Création, transmission, expérience

Création, transmission, expérience

Le 31 Juil 2008

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 98 - Créer et transmettre
98
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« DANS L’ACTE DE trans­mis­sion, il y a deux dimen­sions d’un même mou­ve­ment : de celui qui trans­met vers celui qui reçoit, mais aus­si l’inverse. Celui qui enseigne est enseigné à son tour. C’est cette cir­cu­la­tion d’énergie qui invente du théâtre, qui per­met de trou­ver une forme. Cela se trans­forme en se trans­met­tant. Et moi, je ne peux savoir ce qui m’a été trans­mis que si je tente de le faire à mon tour. C’est une chaîne au ser­vice du plateau. (…) je préfère penser que l’école n’est pas der­rière moi — mais en avant. Un lieu néces­saire de retour à soi. À la con­quête de l’instrument » : ce sont les mots de Valérie Dréville, dans le court chapitre inti­t­ulé « Trans­met­tre le théâtre » qui clôt sig­ni­fica­tive­ment la CONVERSATION réu­nis­sant les deux artistes asso­ciés de cette édi­tion 2008 (Romeo Castel­luc­ci et elle-même) et les deux directeurs (Hort­ense Archam­bault et Vin­cent Bau­driller), que le Fes­ti­val d’Avignon a récem­ment pub­liée1. Créa­tion et trans­mis­sion s’articulent en une chaîne dynamique, cha­cune se nour­ris­sant de l’autre, et cette rela­tion dialec­tique, ce cer­cle vertueux, accom­pa­gne toute l’histoire de l’art du théâtre. Georges Banu fai­sait ain­si remar­quer que « à quelques excep­tions près, l’enseignement du théâtre émerge en même temps que la mise en scène qui lui accorde un rôle préémi­nent, (…) parce que la mise en scène fonde son pro­jet de renou­velle­ment du théâtre sur l’élaboration d’un acteur dif­férent »2, appelé à créer et non à seule­ment repro­duire, dans une péd­a­gogie per­son­nal­isée, et chaque fois réin­ven­tée. Activ­ité elle-même créa­trice, la trans­mis­sion appa­raît comme une autre scène — Vitez ne voy­ait-il pas en l’École « le plus beau théâtre du monde » ? —, intime et pro­tégée des regards, où se posent autrement les mêmes enjeux que ceux qui tra­vail­lent les répéti­tions et les représen­ta­tions. Et, exer­ci­ce d’identification de son art en même temps que de déplace­ment, elle offre à celui qui trans­met comme à celui qui apprend un lieu où cern­er sa pra­tique et son iden­tité en les réin­ven­tant, en se réin­ven­tant.

La ques­tion de la trans­mis­sion s’est tout d’abord imposée à nous, pour ce numéro accom­pa­g­nant le Fes­ti­val d’Avignon 2008, avec la présence de Valérie Dréville comme artiste asso­ciée : fig­ure exem­plaire d’une actrice qui s’est con­stru­ite (et se con­stru­it encore) par l’apprentissage auprès de « maîtres » sans pour autant s’inscrire dans la fil­i­a­tion d’un seul, qui n’a pas été mod­elée par un mais s’est for­mée en tis­sant une trame sin­gulière au fil de ses expéri­ences de com­pagnon­nage avec Vitez, Régy ou Vas­siliev ; un chemin de théâtre où se sont artic­ulés l’apprendre et le faire, l’école ou l’atelier et la créa­tion, et qui a éveil­lé chez elle l’envie, ou plus encore la néces­sité, de pour­suiv­re la chaîne en étant passeuse à son tour, de trans­met­tre ce qu’elle a reçu, et qui, trans­for­mé, assim­ilé, incor­poré et appro­prié, est devenu sien.

Plus large­ment, il se trou­ve que cet enjeu de la trans­mis­sion est aujourd’hui d’actualité pour toute une généra­tion d’artistes français (mais aus­si étrangers) — en gros, celle émergée dans les années 90 — très présente en Avi­gnon cette année. Or, cette généra­tion a pré­cisé­ment longtemps déploré, et sou­vent même dénon­cé, le fait que la généra­tion précé­dente n’ait pas assuré à son égard de véri­ta­ble trans­mis­sion — péd­a­gogique, mais aus­si insti­tu­tion­nelle. Bien sûr, cer­taines fig­ures échap­pent, à ses yeux, à cette accu­sa­tion (Vitez, Régy, Vin­cent, Gabi­ly et autres « pères » de théâtre), mais le dis­cours général (qui recoupe, en fin de compte, un ressen­ti­ment généra­tionnel que l’on retrou­ve à d’autres niveaux de la société) est bien celui d’une chaîne inter­rompue, d’une pas­sa­tion qui a fait défaut. Mais main­tenant que cette généra­tion se retrou­ve, « nel mez­zo del cam­min di {sua} vita » (pour citer Dante, à l’honneur en Avi­gnon cette année), sur le devant de la scène et aux com­man­des insti­tu­tion­nelles, se présente à elle le dan­ger de repro­duire ce qu’elle avait dénon­cé… Elle est donc amenée à se pos­er à son tour la ques­tion de la trans­mis­sion, et de la respon­s­abil­ité qu’elle représente tout autant que celle de ses modal­ités. Car il ne s’agira pas for­cé­ment de s’instaurer en maîtres — la fig­ure est poten­tielle­ment écras­ante, et elle ne peut naître que d’un par­cours et dans des cadres bien spé­ci­fiques —, mais plus large­ment d’inventer et d’éprouver les formes et les espaces de sa pro­pre trans­mis­sion, dans le cadre de l’institution ou en marge d’elle, pleine­ment désignée comme enseigne­ment ou se situ­ant au-delà ou en deçà, s’effectuant au détour d’autres ren­con­tres et échanges.

Inter­roger l’espace et les enjeux de la trans­mis­sion nous a bien sûr amenés, dans ce numéro, à con­vo­quer quelques fig­ures de « maîtres », de péd­a­gogues, œuvrant dans l’espace de l’école ou du lab­o­ra­toire, dans le cadre de ce que Georges Banu nomme la « péd­a­gogie frontal­ière »3 (qu’il dis­tingue de la « péd­a­gogie de l’intérieur », celle des répéti­tions), et de son artic­u­la­tion avec le temps de la créa­tion. Vitez revient alors, fig­ure tutélaire, ain­si que Vas­siliev ou Del­cu­vel­lerie. En explo­rant les pra­tiques et les expéri­ences péd­a­gogiques, ce numéro pro­longe ain­si, d’une cer­taine manière, le numéro qu’Alter­na­tives théâ­trales avait con­sacré en 20014 à ce que nous avions alors appelé les « Penseurs de l’enseignement ». Mais il entend aus­si abor­der d’autres lieux et d’autres aspects de la trans­mis­sion, qui peu­vent advenir non seule­ment en vue de la créa­tion mais dans et par celle-ci, et qui, pour ne pas se nom­mer ni se penser a pri­ori, juste­ment, comme péd­a­gogie, n’en sont pas moins vivants. Des pra­tiques où, hors du strict cadre péd­a­gogique et du rap­port enseignant/enseigné, ou par le con­tourne­ment et le dépasse­ment de ceux-ci, s’articule dans la recherche et l’invention d’une œuvre le faire et le trans­met­tre sans que la for­ma­tion se donne comme l’objet, pre­mier ou même inavoué, du pro­jet. Et à tra­vers cela, il s’agit finale­ment de ques­tion­ner ce qui se trans­met par la créa­tion, dans toute créa­tion. Un pro­jet comme celui de Partage de midi, pour ne pren­dre que cet exem­ple sin­guli­er, nous parais­sait pos­er des ques­tions de cet ordre : pro­jet d’acteurs sans met­teur en scène ou « leader », rassem­blant des indi­vid­u­al­ités aux par­cours per­son­nels très forts et dif­férents (mais se con­nais­sant cepen­dant, et unies par un désir com­mun de cette ren­con­tre), il s’agit bien d’un pur pro­jet de créa­tion, col­lec­tif ; il nous sem­blait cepen­dant que dans ce temps de tra­vail, et peut-être dans les représen­ta­tions qui en découleraient, quelque chose de l’ordre de la trans­mis­sion allait for­cé­ment œuvr­er souter­raine­ment, en rien sous la forme d’un enseigne­ment mais dans l’acte même de la con­fronta­tion et de la cir­cu­la­tion des expéri­ences et des par­cours ain­si mis en com­mun. Trans­mis­sion dif­fuse, peut-être incon­sciente, trans­mis­sion par le com­pagnon­nage autour d’un pro­jet et d’une forme à créer, trans­mis­sion « par con­tiguïté »5, mais sans doute tout aus­si réelle et créa­trice.

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Écrit par Christophe Triau
Essay­iste, dra­maturge et est pro­fesseur en études théâ­trales à l’Université Paris Nan­terre, où il dirige l’équipe Théâtre de...Plus d'info
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