DIALOGUE D’EXILÉS au Théâtre de la Vie

DIALOGUE D’EXILÉS au Théâtre de la Vie

Le 13 Jan 2004
Christian Crahay et René Hainaux dans DIALOGUES D'EXILÉS de Bertolt Brecht, mise en scène de Herbert Rolland au Théâtre de la Vie à Bruxelles. Photo Anik Rubinfajer.
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En atteignant avec suc­cès, il n’y a guère, sa cen­tième représen­ta­tion au Théâtre de la Vie, ce texte de Brecht, conçu en un temps de crise majeure — le désas­tre his­torique de l’année 1940, qui con­sacre le tri­om­phe du fas­cisme en Europe après l’entrée des troupes hitléri­ennes à Paris sans coup férir — paraît une fois de plus affirmer ou con­firmer son atti­tude à franchir les épo­ques et à réu­nir de nou­veaux publics : tran­quille durée dont sont habituelle­ment créditées les œuvres dites clas­siques.
Or, d’une œuvre clas­sique, Dia­logue d’exilés n’a ni la struc­ture ni la fonc­tion. La pièce — à pren­dre plus que jamais au sens immé­di­at de morceau — pousse même à l’extrême ce théâtre anti-aris­totéli­cien hors norme qu’est le théâtre épique, ponc­tué par un principe d’interruption et régi par une tech­nique de mon­tage. Et d’abord : texte à lire ou texte à jouer ? Brecht s’est posé la ques­tion.
L’œuvre se con­stitue de séquences numérotées de I à XVIII, de dis­cus­sions agencées en chapitres thé­ma­tiques, au reg­istre large­ment ouvert, comme l’attestent leurs titres respec­tifs, sou­vent com­pos­ites, voire dis­parates, comme ceux des épisodes de romans baro­ques. Quant au con­cept de dia­logue, il con­vient à peine si par là on entend un enchaîne­ment de répliques pous­sant une action linéaire en avant. Le mot Gesprach dans Fluchtlings­ge­sprach se traduirait aus­si bien par con­ver­sa­tion ou entre­tien, ter­mes plus lâch­es aux­quels Diderot se réfère par­fois pour car­ac­téris­er les échanges sin­ueux, par­a­sités par les digres­sions, dans Jacques le fatal­iste et son maître : on sait que ce mod­èle, à la croisée du roman et du théâtre, inspi­ra Brecht.
Si le réc­it de Diderot est envahi de dia­logues en lib­erté, les dia­logues en lib­erté de Brecht, eux, sont envahis de réc­its. Les deux pro­tag­o­nistes, le physi­cien Zif­fel, fils rebelle de la bour­geoisie, et le pro­lé­taire Kalle, mil­i­tant ouvri­er, appuient leurs opin­ions et leurs réflex­ions sur de mul­ti­ples exem­ples, sources de micro-nar­ra­tions : expéri­ences, sou­venirs, anec­dotes, autant de petites his­toires sin­gulières qui font signe à la grande his­toire générale, ou plus exacte­ment qui se met­tent de biais par rap­port à elle, dont nul n’ignore qu’elle vient de bas­culer dans l’abîme.
Soit une « col­lec­tion de cas », écrit l’auteur quelque part, et ces cas relan­cent con­stam­ment le dia­logue en se bous­cu­lant les uns les autres. De proche en proche, le texte se recourbe sur lui-même comme pour se com­menter à l’infini. Chaque fois, loin de se fer­mer, il se rou­vre, passe à un degré supérieur ou revient à la tab­u­la rasa des com­mence­ments à neuf. Car il s’agit moins d’entériner un éter­nel retour du même que de libér­er la vie du détail, qui inter­roge le tout de la sit­u­a­tion.

Au Théâtre de la Vie, la mise en scène d’Herbert Rol­land, dis­crète et sobre, se veut trans­par­ente. Un podi­um, deux chais­es, deux petites tables de café cir­cu­laires, un porte-man­teau en bois, au fond, où s’enchâsse un poste de radio lui aus­si en bois : c’est à peine le buf­fet de la gare d’Helsinki, c’est surtout l’abstraction d’un lieu d’attente. Les deux exilés qui s’y ren­con­trent à inter­valles irréguliers en repar­tent tou­jours cha­cun de leur côté, sans se don­ner de ren­dez-vous pré­cis.
La TSF des années quar­ante ne déverse pas les nou­velles du monde, encore moins les aboiements du Führer, mais la musique diges­tive de la sen­ti­men­tal­ité Belle époque. Un leurre évidem­ment, qui accentue la soli­tude des deux coureurs de fond, car l’endroit équiv­aut en réal­ité à un no man’s land dépourvu d’âme, d’atmosphère, de Stim­mung, et lorsqu’à la fin les rares acces­soires sont aspirés par le haut vers les cin­tres, leur dis­pari­tion illus­tre bien leur absence de poids.
Les exilés, quant à eux, n’ont d’autre sol sous les pieds que la sur­face de leurs semelles, et leurs déplace­ments, sur le podi­um ou en bas de lui — pour aller par exem­ple jusqu’au pupitre où, acteurs épiques d’un texte à lire aus­si bien qu’à jouer, ils sor­tent en par­tie du rôle avant d’y entr­er à nou­veau — leurs déplace­ments, donc, revê­tent par­fois l’aspect d’une choré­gra­phie légère comme une danse sur un fil.

C’est en effet un lieu sus­pendu dans le vide que celui de l’exil, mais ce lieu con­vient bien au théâtre de la dis­tan­ci­a­tion : ver­frem­dung, où il y a fremd, étrange, étranger ; ver­frem­dungsef­fekt, effet de dépayse­ment, mais aus­si effet de désal­ié­na­tion, par rap­port à une nature sec­onde que l’on dit réi­fiée.

De la sit­u­a­tion d’exil, du jeu qui reste à l’exilé, Brecht donne à vrai dire deux ver­sions, l’une de basse inten­sité, l’autre de haute inten­sité. La pre­mière se man­i­feste dans l’épigraphe de Dia­logue d’exilés, une cita­tion de Wode­house dis­ant : « Il savait qu’il était encore en vie. Il ne pou­vait en dire plus. » La sec­onde, c’est la célébra­tion de l’émigration vue comme la meilleure école de la dialec­tique par le physi­cien Zif­fel :

« La meilleure école de la dialec­tique est l’émigration. Les dialec­ti­ciens les plus sagaces sont les réfugiés. Ils sont réfugiés par suite de change­ments et ils n’étudient que les change­ments. Des indices les plus min­imes, ils con­clu­ent aux événe­ments les plus grands à con­di­tion qu’ils aient de la rai­son. Quand leurs adver­saires tri­om­phent, ils cal­cu­lent com­bi­en la vic­toire rem­portée a coûté à ceux-ci, et pour les con­tra­dic­tions ils ont l’œil fin. Que vive la dialec­tique ! »

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Écrit par Philippe Ivernel
Philippe Iver­nel (1933 – 2016) était un chercheur, tra­duc­teur et uni­ver­si­taire français, spé­cial­iste recon­nu du théâtre alle­mand con­tem­po­rain. Pro­fesseur hon­o­raire...Plus d'info
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Par Philippe Ivernel
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