LEYLI DARYOUSH : Votre expérience en tant que directeur d’opéra est multiple. Vous avez dirigé le théâtre de la Monnaie, le festival de Salzbourg, la Triennale de la Ruhr, l’Opéra de Paris, et enfin le Teatro Real de Madrid. Avez-vous perçu une évolution du public ces vingt dernières années ? Il est sans doute trop tôt pour parler du Teatro Real, mais à l’Opéra de Paris où vous êtes resté pendant cinq ans, avez-vous constaté une évolution du public d’opéra ?
Gérard Mortier : Le public d’opéra est par définition conservateur. Conservateur n’a pas forcément une connotation négative. Disons que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens qui vont à l’opéra y vont pour retrouver des valeurs qu’ils reconnaissent et non pour être remis en question. Il s’agit là d’une constante qu’on retrouve partout. Et même si l’on parvient à changer la mentalité du public, le conservatisme se réinstalle, sans un travail permanent de remise en question.
Il n’existe pas un public mais des publics. Le public de l’Opéra de Paris est fondamentalement conservateur et profondément provincial. C’est un public dont les réactions sont très liées à la mode. Si un metteur en scène devient à la mode, Olivier Py par exemple, il peut se permettre de choquer le public. Mais Olivier Py n’est pas avant-gardiste du tout, il est un moderniste conservateur. Rolf Liebermann, qui a dirigé l’Opéra de Paris pendant sept ans, a écrit un livre qui s’intitule EN PASSANT PAR PARIS dans lequel il décrit Paris comme une ville par laquelle toutes les choses passent. Patrice Chéreau a été à la mode donc il a été aimé. Mais on a pu constater que son COSI FAN TUTTE de Mozart – une mise en scène pas avant-gardiste, et que je qualifierais de très bon conservatisme, dans le sens où l’on pourrait parler du style stanislavskien – a été hué au festival d’Aix-en-Provence de 2007. Paris est devenue une ville comme Vienne au début du XXe siècle, une ville qui tourne en rond, où tout se répète. Le public en Italie est très différent. Excepté à la Scala de Milan quand il est dirigé par Claudio Abbado, l’orchestre ne joue pas un grand rôle – ce qui est problématique pour le bel canto. Mais c’est typique des pays du sud. Au Teatro Real de Madrid, mon premier travail a été la remise à niveau de l’orchestre et du choeur. Actuellement, son choeur est sans doute le meilleur d’Europe. Quant au public madrilène, il est timide. C’est un nouveau public qui se cherche et qui a peur de ne pas applaudir au bon moment. C’est très beau de voir ce public dans une sorte d’attente. On va voir comment il évolue.
À Bruxelles, au début du siècle dernier, le public d’opéra était très moderne. De nombreuses créations sont arrivées à Bruxelles bien avant Paris : WOZZECK de Berg a été créé à la Monnaie vingt ans avant l’Opéra de Paris. Quand j’ai pris la direction de la Monnaie, Maurice Béjart dominait la scène depuis plus vingt ans. Et le public était principalement un public de ballet. La sensualité cachée de l’esthétique de Béjart a d’ailleurs joué un rôle important dans le développement culturel de la Flandre en le libérant de son puritanisme. Dans le domaine de l’opéra, il y avait surtout du Wagner et des productions importées d’Allemagne. Mais sous l’influence de ma direction, puis de celles de Bernard Foccroulle et de Peter de Caluwe, il s’y est développé un des publics les plus intéressants de Belgique et je dirais même d’Europe. Aujourd’hui, quand je retourne à Bruxelles, je constate que le public que j’ai connu il y a trente ans est toujours présent. Et je me demande si une cure de rajeunissement du public ne serait pas nécessaire. On pourrait annoncer aux abonnés de longue date qu’ils ne peuvent plus renouveler leur abonnement. Ainsi, tout le monde aurait la chance de s’en offrir un. Mais c’est très risqué de faire cela dans la crise actuelle.
L. D. : J’ai vu beaucoup de spectacles à l’Opéra de Paris durant les années où vous en étiez le directeur. Je n’avais jamais vu autant de jeunes assister à l’opéra.
G. M. : Oui, j’avais atteint d’excellents résultats à l’Opéra de Paris. J’avais diminué l’âge moyen de cinquante-sept à quarante-deux ans. Mais les jeunes ont été chassés. On a supprimé les places debout qui se trouvaient en bas pour les placer en haut. On a aussi annulé de nombreux avantages qui leur étaient destinés. Tout passe à Paris. Ces jeunes m’écrivent. Beaucoup d’entre eux viennent en Espagne. Les billets d’avion pour Madrid sont très bon marché et j’ai installé un nouveau système de dernière minute : chaque soir, quatre heures avant le début du spectacle, on vend entre cinquante et cent places à dix pour cent du prix normal. Le prix normal à Madrid est très élevé, il se situe autour de 190 euros, ce qui est bien plus cher qu’à Bruxelles. Mais les jeunes peuvent acheter ces billets pour dix-huit euros et je constate qu’ils préfèrent avoir des bonnes places à dix-huit euros que de se retrouver au paradis. Paris traverse une période digne de la Restauration mais je dis toujours que le Révolution de 1830 ne saurait tarder.
L. D. : Dans votre livre OPÉRA, DRAMATURGIE D’UNE PASSION, vous parlez de l’opéra comme d’un genre forcément politique, « dans le sens qu’il interroge la condition humaine, aussi bien dans sa situation existentielle, ses relations individuelles que dans son positionnement au cœur de la société ». Comment, concrètement, appliquez-vous cette vision politique de l’opéra ?
G. M. : Le théâtre occidental est un théâtre politique. Mais cette dimension court droit à sa perte dans notre monde en crise. L’opéra, qui est un dérivé du théâtre grec, est aussi une forme théâtrale. Quand les compositeurs et les librettistes collaboraient en vue d’une création, ils prenaient toujours position dans une société donnée. Alors comment réaliser cela concrètement ? Dans le développement d’une dramaturgie d’opéra, on doit tenir compte du contexte politique de la création. Quand je parle de politique, je ne parle pas de la politique du quotidien, je ne parle pas d’un théâtre qui donne des réponses directes à des évènements actuels. Ces derniers sont plutôt mis en résonance avec un passé historique. Le travail sur C(H)OEURS d’Alain Platel à Madrid, avec des extraits de chœurs de Wagner et de Verdi, est en cours depuis un long moment. Et nous avions beaucoup d’idées pour cette production. Quand Verdi compose le chœur « Patria oppressa » dans MACBETH, il lance un appel contre la domination de l’État autrichien. Dans LOHENGRIN et LES MAITRES CHANTEURS, Wagner lance aussi des appels pour la formation d’une nation allemande. Or depuis les révolutions arabes, ce projet a encore plus évolué parce qu’il nous a semblé clair, à Alain Platel et moi-même, que les chœurs de Verdi et de Wagner, ceux composés en 1848 et qui étaient le reflet social de leur temps, étaient en lien direct avec le network de solidarité que les Arabes avaient créé grâce à Internet, Facebook, Twitter, et leurs téléphones portables.
Je tiens toujours compte du contexte politique quand j’analyse les opéras. Tous les grands héros verdiens sont des outsiders. Othello est un noir, le Trouvère est un terroriste, la Traviata est une prostituée ou une call-girl, Rigoletto est un marginal. Autrement dit, aucun bourgeois n’inviterait ces héros à leur table. Le RING de Wagner propose une réflexion très dense bien que toutes les théories de Wagner ne soient pas justes. Considérons LA CLÉMENCE DE TITUS de Mozart. Elle a été créée à Prague en 1791 devant Joseph II, soit deux ans après la Révolution Française. Dans cet opéra, Mozart affirme que la clémence est la plus grande vertu de celui qui possède le pouvoir. Le contexte du dernier air de Titus « Se all’impero » l’exprime clairement : si je ne peux pas régner avec l’amour de mon peuple, si la dictature est la seule issue possible, alors il vaudrait mieux que je ne règne pas. Or cet opéra est composé au moment où la sœur de l’Empereur, Marie-Antoinette, est emprisonnée à la Bastille et que les autres aristocrates sont tués par les Jacobins. Imaginons à présent qu’on transpose LA CLÉMENCE DE TITUS durant la présidence de Monsieur GeorgesW. Bush – entretemps il y a eu les attentats du 11 septembre – et qu’on remplace Titus par Monsieur Bush… Voilà ce qui se passe dans l’oeuvre de Mozart.
L. D. : Il y a aujourd’hui un paradoxe à l’opéra : il s’agit d’un genre réservé à une élite conservatrice et pourtant, il y a une dimension critique forte dans les œuvres. Comment concilier deux visions si opposées ?
G. M. : Je n’impose pas mon choix artistique. Je le propose au public qui a le droit de le refuser. Une très bonne mise en scène et direction musicale produisent un réel impact sur le public. J’essaie de représenter la pièce telle que le compositeur l’avait pensée. Mais on oublie la dimension révolutionnaire liée à l’œuvre d’art. Soit on s’adapte à l’œuvre soit on la dépolitise.
Le public a tendance à récupérer une interprétation datée et refuser une nouvelle interprétation de l’œuvre. Le RING de Patrice Chéreau a été attaqué à Bayreuth en 76. Aujourd’hui, ces mêmes wagnériens parlent de l’année 76 comme d’une révolution à Bayreuth, tout comme 89 l’est pour les Français. Mais l’interprétation d’une œuvre n’est qu’une proposition. Et le RING de 76 ne pourrait plus se faire aujourd’hui.
L. D. : Comment se crée l’identité d’une maison d’opéra ? C’est à partir de 1995, à Salzbourg, que vous avez décidé de vous concentrer autour d’une idée de programmation bien précise. Comment mettez-vous en place une dramaturgie de la programmation ? Quelle est votre stratégie ?