Première publication dans Die Zeit, 6 février 2003, Hambourg.
LORS D’UNE INTERVIEW avec l’hebdomadaire Die Zeit (no 23 / 2000), Botho Strauss déclarait qu’il n’était plus intéressant pour le théâtre allemand en tant que dramaturge : les arts de la scène l’avaient dépassé. Il s’estimait érotique en tant qu’auteur, mais avait l’impression que les théâtres étaient entre les mains des pornographes. Cette réflexion ne laisse pas indifférent. Elle suscite des contradictions, mais surtout des questions. Il faut se demander, par exemple, dans quel camp on se situe soi-même, est-on érotique ou pornographe ? Et que penserait Botho Strauss du théâtre allemand dans le détail ? Luc Bondy, Andrea Breth, Peter Zadek, Dieter Dorn ? Les derniers érotiques. Frank Castorf ? Johann Kresnik ? Luk Perceval ? Einar Schleef ? Probablement des pornographes.
Laissons cela de côté. Nous ne voulons pas opposer un artiste à un autre. Toutefois, nous aimerions formuler une thèse. Le temps des érotiques dans le théâtre allemand est révolu. À leur place, ce n’est pas le pornographe qui a pris le pouvoir, mais le non érotique ( ou sa version plus dure, le faux pornographe). Le non érotique utilise parfois des moyens pornographiques, ce qui amène le spectateur à le confondre avec un pornographe. Sous son pouvoir, une façon de jeu a gagné les scènes allemandes que l’on pourrait qualifier de théâtre post-érotique.
Depuis des années, leur chef de file est le metteur en scène Frank Castorf. Ce qui qualifie le théâtre de Castorf peut être décrit le plus clairement en le comparant à son opposé, le théâtre érotique. Dans le théâtre érotique, chaque petite nuance du texte suscite dans l’esprit du comédien une réaction intérieure qui trouve une expression extérieure. Le corps du comédien est un tableau ambulant de l’anatomie, de la psychologie et de la sociologie, il semble être entouré d’un nombre incalculable de liens vers d’autres sites et de notes de bas de page sur lesquels il suffirait de cliquer pour apprendre tout sur le person- nage interprété. Le comédien dévoile le personnage en le rendant de plus en plus complexe ; en lui collant les indices de la vie, il le rend transparent jusque dans son for intérieur.
Ce que Botho Strauss appelle théâtre érotique est une sorte de séance publique de lecture des pensées : le public peut assister au processus qui se passe sur la scène lorsque des caractères riches et énigmatiques s’éclairent et se découvrent couche par couche. Ils sont des « penseurs-radar » dans le sens de Gottfried Benn. Le théâtre érotique propose une lecture collective de mondes intérieurs particuliers. Dans le meilleur des cas, le spectateur sera séduit ; il sera « contaminé » par les acteurs. Il a une affaire avec eux. Et il quitte la salle avec un sentiment de perte : il souhaiterait retrouver ce genre de personnage dans le monde extérieur. Il trouve rarement autant d’authenticité dans la vie. Si on voulait être méchant, on pourrait dire : un tel théâtre est un séminaire pédagogique à caractère métaphysique pour spécialistes du comportement. L’acteur compose les chiffres, le spectateur les déchiffre. L’acteur épelle le langage du corps, le spectateur le lit. Et du monde de la foi est emprunté le respect avec lequel nous découvrons « l’écriture » du dieu de la mise en scène dans les gestes de ses acteurs.
Le théâtre « pornographique », par contre, n’a pas l’intention de lire les pensées de ses protagonistes. Il veut plutôt faire découvrir les arrière-pensées ; il en fait des gros titres. Il n’entraîne pas l’envie d’observer les gens, il met plutôt en garde contre une proximité avec ces gens. Ce n’est pas un théâtre qui fait naître l’espoir et en parle. C’est un théâtre qui s’accomplit au moment même où il le détruit.
Là où le théâtre érotique mendie tout le temps un sursis ( avant l’accomplissement, avant le démasquage, avant la chute), le meilleur ou le pire s’est déjà passé dans le théâtre de Castorf. Là où le théâtre érotique fait supposer que tout est encore possible entre les hommes, le théâtre de Castorf suggère qu’en dehors de l’éclat, il n’y a plus grand-chose qui peut se passer. Le théâtre érotique met en scène des hommes du possible. Le théâtre non érotique met en scène des hommes de l’impossible. Les personnages du théâtre érotique ne se découvriront peut-être jamais, ceux du théâtre non érotique se connaissent trop bien. Si la thèse d’Henri Bergson est juste, à savoir que l’humour est lié à une attente non accomplie, on comprend mieux l’humour fatigué ( les inepties fiévreuses, les froids calembours) du théâtre non érotique : c’est la rencontre de gens dont les attentes ont été comblées dans le pire des sens.
Le théâtre post-érotique ne croit plus à la lisibilité de l’homme, au travail délicat de déchiffrage d’âmes sœurs, au théâtre des sentiments profonds. La raison en est qu’il ne croit plus au bon vieil individu. Comme l’auteur satirique utilise la colère, la sournoiserie et la haine pour pleurer sur le méchant monde qui l’entoure et la perte du bon vieux monde, ainsi le théâtre moderne se sert des moyens de la pornographie pour pleurer sur la perte de l’individu. Le metteur en scène Einar Schleef a dit : « Dans le théâtre tradi- tionnel, l’acteur doit accomplir le rêve de l’individu. Mais où est l’individu aujourd’hui ? Chez moi, il n’y a pas d’individu – il y a moi et le poste de télévision. » Pas d’individu, pas de chez soi. Le patient est assez mort. C’est une interprétation bienveillante de la morale du théâtre à l’aspect pornographique de Castorf. Il ne trompe pas le patient sur son état. Il ne met pas en scène des séducteurs au sujet desquels nous pourrions nous enflammer. Il met des non-morts sur la scène qu’on oblige à copuler sous une ruée de coups dans sa mise en scène TRAUER MUSS ELEKTRA TRAGEN (LE DEUIL SIED À ÉLECTRE) de Eugène O’Neill, l’amant de la mère est pénétré jusqu’à la mort par le fils). L’individu, selon le théâtre non érotique, ne se trouve plus en conflit tragique avec la société ou les dieux, mais lutte avec ses instruments : il est en train d’être éliminé par ses propres inventions. Il est entouré de fantômes médiatiques qui le dépassent et l’ensorcellent. Il est l’esclave scanné, pixelisé, fragmenté, cloné des marchés et des sciences de la vie. Il est encerclé de sous-entendus : pratiquement tout le monde à qui il est livré fait semblant de savoir exactement où les choses vont pour lui. Le héros du théâtre castorfien est l’homme prétentieux, le nain dans les griffes de l’appareillage. Ses personnages sont encerclés par les contraintes comme l’officier du récit La Colonie pénitentiaire de Kafka qui est coincé dans sa machine de torture, dans laquelle il se meurt, de son propre gré, nu et presque voluptueusement.
Dans toutes ses mises en scène récentes, Castorf utilise des caméras, des écrans, des moniteurs qui ouvrent pour nous une deuxième, troisième, voir une quatrième perspective de ce qui se passe sur la scène. Ses personnages sont assis dans des containers de Big Brother ; ils sont entourés d’un monde médiatique montrant des exemples et des imitations : ils sont là, et là est le poste de télévision. Alors que l’acteur érotique peut rester un individu mystérieux, l’acteur de Castorf fait partie d’une froide partouze mise en scène pour un marché de voyeurs qui a peut-être cessé d’exister depuis longtemps. Alors que l’acteur érotique d’un réalisme psychologique peut encore croire à une confrontation mythique – l’individu contre l’univers –, on ne peut plus parler d’individus dans le théâtre non érotique, plutôt de personnages à comportement bizarre qui se disputent la présence. Ils sont face à un enfer de mirages, d’imitations médiatiques et, dans le meilleur des cas, ils réussissent à être admis dans cet enfer.