Le diablotin des voluptés

Le diablotin des voluptés

Le théâtre allemand est-il entre les mains des pornographes ?

Le 16 Avr 2004
Fabian Hinrichs, Laura Tonke et Kathrin Angerer dans FOREVER YOUNG de TennesseeWilliams, mise en scène de Frank Castorf, Volksbühne de Berlin, 2000. Photo Thomas Aurin

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Fabian Hinrichs, Laura Tonke et Kathrin Angerer dans FOREVER YOUNG de TennesseeWilliams, mise en scène de Frank Castorf, Volksbühne de Berlin, 2000. Photo Thomas Aurin
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Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
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Pre­mière pub­li­ca­tion dans Die Zeit, 6 févri­er 2003, Ham­bourg.

LORS D’UNE INTERVIEW avec l’hebdomadaire Die Zeit (no 23 / 2000), Botho Strauss déclarait qu’il n’était plus intéres­sant pour le théâtre alle­mand en tant que dra­maturge : les arts de la scène l’avaient dépassé. Il s’estimait éro­tique en tant qu’auteur, mais avait l’impression que les théâtres étaient entre les mains des pornographes. Cette réflex­ion ne laisse pas indif­férent. Elle sus­cite des con­tra­dic­tions, mais surtout des ques­tions. Il faut se deman­der, par exem­ple, dans quel camp on se situe soi-même, est-on éro­tique ou pornographe ? Et que penserait Botho Strauss du théâtre alle­mand dans le détail ? Luc Bondy, Andrea Breth, Peter Zadek, Dieter Dorn ? Les derniers éro­tiques. Frank Cas­torf ? Johann Kres­nik ? Luk Perce­val ? Einar Schleef ? Prob­a­ble­ment des pornographes.

Lais­sons cela de côté. Nous ne voulons pas oppos­er un artiste à un autre. Toute­fois, nous aime­ri­ons for­muler une thèse. Le temps des éro­tiques dans le théâtre alle­mand est révolu. À leur place, ce n’est pas le pornographe qui a pris le pou­voir, mais le non éro­tique ( ou sa ver­sion plus dure, le faux pornographe). Le non éro­tique utilise par­fois des moyens pornographiques, ce qui amène le spec­ta­teur à le con­fon­dre avec un pornographe. Sous son pou­voir, une façon de jeu a gag­né les scènes alle­man­des que l’on pour­rait qual­i­fi­er de théâtre post-éro­tique.

Depuis des années, leur chef de file est le met­teur en scène Frank Cas­torf. Ce qui qual­i­fie le théâtre de Cas­torf peut être décrit le plus claire­ment en le com­para­nt à son opposé, le théâtre éro­tique. Dans le théâtre éro­tique, chaque petite nuance du texte sus­cite dans l’esprit du comé­di­en une réac­tion intérieure qui trou­ve une expres­sion extérieure. Le corps du comé­di­en est un tableau ambu­lant de l’anatomie, de la psy­cholo­gie et de la soci­olo­gie, il sem­ble être entouré d’un nom­bre incal­cu­la­ble de liens vers d’autres sites et de notes de bas de page sur lesquels il suf­fi­rait de cli­quer pour appren­dre tout sur le per­son- nage inter­prété. Le comé­di­en dévoile le per­son­nage en le ren­dant de plus en plus com­plexe ; en lui col­lant les indices de la vie, il le rend trans­par­ent jusque dans son for intérieur.

Ce que Botho Strauss appelle théâtre éro­tique est une sorte de séance publique de lec­ture des pen­sées : le pub­lic peut assis­ter au proces­sus qui se passe sur la scène lorsque des car­ac­tères rich­es et énig­ma­tiques s’éclairent et se décou­vrent couche par couche. Ils sont des « penseurs-radar » dans le sens de Got­tfried Benn. Le théâtre éro­tique pro­pose une lec­ture col­lec­tive de mon­des intérieurs par­ti­c­uliers. Dans le meilleur des cas, le spec­ta­teur sera séduit ; il sera « con­t­a­m­iné » par les acteurs. Il a une affaire avec eux. Et il quitte la salle avec un sen­ti­ment de perte : il souhait­erait retrou­ver ce genre de per­son­nage dans le monde extérieur. Il trou­ve rarement autant d’authenticité dans la vie. Si on voulait être méchant, on pour­rait dire : un tel théâtre est un sémi­naire péd­a­gogique à car­ac­tère méta­physique pour spé­cial­istes du com­porte­ment. L’acteur com­pose les chiffres, le spec­ta­teur les déchiffre. L’acteur épelle le lan­gage du corps, le spec­ta­teur le lit. Et du monde de la foi est emprun­té le respect avec lequel nous décou­vrons « l’écriture » du dieu de la mise en scène dans les gestes de ses acteurs.

Le théâtre « pornographique », par con­tre, n’a pas l’intention de lire les pen­sées de ses pro­tag­o­nistes. Il veut plutôt faire décou­vrir les arrière-pen­sées ; il en fait des gros titres. Il n’entraîne pas l’envie d’observer les gens, il met plutôt en garde con­tre une prox­im­ité avec ces gens. Ce n’est pas un théâtre qui fait naître l’espoir et en par­le. C’est un théâtre qui s’accomplit au moment même où il le détru­it.

Là où le théâtre éro­tique mendie tout le temps un sur­sis ( avant l’accomplissement, avant le démasquage, avant la chute), le meilleur ou le pire s’est déjà passé dans le théâtre de Cas­torf. Là où le théâtre éro­tique fait sup­pos­er que tout est encore pos­si­ble entre les hommes, le théâtre de Cas­torf sug­gère qu’en dehors de l’éclat, il n’y a plus grand-chose qui peut se pass­er. Le théâtre éro­tique met en scène des hommes du pos­si­ble. Le théâtre non éro­tique met en scène des hommes de l’impossible. Les per­son­nages du théâtre éro­tique ne se décou­vriront peut-être jamais, ceux du théâtre non éro­tique se con­nais­sent trop bien. Si la thèse d’Henri Berg­son est juste, à savoir que l’humour est lié à une attente non accom­plie, on com­prend mieux l’humour fatigué ( les inep­ties fiévreuses, les froids calem­bours) du théâtre non éro­tique : c’est la ren­con­tre de gens dont les attentes ont été comblées dans le pire des sens.

Le théâtre post-éro­tique ne croit plus à la lis­i­bil­ité de l’homme, au tra­vail déli­cat de déchiffrage d’âmes sœurs, au théâtre des sen­ti­ments pro­fonds. La rai­son en est qu’il ne croit plus au bon vieil indi­vidu. Comme l’auteur satirique utilise la colère, la sournois­erie et la haine pour pleur­er sur le méchant monde qui l’entoure et la perte du bon vieux monde, ain­si le théâtre mod­erne se sert des moyens de la pornogra­phie pour pleur­er sur la perte de l’individu. Le met­teur en scène Einar Schleef a dit : « Dans le théâtre tra­di- tion­nel, l’acteur doit accom­plir le rêve de l’individu. Mais où est l’individu aujourd’hui ? Chez moi, il n’y a pas d’individu – il y a moi et le poste de télévi­sion. » Pas d’individu, pas de chez soi. Le patient est assez mort. C’est une inter­pré­ta­tion bien­veil­lante de la morale du théâtre à l’aspect pornographique de Cas­torf. Il ne trompe pas le patient sur son état. Il ne met pas en scène des séduc­teurs au sujet desquels nous pour­rions nous enflam­mer. Il met des non-morts sur la scène qu’on oblige à cop­uler sous une ruée de coups dans sa mise en scène TRAUER MUSS ELEKTRA TRAGEN (LE DEUIL SIED À ÉLECTRE) de Eugène O’Neill, l’amant de la mère est pénétré jusqu’à la mort par le fils). L’individu, selon le théâtre non éro­tique, ne se trou­ve plus en con­flit trag­ique avec la société ou les dieux, mais lutte avec ses instru­ments : il est en train d’être élim­iné par ses pro­pres inven­tions. Il est entouré de fan­tômes médi­a­tiques qui le dépassent et l’ensorcellent. Il est l’esclave scan­né, pix­elisé, frag­men­té, cloné des marchés et des sci­ences de la vie. Il est encer­clé de sous-enten­dus : pra­tique­ment tout le monde à qui il est livré fait sem­blant de savoir exacte­ment où les choses vont pour lui. Le héros du théâtre cas­tor­fien est l’homme pré­ten­tieux, le nain dans les griffes de l’appareillage. Ses per­son­nages sont encer­clés par les con­traintes comme l’officier du réc­it La Colonie péni­ten­ti­aire de Kaf­ka qui est coincé dans sa machine de tor­ture, dans laque­lle il se meurt, de son pro­pre gré, nu et presque voluptueuse­ment.

Dans toutes ses mis­es en scène récentes, Cas­torf utilise des caméras, des écrans, des moni­teurs qui ouvrent pour nous une deux­ième, troisième, voir une qua­trième per­spec­tive de ce qui se passe sur la scène. Ses per­son­nages sont assis dans des con­tain­ers de Big Broth­er ; ils sont entourés d’un monde médi­a­tique mon­trant des exem­ples et des imi­ta­tions : ils sont là, et là est le poste de télévi­sion. Alors que l’acteur éro­tique peut rester un indi­vidu mys­térieux, l’acteur de Cas­torf fait par­tie d’une froide par­touze mise en scène pour un marché de voyeurs qui a peut-être cessé d’exister depuis longtemps. Alors que l’acteur éro­tique d’un réal­isme psy­chologique peut encore croire à une con­fronta­tion mythique – l’individu con­tre l’univers –, on ne peut plus par­ler d’individus dans le théâtre non éro­tique, plutôt de per­son­nages à com­porte­ment bizarre qui se dis­putent la présence. Ils sont face à un enfer de mirages, d’imitations médi­a­tiques et, dans le meilleur des cas, ils réus­sis­sent à être admis dans cet enfer.

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Peter Kümmel
Peter Kümmel est actuellement rédacteur responsable des pages théâtre dans l’hebdomadaire allemand Die Zeit à...Plus d'info
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