Un parcours d’auteur
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Le 29 Jan 2001

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Jean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives ThéâtralesJean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives Théâtrales
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MONTER EN 1961 LES FUSILS DE LA MÈRE CARRAR de Brecht, un peu plus d’un an après la grève générale de 60/61, avait sans doute à voir, le recul aidant, avec les prob­lèmes des armes, cer­taine­ment en 1936 lors de la guerre civile en Espagne et acces­soire­ment en 60/61 quand le mou­ve­ment social à car­ac­tère insur­rec­tion­nel toucha à sa fin et à son échec et que des groupes ayant fait par­tie de la Résis­tance envis­agèrent de sor­tir les armes cachées depuis la fin de la Sec­onde guerre mon­di­ale. Baroud d’hon­neur sans doute. Mais l’essen­tiel pour la nais­sance de ce théâtre pro­lé­tarien était la ren­con­tre avec un auteur peu con­nu à l’époque en Wal­lonie. Même si l’ap­pren­tis­sage se fit dans l’ur­gence, avec l’aide du Berlin­er Ensem­ble qui nous envoya une doc­u­men­ta­tion effi­cace, l’essen­tiel du théâtre épique ne m’échap­pa pas. C’é­tait une forme de théâtre que je ne con­nais­sais pas du tout, que je décou­vrais à la hâte. À l’université, entre 1955 et 1959, j’avais étudié le théâtre de Beau­mar­chais, de Sartre et d’Artaud, mais ma cul­ture théâ­trale était restée faible. 

C’est donc grâce à une pièce, LES FUSILS DE LA MÈRE CARRAR, rel­a­tive­ment mineure, inscrite encore dans le théâtre aris­totéli­cien, que notre toute fraîche curiosité avait débor­dé d’un cadre formel tra­di­tion­nel. 

Quand un ouvri­er métal­lur­giste du « Théâtre pro­lé­tarien » me sug­gère d’écrire une pièce sur la grève générale, ma femme Janine Laru­elle, qui fonde avec moi « Le Théâtre pro­lé­tarien » me rap­pelle qu’en­core étu­di­ant, j’avais grif­fon­né à la hâte un court texte de théâtre que m’avait inspirée la con­férence de Sartre, à l’U.L.B… sut les « Ques­tions de méth­ode ». Je l’avais oublié, j’avais été auteur dra­ma­tique sans le savoir. 

Ce que je vais retenir de Brecht en écrivant LE TRAIN DU BON DIEU, c’est la con­struc­tion en tableaux pour cass­er l’axe de la nar­ra­tion, les procédés de la dis­tan­ci­a­tion (la déri­sion, par exem­ple, la par­o­die qui nous rap­proche par­fois de la « cru­auté » d’Artaud), le refus du psy­chol­o­gisme, le va-et-vient per­ma­nent de la con­tra­dic­tion. 

Là où je vais me démar­quer de Brecht : dis­pari­tion du per­son­nage prin­ci­pal et développe­ment de la dimen­sion fan­tas­ma­tique indi­vidu­elle et col­lec­tive du pro­lé­tari­at, faire une très large part à la parole des ouvri­ers. 

Il était tout indiqué, à mes yeux, d’ac­corder la parole à la classe ouvrière, car je venais de vivre inten­sé­ment une grève générale où j’avais assisté, qua­si jour et nuit, à une sorte de réen­chante­ment de la parole poli­tique. Au cours des nom­breuses assem­blées générales, quo­ti­di­ennes peut-on dire, les ouvri­ers ne délèguent plus leur parole à des pro­fes­sion­nels comme en temps de paix sociale, ils la pren­nent, ils la cherchent, ils la cla­ment. Ce fut surtout dans les pre­miers temps de la grève quand les « manuels et les intel­lectuels » se retrou­vaient ensem­ble dans les assem­blées ; par la suite, une manœu­vre bureau­cra­tique a con­sisté à sépar­er les tra­vailleurs en dif­férents secteurs « car les prob­lèmes tech­niques sont trop com­plex­es (déjà…) pour être traités par tout le monde ». En plus, une des ver­tus de la grève générale, c’est de réin­scrire les tra­vailleurs sur l’axe du temps : on rap­pelle les luttes d’hi­er, on organ­ise celles d’au­jour­d’hui et on tâche de se con­stru­ire un avenir — en l’oc­cur­rence, à plus long terme, chang­er la forme de l’État belge et impos­er des réformes de struc­ture. 

Quant à la dimen­sion fan­tas­ma­tique, ayant vécu vingt ans dans la classe ouvrière, même si je n’avais pas fait l’ex­péri­ence essen­tielle du tra­vail, j’avais partagé de très près l’u­nivers fan­tas­ma­tique qui han­tait les jours et les nuits de ma famille ouvrière, restreinte et large, les voisins, les com­pagnons de tra­vail de mes par­ents. Moi-même, comme fils d’ouvrier, j’avais subi pen­dant vingt ans les effets de la con­di­tion pro­lé­tari­enne. Com­ment arriv­er à vivre sans être écrasé par les alié­na­tions alors que le sys­tème vous mar­que d’une manière indélé­bile : « Tu n’es rien ». Et pour­tant je vis. Par quel biais, dès lors, devenir « quelqu’un » à ses pro­pres yeux et à ceux des autres, vain­cre la peur, l’humiliation ? C’est sur cette lancée post-brechti­enne que j’écrirai L’AN 1 qui con­tient de longues répliques écrites dans un style épique, puis MORT ET RÉSURRECTION DU CITOYEN JULIEN T. C’est avec À BIENTÔT MONSIEUR LANG que je prends mes dis­tances avec le théâtre didac­tique (quitte à y revenir par la suite). 

Pour l’heure, avec Frédéric Lang, illu­sions et arti­fices sont con­vo­qués dans une série de tableaux qui se voudraient relever de la comédie (en fait, les spec­ta­cles n’échapperont pas au genre noir) avec pour effet de bris­er l’anneau de clichés très à la mode à l’époque sur le théâtre brechtien : soirée de patron­age, spec­ta­cle ennuyeux, prêchi-prêcha, messe rouge, etc.). Les sim­u­lacres frô­lent par­fois le ver­tige avec un Mon­sieur Lang « intel­lectuel de gauche » dont le coup d’œil cri­tique aigu se met à tourn­er en rond. 

C’est sans doute avec L’AMÉNAGEMENT que le choc est le plus dur : les promess­es de l’His­toire vien­nent lan­guir sut la pelouse d’une jolie vil­la han­tée par la beauté d’une femme en pleine crise d’i­den­tité. L’a­mant devient aus­si malade que Hilde : la dépres­sion idéologique a gag­né les corps, les têtes. Le cou­ple erre dans les couloirs de la vil­la qui sen­tent bon la pein­ture fraîche d’un amé­nage­ment qui prend vite des allures de métaphore : qui amé­nage qui ? 

Théâtre du quo­ti­di­en ? Sans doute. Plus de passé, pas d’avenir : le présent est opaque, la vie quo­ti­di­enne illis­i­ble. La langue aus­si ; le nat­u­ral­isme guette. Une classe moyenne sans repère monte sur la scène : elle sera promise à un grand avenir. La marchan­di­s­a­tion du désir n’en fera qu’une bouchée. Je ne lâche pas prise d’ailleurs, car, un an plus tard, en 1971, c’est encore la classe moyenne qui m’in­spire quand j’écris LE BOUFFON qui va traiter plus pré­cisé­ment du pou­jadisme. 

Après LE BOUFFON, je vais me ris­quer à une entre­prise dif­fi­cile, je crois, au théâtre et qu’en tout cas j’ai eu beau­coup de mal à ter­min­er : la con­fis­ca­tion de la parole par La société marchande post-marx­iste — ce qui a l’air banal en soi — ce qui l’est moins étant de vouloir représen­ter la méta­mor­phose des sig­nifés sur une scène de théâtre ;en fait, com­ment met­tre en scène l’é­cart entre sig­nifié et sig­nifi­ant ? 

Après ce périlleux exer­ci­ce, CONVERSATION EN WALLONIE va tress­er des con­tra­dic­tions qui me sont plus famil­ières : celles de Jonathan, fils d’ou­vri­er, appelé à faire des études supérieures, les ambiguïtés de l’imag­i­naire ouvri­er et quelques aspects de la cul­ture pop­u­laire wal­lonne. Le tout sur fond d’amnésie abor­dée pour la pre­mière fois. Com­ment jouer l’amnésie ? Com­ment, par la suite, ne pas se répéter ? Ici, c’est le per­son­nage du revenant qui ouvre la série des pièces qui ont trait à l’amnésie. J’ai con­tin­ué à chercher l’écri­t­ure de cette parole ouvrière et à tra­quer les fer­ments d’idéologie dom­i­nante dans le dis­cours ouvri­er qui con­duit cette classe sociale immense de poten­tial­ités à venir échouer sut sa pro­pre néga­tion : extra­or­di­naire phénomène que celui de l’involution de ce com­bat. 

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