Faire évoluer les goûts du public

Entretien
Opéra

Faire évoluer les goûts du public

Entretien avec Gérard Mortier

Le 13 Juil 2012

A

rticle réservé aux abonné.es
Article publié pour le numéro
Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

LEYLI DARYOUSH : Votre expéri­ence en tant que directeur d’opéra est mul­ti­ple. Vous avez dirigé le théâtre de la Mon­naie, le fes­ti­val de Salzbourg, la Tri­en­nale de la Ruhr, l’Opéra de Paris, et enfin le Teatro Real de Madrid. Avez-vous perçu une évo­lu­tion du pub­lic ces vingt dernières années ? Il est sans doute trop tôt pour par­ler du Teatro Real, mais à l’Opéra de Paris où vous êtes resté pen­dant cinq ans, avez-vous con­staté une évo­lu­tion du pub­lic d’opéra ?

Gérard Morti­er : Le pub­lic d’opéra est par déf­i­ni­tion con­ser­va­teur. Con­ser­va­teur n’a pas for­cé­ment une con­no­ta­tion néga­tive. Dis­ons que qua­tre-vingt-dix-neuf pour cent des gens qui vont à l’opéra y vont pour retrou­ver des valeurs qu’ils recon­nais­sent et non pour être remis en ques­tion. Il s’agit là d’une con­stante qu’on retrou­ve partout. Et même si l’on parvient à chang­er la men­tal­ité du pub­lic, le con­ser­vatisme se réin­stalle, sans un tra­vail per­ma­nent de remise en ques­tion.
Il n’existe pas un pub­lic mais des publics. Le pub­lic de l’Opéra de Paris est fon­da­men­tale­ment con­ser­va­teur et pro­fondé­ment provin­cial. C’est un pub­lic dont les réac­tions sont très liées à la mode. Si un met­teur en scène devient à la mode, Olivi­er Py par exem­ple, il peut se per­me­t­tre de cho­quer le pub­lic. Mais Olivi­er Py n’est pas avant-gardiste du tout, il est un mod­erniste con­ser­va­teur. Rolf Lieber­mann, qui a dirigé l’Opéra de Paris pen­dant sept ans, a écrit un livre qui s’intitule EN PASSANT PAR PARIS dans lequel il décrit Paris comme une ville par laque­lle toutes les choses passent. Patrice Chéreau a été à la mode donc il a été aimé. Mais on a pu con­stater que son COSI FAN TUTTE de Mozart – une mise en scène pas avant-gardiste, et que je qual­i­fierais de très bon con­ser­vatisme, dans le sens où l’on pour­rait par­ler du style stanislavskien – a été hué au fes­ti­val d’Aix-en-Provence de 2007. Paris est dev­enue une ville comme Vienne au début du XXe siè­cle, une ville qui tourne en rond, où tout se répète. Le pub­lic en Ital­ie est très dif­férent. Excep­té à la Scala de Milan quand il est dirigé par Clau­dio Abba­do, l’orchestre ne joue pas un grand rôle – ce qui est prob­lé­ma­tique pour le bel can­to. Mais c’est typ­ique des pays du sud. Au Teatro Real de Madrid, mon pre­mier tra­vail a été la remise à niveau de l’orchestre et du choeur. Actuelle­ment, son choeur est sans doute le meilleur d’Europe. Quant au pub­lic madrilène, il est timide. C’est un nou­veau pub­lic qui se cherche et qui a peur de ne pas applaudir au bon moment. C’est très beau de voir ce pub­lic dans une sorte d’attente. On va voir com­ment il évolue.
À Brux­elles, au début du siè­cle dernier, le pub­lic d’opéra était très mod­erne. De nom­breuses créa­tions sont arrivées à Brux­elles bien avant Paris : WOZZECK de Berg a été créé à la Mon­naie vingt ans avant l’Opéra de Paris. Quand j’ai pris la direc­tion de la Mon­naie, Mau­rice Béjart dom­i­nait la scène depuis plus vingt ans. Et le pub­lic était prin­ci­pale­ment un pub­lic de bal­let. La sen­su­al­ité cachée de l’esthétique de Béjart a d’ailleurs joué un rôle impor­tant dans le développe­ment cul­turel de la Flan­dre en le libérant de son puri­tanisme. Dans le domaine de l’opéra, il y avait surtout du Wag­n­er et des pro­duc­tions importées d’Allemagne. Mais sous l’influence de ma direc­tion, puis de celles de Bernard Foc­croulle et de Peter de Caluwe, il s’y est dévelop­pé un des publics les plus intéres­sants de Bel­gique et je dirais même d’Europe. Aujourd’hui, quand je retourne à Brux­elles, je con­state que le pub­lic que j’ai con­nu il y a trente ans est tou­jours présent. Et je me demande si une cure de raje­u­nisse­ment du pub­lic ne serait pas néces­saire. On pour­rait annon­cer aux abon­nés de longue date qu’ils ne peu­vent plus renou­vel­er leur abon­nement. Ain­si, tout le monde aurait la chance de s’en offrir un. Mais c’est très risqué de faire cela dans la crise actuelle.

L. D. : J’ai vu beau­coup de spec­ta­cles à l’Opéra de Paris durant les années où vous en étiez le directeur. Je n’avais jamais vu autant de jeunes assis­ter à l’opéra.

G. M. : Oui, j’avais atteint d’excellents résul­tats à l’Opéra de Paris. J’avais dimin­ué l’âge moyen de cinquante-sept à quar­ante-deux ans. Mais les jeunes ont été chas­sés. On a sup­primé les places debout qui se trou­vaient en bas pour les plac­er en haut. On a aus­si annulé de nom­breux avan­tages qui leur étaient des­tinés. Tout passe à Paris. Ces jeunes m’écrivent. Beau­coup d’entre eux vien­nent en Espagne. Les bil­lets d’avion pour Madrid sont très bon marché et j’ai instal­lé un nou­veau sys­tème de dernière minute : chaque soir, qua­tre heures avant le début du spec­ta­cle, on vend entre cinquante et cent places à dix pour cent du prix nor­mal. Le prix nor­mal à Madrid est très élevé, il se situe autour de 190 euros, ce qui est bien plus cher qu’à Brux­elles. Mais les jeunes peu­vent acheter ces bil­lets pour dix-huit euros et je con­state qu’ils préfèrent avoir des bonnes places à dix-huit euros que de se retrou­ver au par­adis. Paris tra­verse une péri­ode digne de la Restau­ra­tion mais je dis tou­jours que le Révo­lu­tion de 1830 ne saurait tarder.

L. D. : Dans votre livre OPÉRA, DRAMATURGIE D’UNE PASSION, vous par­lez de l’opéra comme d’un genre for­cé­ment poli­tique, « dans le sens qu’il inter­roge la con­di­tion humaine, aus­si bien dans sa sit­u­a­tion exis­ten­tielle, ses rela­tions indi­vidu­elles que dans son posi­tion­nement au cœur de la société ». Com­ment, con­crète­ment, appliquez-vous cette vision poli­tique de l’opéra ?

G. M. : Le théâtre occi­den­tal est un théâtre poli­tique. Mais cette dimen­sion court droit à sa perte dans notre monde en crise. L’opéra, qui est un dérivé du théâtre grec, est aus­si une forme théâ­trale. Quand les com­pos­i­teurs et les libret­tistes col­lab­o­raient en vue d’une créa­tion, ils pre­naient tou­jours posi­tion dans une société don­née. Alors com­ment réalis­er cela con­crète­ment ? Dans le développe­ment d’une dra­maturgie d’opéra, on doit tenir compte du con­texte poli­tique de la créa­tion. Quand je par­le de poli­tique, je ne par­le pas de la poli­tique du quo­ti­di­en, je ne par­le pas d’un théâtre qui donne des répons­es directes à des évène­ments actuels. Ces derniers sont plutôt mis en réso­nance avec un passé his­torique. Le tra­vail sur C(H)OEURS d’Alain Pla­tel à Madrid, avec des extraits de chœurs de Wag­n­er et de Ver­di, est en cours depuis un long moment. Et nous avions beau­coup d’idées pour cette pro­duc­tion. Quand Ver­di com­pose le chœur « Patria oppres­sa » dans MACBETH, il lance un appel con­tre la dom­i­na­tion de l’État autrichien. Dans LOHENGRIN et LES MAITRES CHANTEURS, Wag­n­er lance aus­si des appels pour la for­ma­tion d’une nation alle­mande. Or depuis les révo­lu­tions arabes, ce pro­jet a encore plus évolué parce qu’il nous a sem­blé clair, à Alain Pla­tel et moi-même, que les chœurs de Ver­di et de Wag­n­er, ceux com­posés en 1848 et qui étaient le reflet social de leur temps, étaient en lien direct avec le net­work de sol­i­dar­ité que les Arabes avaient créé grâce à Inter­net, Face­book, Twit­ter, et leurs télé­phones porta­bles.
Je tiens tou­jours compte du con­texte poli­tique quand j’analyse les opéras. Tous les grands héros ver­di­ens sont des out­siders. Oth­el­lo est un noir, le Trou­vère est un ter­ror­iste, la Travi­a­ta est une pros­ti­tuée ou une call-girl, Rigo­let­to est un mar­gin­al. Autrement dit, aucun bour­geois n’inviterait ces héros à leur table. Le RING de Wag­n­er pro­pose une réflex­ion très dense bien que toutes les théories de Wag­n­er ne soient pas justes. Con­sid­érons LA CLÉMENCE DE TITUS de Mozart. Elle a été créée à Prague en 1791 devant Joseph II, soit deux ans après la Révo­lu­tion Française. Dans cet opéra, Mozart affirme que la clé­mence est la plus grande ver­tu de celui qui pos­sède le pou­voir. Le con­texte du dernier air de Titus « Se all’impero » l’exprime claire­ment : si je ne peux pas régn­er avec l’amour de mon peu­ple, si la dic­tature est la seule issue pos­si­ble, alors il vaudrait mieux que je ne règne pas. Or cet opéra est com­posé au moment où la sœur de l’Empereur, Marie-Antoinette, est empris­on­née à la Bastille et que les autres aris­to­crates sont tués par les Jacobins. Imag­i­nons à présent qu’on trans­pose LA CLÉMENCE DE TITUS durant la prési­dence de Mon­sieur GeorgesW. Bush – entretemps il y a eu les atten­tats du 11 sep­tem­bre – et qu’on rem­place Titus par Mon­sieur Bush… Voilà ce qui se passe dans l’oeuvre de Mozart.

L. D. : Il y a aujourd’hui un para­doxe à l’opéra : il s’agit d’un genre réservé à une élite con­ser­va­trice et pour­tant, il y a une dimen­sion cri­tique forte dans les œuvres. Com­ment con­cili­er deux visions si opposées ?

G. M. : Je n’impose pas mon choix artis­tique. Je le pro­pose au pub­lic qui a le droit de le refuser. Une très bonne mise en scène et direc­tion musi­cale pro­duisent un réel impact sur le pub­lic. J’essaie de représen­ter la pièce telle que le com­pos­i­teur l’avait pen­sée. Mais on oublie la dimen­sion révo­lu­tion­naire liée à l’œuvre d’art. Soit on s’adapte à l’œuvre soit on la dépoli­tise.
Le pub­lic a ten­dance à récupér­er une inter­pré­ta­tion datée et refuser une nou­velle inter­pré­ta­tion de l’œuvre. Le RING de Patrice Chéreau a été attaqué à Bayreuth en 76. Aujourd’hui, ces mêmes wag­nériens par­lent de l’année 76 comme d’une révo­lu­tion à Bayreuth, tout comme 89 l’est pour les Français. Mais l’interprétation d’une œuvre n’est qu’une propo­si­tion. Et le RING de 76 ne pour­rait plus se faire aujourd’hui.

L. D. : Com­ment se crée l’identité d’une mai­son d’opéra ? C’est à par­tir de 1995, à Salzbourg, que vous avez décidé de vous con­cen­tr­er autour d’une idée de pro­gram­ma­tion bien pré­cise. Com­ment met­tez-vous en place une dra­maturgie de la pro­gram­ma­tion ? Quelle est votre stratégie ?

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Entretien
Opéra
Gérard Mortier
1
Partager
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush est musicologue de formation et docteure en études théâtrales. Dramaturge, chercheuse, spécialiste de l’opéra,...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements