ISABELLE MOINDROT : Jossi, tu as travaillé d’abord comme metteur en scène de théâtre, tu continues de créer dans ce domaine, et tu diriges depuis 2011 l’Opéra de Stuttgart, un théâtre de répertoire avec une troupe, des chœurs et un orchestre. Avec Sergio Morabito, tu signes toutes tes mises en scène d’opéra depuis ALCINA – un spectacle créé en 1998 qui a beaucoup tourné – et depuis lors, nombre de vos réalisations, même les plus controversées, ont été élues « mises en scène de l’année ».
Comment travaillez-vous et quelle différence y a‑t-il selon vous entre le travail scénique au théâtre et à l’opéra ?
Jossi Wieler : La différence est grande en raison de la discipline très spécifique du chanteur relativement à son personnage. Le chanteur se prépare des mois, voire des années à l’avance. Avant même de commencer à répéter, il doit maîtriser sa voix, son instrument, la musique et le texte et être en mesure d’écouter d’autres partenaires qui eux-mêmes doivent faire la même chose – ce qui n’existe pas au théâtre sous cette forme. Au théâtre, quand un acteur en répétition dit « je », il est souvent difficile de déterminer s’il pense à sa propre situation ou à celle de son personnage – ce genre d’ambiguïté dans le dialogue n’existe pratiquement jamais à l’opéra, parce que la psychologie du personnage n’est qu’un critère parmi d’autres. À l’opéra, on peut décrire la situation de son personnage à un chanteur et de lui-même il peut la faire passer dans le corps, dans la musique. Et cela nous libère de beaucoup de choses, dans le travail de mise en scène. Un imaginaire surgit, indépendant du metteur en scène, et que celui-ci peut seulement stimuler.
Sergio Morabito : Selon nous, il ne peut pas y avoir de renouvellement de la scène lyrique en laissant de côté le chanteur ou en l’utilisant comme un accessoire pour incarner un concept a priori. Nous portons une attention extrême, quasi éthique, à la place du chanteur dans le travail, pour qu’il se sente pleinement libre et responsable des choix scéniques, à l’intérieur de l’esthétique de l’espace et des costumes. Parallèlement, dans notre dialogue avec le scénographe, nous renonçons à la volonté de tout savoir à l’avance. Que l’espace acquière une logique, une valeur et une atmosphère intrinsèques nous importe beaucoup plus – c’est ainsi que les solutions scéniques les plus belles nous ont été inspirées, celles précisément qu’il est impossible d’anticiper.
I. M. : Est-ce cet échange qui rend possible votre collaboration ? Car vous venez d’horizons très différents.
S. M. : Jossi était un metteur en scène de théâtre très connu, avec une formation d’acteur, d’acteur tchekhovien, orienté théâtre d’art, mais sans expérience de l’opéra. C’est Klaus Zehelein qui l’a convaincu de mettre en scène du lyrique, d’oser cela. Au départ, le dialogue était très compliqué entre nous, parce que nous étions imprégnés d’expériences complètement différentes – je venais du lyrique, où j’avais été assistant de Ruth Berghaus. Puis est arrivée Anna Viebrock, et elle a été parfaite dans cette situation qui pouvait vraiment diverger. Jossi est un homme qui écoute, qui permet, et sans ce don qu’il a, cela n’aurait pas été envisageable. Au cœur de notre travail, il y a le dialogue – les choix ne sont jamais pris par un seul.
I. M. : L’opéra dispose souvent de chœurs, de masses inconnues au théâtre. Est-ce un plaisir, une contrainte ?
J. W. : Comme tout chanteur, le chœur apporte avec lui la connaissance de la musique, des situations et des personnages. Bien sûr, on peut lui expliquer les mouvements et les attitudes sans entrer dans les détails (par exemple : sur telle ou telle note, ouvrez tous la main) – beaucoup de metteurs en scène procèdent ainsi, d’une manière chorégraphique ou chorale, et cela peut fonctionner. Mais notre démarche est plutôt d’apporter au chœur une réponse, y compris artistique, en nous adressant à chacun en particulier. Par exemple, dans LA JUIVE, le point de départ de la marche funèbre du début de l’acte V, qui charrie des images archétypales antisémites, provenait d’images trouvées dans un livre sur la région du lac de Constance à l’époque de la deuxième guerre mondiale. Lors du carnaval des années1937 ou 1938, les bourgeois de la ville avaient défilé, déguisés en juifs en train d’émigrer. L’histoire de LA JUIVE se déroule précisément à Constance, au XVe siècle. Nous avons raconté cela aux choristes, nous leur avons montré les images, et nous avons mis en scène la marche funèbre. Si l’on pense qu’un chœur peut agir par lui-même, qu’il n’est pas là seulement pour recevoir des ordres, alors il le prouve. Il s’ouvre alors des domaines qui apportent beaucoup en retour.
S. M. : Quand on regarde les photos de MOSES UND AARON, ce sont pour moi les plus belles photos de théâtre, ou presque. Chaque visage raconte une histoire, une histoire individuelle. Et une forme subsiste, qui n’est pas du tout quelconque. Pour y parvenir, il faut chercher, essayer, oser – c’est un processus ouvert et non pas l’application d’une esthétique.