Ce texte a été publié dans le programme de la pièce DÉTAILS (Dramaten, Le Théâtre Royal, Stockholm, 2003).
Comment reconnaît-on un bon auteur dramatique ? À ce qu’il nous propose évidemment. Mais aussi à sa manière de procéder…
Ibsen élabore méthodiquement un puzzle compliqué avec les répliques les plus banales sur la personne qui vient d’arriver en bateau à vapeur ou sur ce qu’est devenue la vieille sœur boiteuse, par exemple. Les conflits se répartissent graduellement, à mesure que la catastrophe approche. Strindberg, lui, écrit plus intuitivement, il cache ses intentions derrière un dialogue sans plan apparent. Le fil conducteur de la pièce n’est pas aussi cohérent Lars Norén se rapproche certainement plus de Strindberg. Il a la même intuition innée de la dramaturgie, il n’a pas besoin d’expositions détaillées, le dialogue fait des étincelles dès le début comme un câble à haute tension. Mais entre les deux auteurs il y a la provocation instaurée par le théâtre moderne à la dramaturgie classique. Il a certainement beaucoup appris du grand Suédois de la fin du dix-neuvième siècle. Pourtant le lien n’est pas si évident.
L’une des premières pièces que Norén a écrites lors de sa grande percée dramatique s’appelle ORESTE (première au Dramaten1 en 1980). Ici, le mythe antique du meurtrier vengeur est raconté dans un langage compact, qui semble sortir directement d’un des recueils de poésie de l’auteur. La pièce de la même époque, La FORCE DE TUER, a lieu dans un appartement moderne sous les toits et sa scénographie nous fait penser à une esthétique réaliste bien connue. Mais elle ne contient pas le conflit qui se développe dans ce genre d’écriture réaliste. Pour Norén, tout est prédestiné, derrière la lutte rituelle entre père et fils, on entrevoit les modèles mythiques. Et le dialogue n’est pas qu’au service de l’intrigue. Voilà pourquoi Lars Norén apporte quelque chose de nouveau. Auparavant, les pièces semblaient écrites dans une tradition dramatique éprouvée, les intérieurs pouvaient éventuellement être reconnus, on avait vu des drames de famille. Mais ici, il y a aussi autre chose, les situations sont plus imprévues, l’invention de personnages est remarquablement contemporaine et en même temps riche de poésie. La forme est solide en apparence mais portée par une liberté remarquable. On ne sait jamais ce que les personnages vont dire ou inventer. Tout semble possible, au coup par coup. Norén écrit avec une productivité rarement vue, ses pièces peuvent être regroupées par thèmes. Il y a les « pièces à l’hôtel » — dont la matière est tirée de l’enfance de l’auteur en Scanie — où nous sommes invités au dîner du dimanche dans les milieux bourgeois ou à la fête nocturne, avec tous ses démons. Mais aussi aux soirées d’été à la campagne où les éclats arrivent comme des orages affaiblis. Les intellectuels de la grande ville voilent leur désillusion avec des rituels autour de l’argent. Il y a aussi les pièces qui semblent sortir des modèles réalistes : LE TEMPS EST NOTRE DEMEURE, élégie riche d’éléments de société ou EMBRASSER LES OMBRES, drame bien construit…
Le fait que Lars Norén, au début des années 90, ait écrit cette pièce avec pour thème la vie d’Eugene O’Neill n’est pas un hasard. Le théâtre et l’histoire du théâtre ont joué un rôle de plus en plus important comme domaine métaphorique des crises dans son monde. L’actrice frustrée qui n’est jamais contente de ses rôles, l’auteur dramatique couronné de succès qui est dégoûté de la vie : dorénavant même ceux-ci ont leur place dans la galerie. Et l’auteur lui-même a commencé à dialoguer avec les vieux maîtres. Les pièces ressemblent à des paraphrases, tout d’un coup les sœurs sont trois, les couples après les fêtes se groupent comme dans QUI A PEUR DE VIRGINIA WOOLF ?
Représenter le théâtre comme du théâtre était peut- être pour Norén une manière de questionner sa relation à la réalité. En tout cas, quelques années plus tard,il a changé de direction artistique. Lors d’une interview,il a déclaré que ses vieilles pièces étaient plus ou moins « mortes » et qu’il était « sur le chemin d’un théâtre sociologique […] Ce sont les gens exposés aux épreuves de la vie, les discriminés, qui possèdent le noyau de la vérité. » Ses personnages sont depuis toujours des abandonnés, surtout dans les bras étouffants de la famille. Alors, il a commencé à les classer en catégories2 plus vastes, différentes, mais unies par le fait qu’elles rassemblent des exclus « aussi nombreux que les feuilles à Vallombrosa »3. Par cette démarche, Norén a pris le risque de lier son théâtre à la réalité d’une manière plus directe. Ce qui a eu pour conséquence de mettre en jeu sa position d’artiste. La pièce 7:34 a provoqué un violent débat dans le monde du théâtre en Suède. Et cette expérience n’a pas été reproduite.
Depuis ce « théâtre sociologique », le langage formel de Lars Norén a changé. Cette nouvelle manière d’exposer son monde s’exprime par le fait que les pièces sont de plus en plus brisées en fragments ou en monologues. Il y a moins d’intrigues qu’avant. Nous entendons des témoignages, des voix, qui ont le plus souvent vécu dans la marginalité. Que tous ceux-là- ces êtres en Hadès5 et ces garçons dans l’ombre6 — soient des témoins de la vérité, c’est une question que chaque metteur en scène doit se poser.
Mikael van Reis a qualifié le théâtre de Lars Norén d’« encyclopédie de la marginalité ». Peut-être que nous pouvons aussi parler d’un théâtre de l’abandon. Des enfants et des adultes, en famille, dans une clinique7 ou, comme dans quelques-unes des dernières pièces, en diaspora juive, tous les personnages de Norén, avec leurs lapsus, parlent, bavardent ou se méfient les uns des autres. Ils peuvent éventuellement se rencontrer pendant un bref moment inattendu. Mais ils n’arrivent jamais à leurs fins. Chacun est inévitablement renvoyé à la solitude de sa propre voix. C’est comme une chorale dont les voix ne chantent pas à l’unisson.
Traduit du suédois par Katrin Ahlgren
- Le Théâtre Royal,Stockholm. ↩︎
- Allusion à la pièce CATÉGORIE 3.1. ↩︎
- Allusion à la pièce LES FEUILLES À VALLOMBROSA. ↩︎
- Pièce jouée par trois prisonniers et un acteur. Norén a écrit cette pièce de manière documentaire et a été accusé d’avoir donné la possibilité aux prisonniers d’exprimer leurs opinions néonazies. ↩︎
- Allusion à la pièce UN GENRE DE HADÈS. ↩︎
- Allusion à la pièce LES GARÇONS DE L’OMBRE. ↩︎
- Allusion à la pièce CLINIQUE. ↩︎

