Les mères courage d’Ali Chahrour

Danse
Portrait

Les mères courage d’Ali Chahrour

Le 14 Juil 2022
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 147 - Scènes contemporaines des mondes arabes
147

Du temps où ma mère racon­tait, la dernière créa­tion du choré­graphe libanais de trente-trois ans, Ali Chahrour, aurait dû être présen­tée l’an dernier au Fes­ti­val d’Avignon. Elle y est enfin cette année. Deux­ième volet d’une trilo­gie sur l’amour après Layl-Night, la pièce part une fois de plus du réc­it intime famil­ial de l’artiste pour rejoin­dre la mémoire col­lec­tive.

Abbas Mawla et Leïla Chahrour dans Told by my mother chorégraphié par Ali Chahrour. Beyrouth 2020. Photo Myriam Boulos.
Abbas Mawla et Leïla Chahrour dans Told by my moth­er choré­graphié par Ali Chahrour. Bey­routh 2020. Pho­to Myr­i­am Bou­los.

« Je ne peux pas quit­ter le Liban sinon je serais un être mal­heureux ». Ain­si s’exprime Ali Chahrour, et pour cause : ses pièces sont pro­fondé­ment ancrées dans sa ville, Bey­routh, sa com­mu­nauté chi­ite et ses rit­uels et plus par­ti­c­ulière­ment sa famille. Créer aujourd’hui au Liban relève de la résis­tance, devient un acte qua­si-héroïque. La pièce com­mencée il y a deux ans a fail­li ne pas se faire tant les dif­fi­cultés ont été grandes. Deux ans au rythme de la descente aux Enfers du Liban. Une révo­lu­tion avortée, une pandémie, l’explosion dans le port de Bey­routh de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium faisant plus de 200 vic­times, des mil­liers de blessés et des dégâts con­sid­érables, et enfin l’effondrement ban­caire blo­quant les économies de toute une pop­u­la­tion et la jetant en pâture à la mis­ère. Plus de 80 % des Libanais vivent aujourd’hui sous le seuil de la pau­vreté. 

Le théâtre rassem­ble dans un Liban exsangue

« La plu­part de mes revenus ne vien­nent pas du Liban et 60 % de la pro­duc­tion ont été blo­qués à la banque », con­fie Ali Chahrour. « On a dû pro­duire avec 40 % du bud­get, répéter dans un apparte­ment vide à Ham­ra (dans le cen­tre de Bey­routh) et reporter les rétri­bu­tions des salaires. Je rémunère encore les gens au gré des tournées. » Et pour­tant quand l’artiste a présen­té sa pièce au Théâtre Al-Mad­i­na de Bey­routh devant une salle comble, il a oublié tous ses déboires. « Tout le monde est resté après la représen­ta­tion, même ceux que je ne con­nais­sais pas. C’était la fête, une célébra­tion que je ne peux pas vivre ailleurs. Le théâtre à Bey­routh est le seul endroit où les gens se retrou­vent encore toutes généra­tions con­fon­dues, et indépen­dam­ment des par­tis et reli­gions. J’ai une respon­s­abil­ité en tant qu’artiste de rester et de résis­ter. De toute façon c’est un choix égoïste. Je ne peux pas vivre ailleurs ! », admet mod­este­ment le choré­graphe encen­sé en Europe. 

Un réc­it pour le pub­lic d’Avignon

C’est la troisième fois qu’Ali Chahrour est pro­gram­mé au Fes­ti­val d’Avignon, il y présente son qua­trième spec­ta­cle. « Avi­gnon c’est aus­si la fête et une célébra­tion du théâtre. Avec cette pièce, il y avait un réc­it que j’avais envie de faire par­venir à un pub­lic comme celui du Fes­ti­val qui vient de partout. » 

Du temps où ma mère racon­tait part d’abord de l’histoire de sa tante Fat­meh et de son voy­age pour retrou­ver son fils dis­paru en Syrie. En vain ! Elle mour­ra sans jamais le retrou­ver. Il y a aus­si son autre tante, Laila, et son fils Abbas qui voulait par­tir com­bat­tre en Syrie. Mais sa mère s’y oppose. Finale­ment il accepte de par­ticiper au spec­ta­cle et renonce au com­bat. Abbas est sauvé par sa mère et la danse ! Aux côtés de Laila et de son fils sur scène il y a Ali Chahrour, le danseur, Hala Omrane, la mer­veilleuse actrice syri­enne, et les musi­ciens Ali Hout et Abed Kobeis­sy qui présen­tent un réper­toire de chan­sons folk­loriques arabes enton­nées au sein même de ces familles. La pièce est une ode à l’amour mater­nel, alors que le pre­mier volet de cette trilo­gie sur l’amour, Layl-Night, abor­dait la pas­sion amoureuse prenant sa source dans des poèmes clas­siques arabes où amour et mort sont liés. Une choré­gra­phie faite de chutes répétées, d’un décor qui s’écroule, à l’instar du monde qui entoure l’artiste. 

La femme mène la danse chez Ali Chahrour

La mort est d’ailleurs au cœur de la pre­mière trilo­gie de Ali Chahrour. Autour, cette fois, des rites funéraires du monde arabe et en par­ti­c­uli­er des rit­uels de la com­mu­nauté chi­ite dont il est issu. « Je pars tou­jours d’un point intime per­son­nel avec lequel j’ai un lien physique et spir­ituel. La céré­monie funéraire chi­ite est pour moi une référence par la présence du corps poli­tique et social. Même si je ne pra­tique pas ces rites à titre per­son­nel, je con­sid­ère que je peux me les appro­prier sans aucun tabou. Le sacré m’appar-tient. Il nous appar­tient à tous. » Ces rit­uels occu­pent la scène chez Ali Chahrour en corps con­vul­sifs ou fan­toma­tiques. Les sons, tour à tour chants, mélopées, lamen­ta­tions jusqu’au cri, voire même au râle, sont ryth­més par les per­cus­sions. Fat­meh, un duo de comé­di­ennes évo­quant sa mère, et Laila se meurt, une pièce menée par sa cou­sine pleureuse pro­fes­sion­nelle, ont été présen­tées en 2016 au Fes­ti­val d’Avignon. En 2018, le dernier volet de la trilo­gie May he rise and smell the fra­grance y a été pro­gram­mé. La comé­di­enne Hala Omrane y est la mère éplorée et puis­sante à la fois, entourée du danseur Ali Chahrour et de deux musi­ciens, tels des hommes-enfants. Dans ces trois pièces, la femme est encore au cen­tre du dis­posi­tif. Ali Chahrour a per­du son père à l’âge de qua­torze ans et a été élevé par les femmes de sa famille. « Les femmes sont plus que des ‘mères courage’ au Liban, sans nul besoin d’étaler leurs mus­cles. Les vic­toires des femmes sont cachées dans chaque mai­son à Bey­routh. »

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Ali Chahrour
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Muriel Maalouf
Muriel Maalouf est diplômée de l’Institut National des Beaux-Arts de Beyrouth et Paris 3 Sorbonne...Plus d'info
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