L’espace d’un instant

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L’espace d’un instant

Le 8 Juil 1982
Article publié pour le numéro
Scénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives ThéâtralesScénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives Théâtrales
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La corde, que vous n’apercevez pas sur la pho­to, clôt le lieu scénique, elle assigne un ter­ri­toire à l’ac­tion théâ­trale, elle délim­ite un espace-signe. C’est un intérieur, vis­i­ble­ment. Les grands car­reaux clairs con­no­tent la boucherie mais au fil du spec­ta­cle la suc­ces­sion des objets — le lit, la table, l’an­tique machine à récur­er — donne aux murs des jours de base l’i­den­tité voulue. Ceci est la boucherie mais c’est aus­si la cui­sine et là, voyez, là où est le lit, c’est la cham­bre. Mais les mots déjà me mènent trop loin. Non, il faut faire marche arrière. Dire : il ne s’ag­it ni d’une boucherie ni d’une cui­sine ni d’une cham­bre. La preuve ? Au fil du temps scénique, dans la hachure des frag­ments de texte, les deux murs se retour­nent par pans, com­posant dans la suc­ces­sion des tableaux une grande toile peinte fig­u­rant la jus­tice. Se réac­tive ici un vieux procédé du théâtre clas­sique : le péri­acte, jadis util­isé pour com­pos­er l’ef­fet de per­spec­tive.

L'entraînement du champion avant la course de Michel Deutsch Théâtre du Crépuscule - Photo Robert Legrève
L’en­traîne­ment du cham­pi­on avant la course de Michel Deutsch Théâtre du Cré­pus­cule — Pho­to Robert Legrève

Longtemps, on a bâti l’il­lu­sion théâ­trale sur cet acces­soire per­me­t­tant, par sim­ple rota­tion, des change­ments à vue extrême­ment rapi­des. La rapid­ité d’exé­cu­tion n’est pour­tant pas, ici, le but visé, non plus d’ailleurs que la recherche d’une illu­sion du vrai. La manip­u­la­tion du péri­acte répond, en fait, à une néces­sité inverse : affich­er le théâtre en son arti­fice. Déni de la vieille illu­sion. Croy­ance en un autre vraisem­blable : celui d’un théâtre qui affiche — brechti­en­nement — la présence de sa mécanique. Le théâtre est alors — 1974 — lieu de lec­ture, objet de déchiffre­ment, sur­face hiéro­glyphique. On ne regarde pas, on décode, on décrypte, on traduit. Sou­vent la dialec­tique bas­cule dans la sémi­olo­gie, elle s’y glace, s’y fige, et de la chute nais­sent ces funestes effets : perte de souf­fle, tasse­ment de l’imag­i­naire. Au mieux, cepen­dant, l’e­space théâ­tral est une page blanche qui se rem­plit. Le théâtre a la pas­sion du sens, l’amour du signe, le désir du lan­gage. Aidé de mille savoirs que les sci­ences humaines ont fait fleurir dans les années soix­ante, jalouse­ment sur­veil­lé par le lob­by dra­maturgique, il prend plaisir à dis­siper les brumes des vieilles idéolo­gies. Dans l’év­i­dence d’une sit­u­a­tion quo­ti­di­enne, il fait sail­lir le dia­logue comme parole de classe. Aucun dire n’est inno­cent, clame-t-il au spec­ta­teur médusé, ni le vôtre, ni le mien. Le théâtre et la con­nais­sance s’ai­ment d’amour fou.

Les couloirs lumineux, les toi­lettes blanc clin­ique, les quais dal­lés, les rails puis­sants, la salle d’at­tente embuée, l’é­clairage bla­fard des lour­des lam­pes, le brouil­lard qui stagne : c’est donc une gare.
L’ef­fet de réel déploie les mille séduc­tions du jeu avec le vrai au théâtre. J’en­tends d’i­ci les rica­neurs : « alors, on revient au nat­u­ral­isme, on fait vrai ?»
On ne fait pas vrai, on joue avec, Mon­sieur !
L’e­space ici tracé mime moins une quel­conque gare de référence à laque­lle il faudrait croire qu’il ne pro­pose à la per­cep­tion une nou­velle crédi­bil­ité pour une image.
C’est que le plaisir d’un espace ain­si mach­iné au max­i­mum de ses effets de vérité ne réside pas dans la plus ou moins grande approx­i­ma­tion par rap­port à un mod­èle extérieur. Il se loge plutôt dans le jeu (tou­jours, bien évidem­ment voué à l’échec) de faire comme si le théâtre pou­vait être du ciné­ma, comme si l’im­age qu’il pro­pose pou­vait rivalis­er, dans le con­cret et la matéri­al­ité de ses trois dimen­sions, avec la ressem­blance ciné­ma­to-graphique. Explo­ration d’une séduc­tion de l’im­pos­si­ble. Mise en jeu de l’i­den­tité du théâtre. L’e­space théâtrique se prend de la pas­sion d’être un autre. Le spec­ta­cle ne fut jamais si juste, en son image, que là où il s’in­scrit dans un cadre de scène adéquat — au Nou­veau Gym­nase de Liège par exem­ple. L’ar­chi­tec­ture du lieu y dessi­nait le cadre appro­prié par la ver­tu duquel le théâtre a voulu se don­ner pour un ciné­mas­cope en trois dimen­sions. Ce cadre achevait aux deux sens du terme, l’il­lu­sion : il la por­tait à son comble dans son effort de ressem­blance et de vérité et, simul­tané­ment, il don­nait à voir tout ce « vrai » comme une sim­ple image. Aus­si, ne con­sid­érez pas, je vous prie, la pho­togra­phie ci-jointe comme la sim­ple repro­duc­tion du décor. Regardez-là, le cadre, n’est-ce rien ? Il ne con­tribue pas seule­ment au trans­port d’une infor­ma­tion. Il fait plus, il fait mieux : il mène à son point d’achève­ment l’u­topie de l’e­space théâ­tral qu’il repro­duit.

J’aime à penser qu’une caserne mil­i­taire désaf­fec­tée a servi au théâtre. Com­ment ne pas jouir d’une revanche sym­bol­ique sur la bêtise en képi lorsque l’on par­court ces lieux de mort aux­quels le délabre­ment et la pous­sière don­nent enfin un vrai vis­age. Pour­tant, une fois franchi le guichet d’en­trée, de petites flammes vous accueil­lent, trem­blantes, incon­grues dans cet univers désolé, témoignage irré­cus­able d’un ailleurs présent. Une petite flamme de bougie dans une caserne : le théâtre est déjà là. Théâtre — palimpses­te (du grec palimp­sês­tos : grat­té pour écrire de nou­veau) : il écrit son actu­al­ité dans l’e­space encore vis­i­ble du passé, il sur­charge des sur­faces qui ont porté une autre sig­nifi­ance, il rature de ses effets volatiles une page archi­tec­turale anci­enne. Un tra­jet dans le bâti­ment nous fera sur­pren­dre les étranges habi­tants du lieu. Nous les accom­pa­g­nerons jusqu’à la sur­prise finale d’un ultime espace. Alors que nous avons suivi d’une pièce à l’autre les deux per­son­nages du spec­ta­cle, main­tenant que nous sommes dans une salle assez petite, fer­mée de toute part et que nous pressen­tons la fin de la représen­ta­tion, un mur bas­cule décou­vrant à l’œil un loin­tain boulever­sant.

Jouis­sance de ce qu’au théâtre tra­di­tion­nel (je par­le bâti­ment, bien sûr) on n’a qua­si­ment jamais : la pro­fondeur. Mon regard plonge dans la dis­tance, il capte là, bien loin, les frêles sil­hou­ettes de quelques per­son­nages per­dus. Alors le théâtre, ce théâtre, m’émeut fort, car il me fait sen­tir la fragilité des choses. Il ne la nomme pas dans l’ex­er­ci­ce du lan­gage, il ne la représente pas dans la sim­u­la­tion d’une sit­u­a­tion vraisem­blable à la pro­duire, il la fait sur­gir hic et nunc, dans cet espace-là, de cet espace-là, pour moi — ce que nul autre art ne peut faire ain­si à sa place. Dans ce spé­ci­fique-là le théâtre dit sa moder­nité. Elle procède ici d’un con­stat scéno­graphique mod­este en son principe et per­cu­tant en ses effets : tout lieu est un théâtre. L’ef­fort scéno­graphique con­siste ici non plus à créer du lieu dans un théâtre (fonc­tion tra­di­tion­nelle de la scéno­gra­phie) mais à établir le lieu comme théâtre, à déploy­er la série de ses pos­si­bil­ités virtuelles, fussent-elles exacte­ment con­traires à l’or­dre qui l’a au préal­able con­sti­tué. La théâ­tral­ité du social sédi­mente la théâ­tral­ité de l’art.

La pilule verte - Théâtre de la Balsamine - Photo Danielle Pierre
La pilule verte — Théâtre de la Bal­samine — Pho­to Danielle Pierre

Théâtre-signe, théâtre ciné­ma­tique, théâtre palimpses­te : quelques repères dans la mer du spec­ta­to­riel. Dans le pre­mier, la pro­duc­tion du sens reste le vecteur dom­i­nant, même si l’idée du sens se voit prof­itable­ment renou­velée par l’ap­port des sci­ences humaines — ici un savoir sur les idéolo­gies et leur inser­tion dans le tis­su quo­ti­di­en. Dans le sec­ond, le jeu avec l’outil est déter­mi­nant. On y pour­suit non plus la vérité du référent (course folle où se nie la représen­ta­tion : cette déné­ga­tion con­stitue la pierre angu­laire de tout nat­u­ral­isme) mais la vérité de l’im­age là-com­posée. Dans le troisième, le ressort est le détour. Le théâtre palimpses­te escompte son effet scéno­graphique d’un jeu de dif­férence entre le lieu dans son être-là, ses car­ac­téris­tiques pro­pres, son cachet, sa fac­ture, et une réécri­t­ure dra­maturgique qui jamais ne l’aboli­ra. Son appel d’imag­i­naire pos­tule une ges­tion de l’hétérogène puisqu’il faut con­cili­er deux ordres de fig­u­ra­tion ini­tiale­ment non prévus pour se ren­con­tr­er.

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Jean-Marie Piemme
Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.bePlus d'info
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