omar Ebrahim, cha­cun tirant con­sis­tance de l’autre, ne retrou­vant leur éventuelle unité qu’en l’appel de leur nom com­mun.
«Maman, ma pre­mière femme », chante Omar Ebrahim, dans un recueille­ment évi­dent, dévoilant la vie d’Eguchi comme celle d’un homme au sein, lové dans les décli­naisons du giron mater­nel. Le son et le sein, le sein et le sens se fondent dans son « petit nom », mod­ulé par Bar­bara Han­ni­gan avec une douceur péné­trante, puis repris par le chœur des jeunes filles de la « mai­son » comme une autre « caresse qui fait revivre les morts »4, pro­pre à réac­tiv­er le désir de l’homme. Le sein est l’attache inef­façable du désir pre­mier, de sa con­sti­tu­tion, de sa mise sous ten­sion. Il n’a pas à être chan­té, c’est lui qui chante en « Yoshio !», il est musique des i et des o. Tout émoi, devant femmes ou petites filles, maîtress­es réelles ou imag­i­naires, procède de lui. Sa vue et son touch­er, son odeur et son goût, le lait et le sang, le blanc et le rouge, for­ment des déclencheurs de sens et de mémoire. Le « bou­ton de rose » – rose­bud– n’est pas inscrit dans une boule de verre, mais des­sine l’universelle aréole comme met­tant « en transe »,chantera le bary­ton.

La danseuse Kaori Ito et la soprano Barbara Hannigan dans House of the Sleeping BEAUTIES de Kris Defoort, mise en scène Guy Cassiers, sur un livret de Guy Cassiers, Kris Defoort, Marianne Van Kerkhoven d’après le roman du même nom de Yasunari Kawabata, La Monnaie, Bruxelles, mai 2009. Photo Kurt Van der Elst.
La danseuse Kaori Ito et la sopra­no Bar­bara Han­ni­gan dans House of the Sleep­ing BEAUTIES de Kris Defoort, mise en scène Guy Cassiers, sur un livret de Guy Cassiers, Kris Defoort, Mar­i­anne Van Kerk­hoven d’après le roman du même nom de Yasunari Kawa­ba­ta, La Mon­naie, Brux­elles, mai 2009.
Pho­to Kurt Van der Elst.
  1. HOUSE OF THE SLEEPING BEAUTIES, opéra en trois nuits, en anglais, créé à la Mon­naie de Brux­elles, le 8 mai 2009. Livret de Guy Cassiers, Kris Defoort et Mar­i­anne Van Kerk­hoven d’après le roman de Yasunari Kawa­ba­ta. Musique de Kris Defoort.
    Mise en scène : Guy Cassiers. Livret com­plet (anglais, français, néer­landais) disponible à La Mon­naie.
    www.lamonnaie.be
    L’opéra a été dif­fusé en France (Fila­ture- Mul­house et Ferme du Buis­son-Marne-la-Val­lée) sous le titre LES BELLES ENDORMIES. ↩︎
  2. Les Belles Endormies (Nemure­ru Bijo), de Yasunari Kawa­ba­ta (1961), traduit du japon­ais par René Sief­fert.
    Albin Michel/ Le Livre de poche Bib­lio no 3008. ↩︎
  3. Tzve­tan Todor­ov, Poé­tique de la prose, Le Seuil. ↩︎
  4. Charles Baude­laire, Les Fleurs du mal, LVIII
    (Chan­son d’après-midi). ↩︎
  5. Cita­tions extraites d’un entre­tien de l’auteur avec Kris Defoort et Mar­i­anne Van Kerk­hoven à Brux­elles le 18 décem­bre 2009. ↩︎

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