Du théâtre dans une Grèce en crise

Compte rendu

Du théâtre dans une Grèce en crise

Le 19 Fév 2016
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Peut-être nous habituons-nous à vivre « dans la crise », peut-être en enten­dons-nous par­ler jour après jour, peut-être nous désolons-nous de ses effets, peut-être nous en con­solons-nous, peut-être la crise s’est-elle instal­lée au cœur de notre quo­ti­di­en, peut-être est-elle dev­enue « nor­male », peut-être atten­dons-nous qu’elle passe, peut-être cher­chons-nous des thérapies…  Mal ? Acci­dent ? Ou alors, un mode de ges­tion : « la ges­tion par la crise comme levi­er de change­ment » ? Un témoignage de Grèce, par Athé­na Stour­na, vient nour­rir la ques­tion.

Athé­na-Hélène Stour­na est scéno­graphe et chercheuse. Doc­teure d’Études théâ­trales (Paris III, Sor­bonne-Nou­velle), elle enseigne à l’Université ouverte de Chypre et à l’École des arts appliqués d’Athènes. Elle est direc­trice artis­tique de la Com­pag­nie Oky­pus.

L’année 2010 mar­que le début de la crise économique pour la Grèce. Cette crise est aus­si poli­tique, mar­quant une rup­ture dans le sys­tème de valeurs et met­tant à mal la démoc­ra­tie elle-même. Toutes les cer­ti­tudes que le pays a forgées après la chute de la dic­tature des colonels et le retour à la démoc­ra­tie (1974) s’effondrent. Ceci amène un besoin d’autocritique, un effort de com­pren­dre d’un point de vue his­torique, poli­tique, cul­turel et éthique. Nous éprou­vons le besoin de redéfinir notre iden­tité nationale et de dévelop­per une con­science col­lec­tive.

Faire du théâtre est devenu de plus en plus dif­fi­cile, voire impos­si­ble. À cause de la sus­pen­sion de nom­breuses sub­ven­tions par l’État ain­si que des nou­velles exi­gences en matière d’impôts, beau­coup de com­pag­nies ont dû cess­er leur activ­ité. Pire encore, nous avons assisté à la fer­me­ture de théâtres dirigés de longue date par des met­teurs en scène de renom tels Anto­nis Anty­pas, Gior­gos Michai­lidis et Spiros Evan­ge­latos, entre autres.

Les théâtres munic­i­paux, fondés pour la plu­part dans les années 1980, sont aujourd’hui à l’état mori­bond. Quant à notre pat­ri­moine cul­turel, il faut aus­si compter la fer­me­ture du Musée du théâtre, de la Bib­lio­thèque et des Archives nationales des Arts du spec­ta­cle, ce qui rend l’étude du phénomène théâ­tral prob­lé­ma­tique pour les chercheurs. Pro­fes­sion­nelle­ment, seuls 5% des acteurs touchent un salaire et cela devient pire encore pour les autres pro­fes­sion­nels, les scéno­graphes, par exem­ple.

Mal­gré le change­ment de gou­verne­ment et un exé­cu­tif dit de gauche duquel on pour­rait atten­dre une plus grande sen­si­bil­ité envers les arts, il n’y a tou­jours pas de plan alter­natif pour soutenir le théâtre non insti­tu­tion­nel. Les seuls théâtres à recevoir des sub­ven­tions sont le Théâtre nation­al et le Théâtre d’État de Grèce du nord. Or, en rai­son du cli­mat poli­tique insta­ble, les directeurs de ces théâtres sont rem­placés l’un après l’autre. Dès lors, il n’y a pas de pro­gram­ma­tion sta­ble ni de ligne esthé­tique pré­cise dans les deux scènes nationales.

Au beau milieu de la crise, le Cen­tre cul­turel Onas­sis a ouvert ses portes. Il devient l’endroit où beau­coup de com­pag­nies trou­vent refuge et con­stitue donc l’institution qui, pour la plu­part des gens, garde le mono­pole de la cul­ture. S’opère ain­si une sorte de con­trôle sur la pro­duc­tion théâ­trale car il s’agit d’une insti­tu­tion privée, assez éli­tiste, liée à la classe dirigeante. En d’autres ter­mes, une totale lib­erté d’expression, une façon plus rad­i­cale de mon­tr­er des choses, devi­en­nent dif­fi­ciles.

Pour­tant, les artistes grecs mon­trent un besoin féroce de con­tin­uer à créer de nou­veaux spec­ta­cles et de rester act­ifs dans le domaine théâ­tral. C’est le cas de notre com­pag­nie, « Oky­pus » (qui sig­ni­fie en grec antique « l’homme aux pieds rapi­des ») – une com­pag­nie mul­ti­cul­turelle com­posée d’artistes provenant de Grèce et de dif­férents pays d’Amérique Latine (Argen­tine, Chili et Colom­bie, entre autres). Après la créa­tion de qua­tre spec­ta­cles entre 2007 et 2012, nous avons dû arrêter notre activ­ité, avec bien sûr un pro­fond désir de repren­dre un jour, quand le cli­mat sera plus favor­able pour les arts en Grèce.

Il est évidem­ment douloureux pour un artiste de ne pas pou­voir s’exprimer. Il s’agit d’un état d’inertie, d’un état mori­bond, où, de plus, on se sent muselé. Et surtout, parce que les con­di­tions de vie s’aggravent, on se dit qu’en tant qu’artistes, on aurait dû se défendre, pren­dre posi­tion et agir avec notre art…

Cette force créa­trice sous-ali­men­tée, le besoin de retrou­ver un pub­lic et de partager nos aven­tures théâ­trales ont trou­vé un exu­toire sous les tentes de réfugiés où nous¹ sommes inter­venus à deux repris­es pri­or­i­taire­ment en direc­tion des enfants. D’abord, sur la Place Syn­tag­ma, la place cen­trale d’Athènes, en novem­bre 2014, devant un groupe de réfugiés syriens qui a cam­pé là pour deman­der l’asile poli­tique. Puis, en décem­bre 2015, au Cen­tre d’accueil tem­po­raire d’Eléonas, une struc­ture qui accueille les réfugiés et émi­grés de pas­sage, située dans un quarti­er indus­triel d’Athènes.

Le but prin­ci­pal est de faire vivre la « magie » du spec­ta­cle vivant. Puisque l’on ne peut pas prévoir une tra­duc­tion simul­tanée, la forme de com­mu­ni­ca­tion par la parole et la com­préhen­sion de la langue ne sont pas impor­tantes, tant qu’il y a cette énergie spé­ciale, émanant de la com­mu­ni­ca­tion des regards entre acteurs et spec­ta­teurs, de la musique, des images et de la danse,

Ce qui déter­mine ce type d’interventions est surtout le car­ac­tère éphémère et urgent : on ne peut rien plan­i­fi­er à l’avance. On peut jouer sous la pluie ou dans le froid. L’esthétique est for­cé­ment celle d’un théâtre « pau­vre », un sac en papi­er pou­vant devenir un cha­peau… Le plus impor­tant, c’est ce « grand mer­ci » qui vient des deux côtés, sans paroles, avec peut-être un geste, mais surtout avec les yeux, puisqu’on ne par­le pas la même langue… 

Athé­na-Hélène STOURNA

  1. 1. Les personnes qui ont participé à ces interventions sont : les actrices Mariana Kútulas Vrsalović et Iliana Pazarzi, le musicien Herman Mayr, le poète et auteur dramatique Stamatis Polenakis, la scénographe et artiste vidéo Emmanuela Voyatzaki Krukowski, le designer Juan Pablo Moriatis, le philologue comparatiste Mohamed Abbas et la scénographe Athéna Stourna.
     couv AT126Le numéro 126-127 d'Alternatives théâtrales (octobre 2015) contient un texte d'Anastassia Politi : Théâtres en Grèce aujourd'hui: entre le sens citoyen et le sens du sacré, la résistance s'organise, disponible gratuitement en pdf. 
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Nancy Delhalle
Nancy Delhalle est professeure à l’Université de Liège où elle dirige le Centre d’Etudes et...Plus d'info
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