
Longtemps je n’ai envisagé de faire de films qu’avec M. B.
Dans ces films, qui furent des aventures de jeunesse, M. B. est au centre de l’image, quasi omniprésent. Point focal où son image, en regard de la caméra, focalise un regard — le mien, forcément. Je l’ai su, jusqu’à l’hallucination (le cinéma est hallucination) : M. B. était mon double. Mon Je dans la grammaire non codifiée du cinéma. Une présence le moins possible « physique », quand j’y repense, à la limite de l’abstraction. Une sorte d’idéal (pour moi) de ce que Deleuze nomme « le non-acteur professionnel »1 (pour le distinguer de l’acteur non professionnel qui tenta le néo-réalisme et, ajouterais-je, du « modèle » bressonien). Lignée Léaud. Deleuze parle d’« acteurs-médiums, capables de voir et de faire voir plus que d’agir »2.
Sauf qu’il y avait aussi, chez M. B., de l’acteur, et que tout résidait peut-être dans cette tension de chaque instant entre non-jeu et jeu, entre effacement (volontaire), blancheur imposée (par moi), et construction (sans personnage cependant, presque sans), jusqu’au possible lyrisme (mais suffisamment souligné pour qu’on perçoive la distance), jusqu’à la théâtralité. M. B. était aussi un « jeune premier » et, ne l’étant pas, ou m’imaginant ne pas l’être (de toute façon, je ne suis pas comédien), j’avais besoin, je crois, que mon double filmique le soit, ou de m’imaginer qu’il le soit. Une sorte de moi idéal, donc — projeté dans une figure qui me convenait : moi, mince à l’époque, en plus grand mais pas trop (je n’aurais pas pu me projeter dans une armoire à glace, par exemple), et mieux dessiné. Un « jeune premier » brechtien. M. B. jouait sur la frange étroite entre jeu et non-jeu. Son phrasé, très éloigné du « naturel » cinématographique, pouvait être théâtral. M. B. venait du théâtre. Et moi j’y allais, traversant le cinéma en direction du théâtre.
Longtemps j’ai écrit mes pièces (et aussi, étrangement, mes romans) en pensant à lui, et à une certaine qualité de « non-jeu » bien plus cinématographique que théâtral : une présence, un point focal, un centre évidé. Mais entre mes premières pièces et la première création d’une de mes pièces, M. B. avait cessé de jouer. Du reste, il avait déjà cessé de jouer lorsqu’il jouait dans mes films. Pour être précis, il avait cessé de jouer entre le deuxième et le troisième (il y en eut quatre, en ce temps-là ; il y en aurait encore un, beaucoup plus tard, sans lui, un accident en somme). Il avait cessé de jouer au théâtre mais se tolérait encore comme acteur au cinéma. Comme s’il tolérait la caméra mais ne supportait plus la présence, la sienne.
Il serait faux de dire que j’ai cessé de penser à lui ensuite. Je crois que je n’ai jamais cessé. J’ai fait le deuil de lui et les figures que je projette, écrivant pour le théâtre, doivent garder quelque chose, dans l’immatérialité propre à l’écriture, de l’acteur perdu. J’ai cessé de faire des films, ça oui.

