Les histoires inscrites dans le corps

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Les histoires inscrites dans le corps

Le 22 Avr 2004
NORA d’Ibsen, mise en scène de Thomas Ostermeier, Schaubühne de Berlin, 2002. Photo Arno Declair.

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NORA d’Ibsen, mise en scène de Thomas Ostermeier, Schaubühne de Berlin, 2002. Photo Arno Declair.
Article publié pour le numéro
Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
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NORA : env­i­ron 40 ans, à peu près 1m70, deux enfants, de longs cheveux bruns, col­lant déchiré, de hautes bottes à lacets, mini­jupe, tee-shirt, bracelets en cuir aux bras, dégouli­nante de sang…; il est ques­tion de la Nora d’Ibsen, le pre­mier cas con­nu d’émancipation fémi­nine dans la lit­téra­ture mod­erne ; déguisée en la femme la plus con­nue de notre temps présent envahi d’ordinateurs : Lara Croft.

Thomas Oster­meier abor­de sa NORA ( MAISON DE POUPÉE ) en 2002 au théâtre de la Schaubühne sous l’angle de l’émancipation du corps féminin. Habil­lée de cos­tumes élé­gants, Anne Tismer pose dans le rôle de Nora pen­dant deux heures devant son mari : ouvre sa blouse, lui per­met d’embrasser ses pieds, de la suiv­re à qua­tre pattes. Un cou­ple en cop­u­la­tion per­ma­nente. Le mariage des Helmer ne sem­ble ani­mé que par cette sex­u­al­ité luisante exhibée d’une façon esthéti­sante sans aucun sen­ti­ment. Et bien que la femme soit l’objet du désir, c’est l’homme qui dicte les règles. Et c’est Tor­wald Helmer qui a choisi le déguise­ment de sa femme pour la soirée : à savoir Lara Croft, ce fan­tasme ambu­lant des hommes, longues jambes et seins fer­mes. Puis­sam­ment mod­erne, une femme qui tue, mais qui n’est qu’une image créée par les hommes. La danse que Nora essaie d’exécuter, au début, suiv­ant les idées de son mari, se trans­forme au retour de la soirée en une sorte de choré­gra­phie incon­trôlable, une échap­pée apparem­ment inter­minable du rôle de la char­mante épouse, une forme de transe un peu per­due, d’une agres­siv­ité incon­trôlée, une danse comme acte de libéra­tion.

Comme l’oppression de Nora n’avait fonc­tion­né qu’à tra­vers son corps, la révolte ne peut se pass­er qu’à tra­vers son corps. À la fin, lorsque la Nora d’Ibsen claque la porte, la Nora de Oster­meier tue son mari. La destruc­tion totale de l’autre corps – elle tire et retire sur lui jusqu’à ce que le corps de Helmer, mort depuis longtemps, soit criblé de balles et com­plète­ment défig­uré. Ce n’est qu’alors que Nora peut quit­ter sa mai­son. Elle est accroupie devant la porte d’entrée, toute petite, à la place de ses blous­es et cos­tumes qui avaient souligné sa sil­hou­ette, elle porte un vieux jean qui cache tout, avec un anorak blanc, avant qu’elle ne s’éloigne lente­ment de sa mai­son.

« Le champ de bataille des années qua­tre-vingt-dix était le corps : le physique, non le psy­chique. Le côté social était la rela­tion entre dif­férents besoins du corps entre eux. Les ren­con­tres étaient des col­li­sions de chairs, de corps qui jouaient avec leur vie. Mais le plus grand prob­lème du corps, c’est son désir de se réu­nir avec l’autre : soit par la con­quête, soit par la soumis­sion…

Il s’agissait de défendre le corps con­tre l’abus involon­taire, con­tre l’appropriation, les blessures, la trans­for­ma­tion en marchan­dise. Et il s’agissait de le sen­tir, de se retrou­ver en lui, même en le blessant ou en le détru­isant. Il s’agissait de le quit­ter et de le dépass­er ( gen­der cross­ing – opéra­tion géni­tale – Coca-exs­ta­sy-speed). L’idéal, c’était d’avoir autant de vrais corps que pos­si­ble et ceux-ci devaient être enragés ou som­br­er. Le corps était le dernier bas­tion de l’autonomie et de l’autodétermination. ». Ce sont les paroles d’Ostermeier lors de sa con­férence en 1999 inti­t­ulée Le théâtre à l’ère de son accéléra­tion.

L’approche par le corps nous apprend l’essentiel des mis­es en scène d’Ostermeier. D’une part, il y a les pièces con­tem­po­raines qui ont pour objet la lutte du corps pour pren­dre la place vacante de l’âme chez les gens mod­ernes. C’est le pros­ti­tué Gary dans la pièce de Mark Raven­hill SHOPPEN & FICKEN ( SHOPPING AND FUCKING ), qui ne peut ressen­tir l’amour et l’amitié qu’à tra­vers la bru­tal­ité et l’abaissement du corps. C’est le Kurt en puberté de la pièce FEUERGESICHT ( VISAGE DE FEU ) de Mar­ius von Mayen­burg qui, en per­dant toute con­fi­ance en soi, ne peut sauver son ego en déroute qu’à tra­vers l’immolation par le feu. Ce sont Schweinl et Fer­klin dans DISCO PIGS de Enda Walsh qui ne peu­vent plus exis­ter qu’à tra­vers l’accélération de leurs corps, dans l’action pour l’action. Mais c’est aus­si la pièce MANN IST MANN ( UN HOMME EST UN HOMME ) de Bertolt Brecht, où l’homme en tant qu’individu se dis­sout dans le sol­dat anonyme en marche. D’un autre côté, nous trou­vons aus­si des pièces clas­siques, comme DANTONS TOD ( LA MORT DE DANTON ) et WOYZECK de Büch­n­er ou bien NORA d’Ibsen, L’OISEAU BLEU de Maeter­linck ou LULU de Wedekind. Ici aus­si, Oster­meier accorde une grande impor­tance à l’acte cor­porel par rap­port aux idées et aux paroles. Le dan­gereux dis­cours san­guinaire de Saint-Just ( LA MORT DE DANTON ) devant la con­ven­tion est un acte de bal­ance à une hau­teur de plusieurs mètres au-dessus d’un tas de tables empilées. L’être aliéné et déchiré dans ses rap­ports humains qu’est Woyzeck se révèle à tra­vers des choré­gra­phies d’une bande de jeunes vau­riens de la ban­lieue qui se jet­tent à plusieurs repris­es avec une agres­siv­ité aveu­gle sur leur vic­time. Ou le corps de Lulu qui reste, même pour elle-même, un instru­ment impas­si­ble et irre­spon­s­able. C’est exacte­ment sur cette ligne de démar­ca­tion très étroite entre action et psy­cholo­gie que se décide la réus­site des mis­es en scène d’Ostermeier. Là où la peine du corps est la clé qui donne accès à la com­préhen­sion des per­son­nages, Oster­meier pro­duit des travaux impres­sion­nants, donne accès à une autre com­préhen­sion des com­plex­ités des désirs et des craintes. Dans le pire des cas toute­fois, il bloque l’accès à l’histoire d’un texte par des actions aveu­gles et des cours­es inco­hérentes ; il réduit les per­son­nages à des coss­es inin­téres­santes et dépourvues de sens.

Mais revenons d’abord aux principes du style d’Ostermeier dans ses mis­es en scène. Avant sa for­ma­tion de met­teur en scène à l’École Ernst Busch, il étu­dia pen­dant quelques mois le jeu de comé­di­en à l’École supérieure des arts ( HdK) de Berlin. Lorsque Einar Schleef engagea des étu­di­ants de la HdK en 1990/91pour son FAUST, Oster­meier entra en con­tact avec les choré­gra­phies ryth­miques archaïques de Schleef. Ce fut l’une des pre­mières influ­ences que l’on retrou­ve dans son tra­vail RECHERCHE FAUST /ARTAUD de 1996 qu’il réal­isa encore à l’Institut de mise en scène de l’École Ernst Busch, mais que l’on retrou­ve aus­si dans ses travaux ultérieurs, surtout dans la choré­gra­phie des mou­ve­ments et des paroles des mass­es, comme dans WOYZECK. RECHERCHE FAUST/ARTAUD fut aus­si une ten­ta­tive de réalis­er un col­lage entre le frag­ment FAUST de l’expressionniste alle­mand Georg Heym et les théories de théâtre d’Antonin Artaud. Avec le chœur scan­dé dont le ton gon­fle peu à peu, Oster­meier soulève le texte au-dessus de la sig­ni­fi­ca­tion que Heym lui attribua à l’origine et le con­fronte ain­si à une autre expéri­ence et per­cep­tion. À l’aide d’une into­na­tion expres­sive, décalée et aliénée par les répéti­tions, il crée une impres­sion de per­cep­tion cor­porelle des mots dans l’espace, un niveau de sig­ni­fi­ca­tion tran­scendée dans la méta­physique, portée par les réso­nances ryth­miques de la langue qui se trans­met­tent à celui qui par­le et à l’espace. Oster­meier con­tin­ue à explor­er les con­fronta­tions entre les idées esthé­tiques d’Antonin Artaud et les cir­con­stances réelles de la scène dans L’OISEAU BLEU de Maeter­linck qu’il monte au Deutsches The­ater en 1999. Par une util­i­sa­tion des corps poussés à leur extrême, par des actions qui finirent par ressem­bler à des séances d’exorcisme, il voulait arriv­er à des effets au-delà des con­ven­tions théâ­trales qui devaient toute­fois rester encore acces­si­bles et con­som­ma­bles. Cette méth­ode pro­duisit des tableaux impres­sion­nants, purs, poé­tiques. La con­cep­tion d’Artaud sem­blait en grande par­tie réussie… mais la pièce de Maeter­linck et la soirée en firent les frais.

Toute­fois, le point de référence le plus impor­tant qu’Ostermeier utilise en per­ma­nence, c’est la théorie de bio­mé­canique de Vsevolod E. Mey­er­hold. Il s’est sen­ti inspiré par cette méth­ode lors de sa for­ma­tion dans un ate­lier avec le pro­fesseur de bio­mé­canique Gen­na­di Bog­danov et il utilise ce principe depuis lors dans beau­coup de ses mis­es en scène. La méth­ode de Mey­er­hold est basée sur l’idée d’une économie idéale du corps et des mou­ve­ments. Mey­er­hold, en obser­vant des frag­ments de procédés de fab­ri­ca­tion dans l’industrie qui mon­tre que l’efficacité max­i­male est inhérente à la marchan­dise main‑d’œuvre, développe qua­tre critères qui peu­vent être adap­tés aux arts de la scène :
1. l’absence de mou­ve­ments inutiles et non pro­duc­tifs ; 2. le rythme ; 3. le bon cen­tre de grav­ité du corps et 4. l’endurance. Le corps de l’acteur est con­sid­éré comme matéri­au qui, lorsqu’il est organ­isé d’une façon opti­male, arrive à son expres­sion la plus intense et con­trôlée à con­di­tion de l’entraîner et de le domin­er selon les méth­odes de la mécanique. Mey­er­hold pen­sait que l’on pou­vait provo­quer n’importe quel état psy­chologique grâce à un proces­sus phys­i­ologique défi­ni. Les élé­ments pour arriv­er à cette pra­tique de jeu sont l’acrobatique, une cor­po­ral­ité bien ryth­mée et des mou­ve­ments styl­isés effi­caces que l’on peu­to­btenir par des gestes extrême­ment larges suiv­ant cer­taines règles d’impulsion.

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Anja Dürrschmidt
Anja Dürrschmidt est rédactrice de la revue Theater der Zeit. Elle a publié dernièrement FALK...Plus d'info
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