RWANDA 94, un événement

RWANDA 94, un événement

Le 25 Avr 2001
Pan de mur du décor de RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Pan de mur du décor de RWANDA 94. Photo Lou Hérion.

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Pan de mur du décor de RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
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Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68
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QU’EST-CE QU’UN ÉVÉNEMENT ? Les accep­tions, mul­ti­ples, abon­dent. Mais, finale­ment, en dernière instance, l’on désigne ain­si l’exceptionnel qui enfreint la norme, ce qui se dérobe à la répéti­tion, ce qui per­turbe et que la mémoire fixe. Parce
qu’unique, l’événement s’érige en sou­venir défini­tif et par­ticipe à la con­sti­tu­tion d’une iden­tité. L’être l’intègre, le fait sien et y revient comme à une balise qui organ­ise la carte de ses out­ils men­taux : l’événement, le vrai, se con­ver­tit tou­jours en pen­sée. Par la force exac­er­bée de son par­tic­u­lar­isme, il accède à l’ordre intel­lectuel et, le plus sou­vent, inter­vient dans le débat d’idées ; c’est l’expérience dev­enue référence. RWANDA 94, pour le spec­ta­teur jamais résigné au naufrage du théâtre que je suis, naufrage dont tant de proches s’accommodent, prend ce sens.
RWANDA 94, spec­ta­cle irrem­plaçable et exem­plaire, four­nit une réponse à la ques­tion ultime : com­ment par­ler du monde ? Et parce qu’il y parvient, il restitue une part de con­fi­ance.

L’esprit de la tragédie

Com­ment témoign­er du cauchemar ? Com­ment en restituer l’ampleur et dire le désas­tre ? Com­ment échap­per à l’exaspération de la révolte directe­ment clamée ? Com­ment con­vo­quer sans agress­er ? Com­ment dénon­cer des cul­pa­bil­ités sans échouer dans le manichéisme ? C’est la ques­tion : com­ment dire le mal que l’homme peut faire à l’homme ? Jacques Del­cu­vel­lerie et Groupov le savaient : la seule chance, l’invention d’une forme. Elle seule rend le cri audi­ble.
RWANDA 94 procède à la recon­quête de la forme trag­ique. Et ceci loin de toute archéolo­gie, des cita­tions explicites et des rap­pels lis­i­bles. Mal­gré cela il est pour­tant impos­si­ble de ne pas penser aux spec­ta­teurs grecs lorsqu’ils entendirent pour la pre­mière fois LES PERSES d’Eschyle ! Restituer le monde poussé jusqu’aux lim­ites de la douleur entraîne irrémé­di­a­ble­ment Del­cu­vel­lerie vers la forme trag­ique. Le mal ren­voie aux orig­ines et la vio­lence que les humains exer­cent sur les humains ressus­cite cette unique expres­sion chorale dont Athènes fut le foy­er. Quand « les morts sont en colère » ils ne peu­vent par­ler qu’ensemble, en faisant front com­mun face au crime général­isé. La voix de l’être soli­taire, la voix de Yolande, vivante, rescapée de l’enfer,
on ne peut l’entendre qu’une fois, au début : ensuite elle se retire pour faire place à une poly­phonie d’aveux. Les morts racon­tent la destruc­tion col­lec­tive dont ils ont été l’objet. Si les meur­tri­ers ont nié le droit à l’identité indi­vidu­elle, unique­ment le chœur, Jacques Del­cu­vel­lerie l’a com­pris, pou­vait restituer, con­crète­ment, l’ampleur du désas­tre. Ces voix qui s’entrelacent témoignent de l’étendue du géno­cide pour inviter ensuite à la vig­i­lance. Seul le chœur était à même de ren­dre sa dimen­sion com­mu­nau­taire. Le Chœur des Morts restitue ici le crime per­pétré con­tre eux et en même temps prodigue des con­seils pour le présent. Ces « morts fâchés » nous rap­pel­lent comme dans l’ÉLECTRE de Sopho­cle qu’ils « sont vivants les morts sous la terre ». Mais pour les enten­dre par­ler, il faut penser à eux. Leurs appels ne réson­nent que dans les oreilles des êtres incon­solés.

Au fond c’est ce que les auteurs du spec­ta­cle avan­cent : quand les morts ne se taisent pas, la sur­dité est coupable.
La tragédie, on l’oublie trop, fut chan­tée. Elle ne se réfu­giait pas dans le seul reg­istre des mots et, sans cesse, procé­dait au pas­sage de la parole aux chants.
Cette incer­ti­tude la con­stitue et RWANDA 94, à son tour, en fait son essence même. Ici, plus que partout ailleurs, inter­vient avec justesse le con­seil de Hein­er Müller : « ce dont on ne peut plus par­ler, il faut le chanter ».
À la lim­ite des mots aux pou­voirs épuisés sur­gis­sent les chants pour les relay­er, et ain­si, à l’infini, la lamen­ta­tion peut se pour­suiv­re. La langue, sans dis­paraître, con­voque les sons pour se faire aider et, ensem­ble, ils sauve­g­ar­dent le sen­ti­ment trag­ique. Non pas indi­vidu­el, mais de groupe. De la parole aux chants ou le pas­sage d’un état à l’autre sur fond d’indestructible unité. C’est le poids de la com­plainte trag­ique que nous éprou­vons ain­si. La douleur suprême est monot­o­ne.
Enfin, de la tragédie, RWANDA 94 retrou­ve le Mur.
Un mur, comme à l’origine, sur lequel nous recon­nais­sons la trace d’une terre rouge, terre d’une Afrique mythique, mur des pleurs sans fin. Devant le mur se dressent les musi­ciens et, ponctuelle­ment, quelques élé­ments vien­nent s’intégrer dans le réc­it ; par ailleurs le mur s’ouvre aus­si pour décou­vrir l’abri stérile d’un stu­dio de télévi­sion où la présen­ta­trice va suc­comber à l’épreuve du géno­cide. Que des acci­dents, tout cela ! Le Mur, se dresse tou­jours là et s’érige en indé­fectible assise du spec­ta­cle : la destruc­tion des Tut­si s’adosse à lui comme jadis celle des Atrides. Mais, parce que rat­taché à un paysage et à une géo­gra­phie, ce Mur n’évoque pas directe­ment le théâtre grec : il n’a rien de pat­ri­mo­ni­al. C’est le Mur éter­nel retrou­vé pour une tragédie d’aujourd’hui.

De la tragédie, Del­cu­vel­lerie reprend aus­si la frontal­ité. Rela­tion qui n’a rien de la com­plai­sance à l’égard du pub­lic, tant dévelop­pée à l’époque des règles de bien­séance ; non, ici, c’est le désir de sus­citer une respon­s­abil­ité qui la légitime. L’adresse directe est, comme autre­fois chez les Grecs, une adresse civique.
Là où il s’agit d’alerter le monde sur ce qui reste de l’ordre de l’impensable, point de place pour l’ombre et le secret, pour le dos et le repli. L’horreur se dit de face. Comme dans un ora­to­rio. Et ain­si, sans ambiguïté ni réserve, l’information se clame en pleine lumière. La frontal­ité par­ticipe à cette morale de la scène antique.

Pan de mur du décor de RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Pan de mur du décor de RWANDA 94. Pho­to Lou Héri­on.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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