Les Marchands, tragédie contemporaine
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Les Marchands, tragédie contemporaine

Le 28 Nov 2007
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 94-95 - Lars Norén
94 – 95
Article fraîchement numérisée
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« On doit gag­n­er sa vie avec amour. Mais tout comme on dit que 99 % des marchands échouent, de même la vie des gens en général, mesurée à cette aune,est un échec, et l’on peut prédire la ban­quer­oute à coup sûr. »1

La Vie sans principe, Hen­ry David Thore­au

Joël Pom­mer­at a écrit Les Marchands, pièce pub­liée aux édi­tions Actes Sud2, puis il l’a mise en scène en 2006. Comme à l’accoutumée, il écrit et met en scène ses pro­pres textes3. Joël Pom­mer­at est auteur de théâtre, c’est-à-dire qu’il écrit pour le plateau — sur le plateau — avec ses acteurs, avec des mots, des sons et de la lumière. Il crée ses spec­ta­cles au sein de la com­pag­nie Louis Brouil­lard, fondée en 1991. Brouil­lard, ça lui va bien. C’est un mot qu’il prononce sou­vent, ain­si que piège, masqué, mys­tère… Il n’aime pas les choses qui tien­nent debout trop facile­ment4, se décryptent immé­di­ate­ment. Il n’est pas dupe de la com­plex­ité du monde et ne cherche pas à la restituer dans une seule image. Il voudrait mon­tr­er les vis­ages tels qu’on les imag­ine en décou­vrant les per­son­nages d’un roman, flous. Il cherche à restituer théâ­trale­ment le flou du monde et des gens, pour approcher la vérité. De pièce en pièce, il s’en rap­proche. Les Marchands— mag­nifique5 — est le troisième volet d’une trilo­gie ouverte par Au Monde — mag­nifique6. C’est donc à cette tragédie mag­nifique et floue que nous allons nous intéress­er ici, à sa manière de dénon­cer le monde du tra­vail sans l’énoncer claire­ment, à sa façon de le représen­ter sur scène — en loin­tain écho aux Temps Mod­ernes de Char­i­ot. En moins drôle aus­si. Même si, avec Pierre-Yves Cha­palain, un des acteurs réguliers de la com­pag­nie, on peut con­sid­ér­er qu’au-delà du car­ac­tère trag­ique des spec­ta­cles de Joël Pom­mer­at, qui ne per­met certes pas de rire aux éclats, on peut y « sourire, oui, et rire aus­si, rire, oui. Ce n’est pas gai mais ce n’est pas à se pen­dre, non ?»7

Ouverture au monde

De pièce en pièce, donc, le théâtre de Pom­mer­at s’élargit, s’ouvre au monde, à ses aspects comique et trag­ique, à ses intérieurs et à ses extérieurs. Dra­maturge de l’intime, pein­tre de l’humain, ana­lyste des rap­ports famil­i­aux — mais pour ce qu’ils font remon­ter à la sur­face —, il s’est mis au fil du temps à camper ses fig­ures dans une réal­ité poli­tique, économique, aux con­tours plus con­crets — selon lui, il ne fait qu’appeler un chat un chat —, à sa manière poé­tique, sur le mode de l’étrangeté. Dans une esthé­tique du brouillard.Les Marchands nous par­le de gens ordi­naires qui exer­cent un tra­vail ordi­naire dans un monde quine l’est pas. « C’était quelqu’un qui était enseveli sous le manque d’argent »8 — dit la nar­ra­trice à pro­pos de son amie qui n’a pas de tra­vail. « C’était comme une mis­ère d’un autre temps dans un décor très mod­erne. Ce qui lui man­quait par-dessus tout, c’était un travail.Si on ne tra­vaille pas, alors on ne se sent pas vivre. »9 Dans cette tragédie con­tem­po­raine10, c’est le dieu « économie » qui dirige les des­tins d’individus con­traints

à tra­vailler pour juste tenir debout ; et ce sont les morts qui prophé­tisent l’avenir, enjoignent au sac­ri­fice humain. Il y est essen­tielle­ment ques­tion de la place que le tra­vail occupe dans nos vies : le prob­lème, c’est d’en avoir ou pas, d’être ou ne pas être, grâce à lui, à cause de lui, pour lui. Sous la forme d’une fable ironique et trag­ique, Les Marchands abor­de les affaires d’une vie « nor­male » sur fond d’événements sur­na­turels.

L’enchaînement des malheurs

Les Marchands est tis­sé d’une suite de drames qu’on hiérar­chise dif­fi­cile­ment. Une femme assurée du bon­heur d’avoir un emploi comme qua­si­ment tout le monde dans la région, doit affron­ter un grave prob­lème de san­té, lié à son activ­ité pro­fes­sion­nelle : « Dès que je ren­trais chez moi après le tra­vail une cer­taine souf­france de mon dos com­mençait à se man­i­fester et j’aurais hurlé je l’avoue… »11 ; l’usine Norscilor va fer­mer et entraîn­er la sup­pres­sion de ce bassin d’emplois ; une mère va tuer son fils pour « sauver » l’entreprise ; l’entreprise, qui va finale­ment rou­vrir ses portes, fab­rique des armes qui tuent mas­sive­ment — un téléviseur d’où sor­tent les morts et les infor­ma­tions annon­cent qu’on dénom­bre les survivants…Cette vision som­bre de l’état des choses et du monde rap­pelle un des élé­ments de déf­i­ni­tion de la tragédie grecque, « l’idée selon laque­lle il est préférable de ne pas naître. »12 Dans son arti­cle inti­t­ulé « Une philoso­phie de la tragédie », Sam Ijs­sel­ing rap­porte que le pes­simisme était vain­cu, chez les Grecs, par la reli­gion et l’art, vain­cu par le théâtre qui leur fai­sait office de miroir, leur faisant décou­vrir la réal­ité telle qu’elle était en l’exposant à la cri­tique. C’est ce que fait Joël Pom­mer­at en l’exposant à notre juge­ment critique.Les Grecs croy­aient égale­ment et sans réserve au des­tin, à l’enchaînement des cat­a­stro­phes sans fin, pen­sant que les lots de bon­heur et de mal­heur étaient attribués par la voix du divin. Selon Sam Ijs­sel­ing encore, l’origine du Mal est une ques­tion qui han­tait les tragé­dio­graphes, et hante encore les philosophes. Elle intéresse vis­i­ble­ment Joël Pom­mer­at aus­si : « Je com­mence vrai­ment à me deman­der si un angle de vue pour abor­der ce que j’écris n’est pas la ques­tion du bien et du mal. Il n’y a pas qu’une seule façon de car­ac­téris­er mon tra­vail, mais c’en est une qui le car­ac­térise assez bien. »13 Dans Les Marchands, les gens peu­vent bien souf­frir sur terre puisqu’il existe un monde après celui-ci. C’est l’hypothèse for­mulée par la femme qui n’a pas d’emploi, pas d’argent, mais un imag­i­naire débor­dant. Selon elle, nous vivri­ons dans un monde qui n’est pas vrai et dans lequel nous nous imag­ine­r­i­ons en train de vivre, où la mort serait le monde vrai où

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Écrit par Sylvie Martin-Lahmani
Pro­fesseure asso­ciée à la Sor­bonne Nou­velle, Sylvie Mar­tin-Lah­mani s’intéresse à toutes les formes scéniques con­tem­po­raines. Par­ti­c­ulière­ment atten­tive aux...Plus d'info
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