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Le 29 Jan 2005

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Jean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives ThéâtralesJean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives Théâtrales
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Le théâtre s’est vomi, s’est retourné, s’est déchiré : cinquante ans de pop­ulisme, d’intellectualisme, d’hermaphrodisme, de cor­po­ratisme, d’utilitarisme, d’élitisme, cinquante ans d’investigations, d’horribles remis­es en ques­tion. Depuis cinquante ans, le théâtre s’est mas­tur­bé ! On a inven­té un théâtre de mou­ve­ment dans les années soix­ante-dix, puis un théâtre de cris, puis de rien, puis de nou­veau de texte, le théâtre a été privé de corps, puis de paroles. L’é­clate­ment, l’éparpillement et le déverse­ment des micro-théâtres vers les micro-publics a eu pour seul effet la destruc­tion du spec­ta­cle, l’anéantissement de la mise en scène et l’oubli de la fonc­tion pri­mor­diale du théâtre : provo­quer (une haine, un amour, un spasme, une transe, un orgasme, une petite mort, une grande mort, un moyen sui­cide, un éter­nue­ment, un can­cer, la peste, la foi, les foies…). Ni la mise en scène illus­tra­tive (nat­u­ral­isme bour­geois), ni la mise en scène cri­tique (didac­tisme néo-brechtien), ni la mise en scène dite de « ren­con­tre » (trou­vaille du met­teur en scène : Bri­tan­ni­cus est trans­for­mé en homo­sex­uel) n’a réus­si à faire naître le théâtre. Toutes ces ten­ta­tives ont été des échecs, le théâtre est en train de crev­er. Que faire dès lors pour ren­dre au théâtre sa place d’organe vital ?

I. D’un théâtre du ques­tion­nement

Pourquoi le théâtre n’est-il plus indis­pens­able à la société ? Il n’est plus à prou­ver que notre siè­cle « a‑tomique » a per­du tout sens du sacré (on a aban­don­né le ques­tion­nement sur les orig­ines). On a cru tout com­pren­dre de l’homme et de sa nais­sance avec l’éclosion des théories évo­lu­tion­nistes mais aus­si avec celle des théories opéra­tionnelles de la nais­sance de l’univers et on n’a plus voulu remet­tre en cause ces répons­es que notre monde occi­den­tal blanc a trou­vées non seule­ment sat­is­faisantes mais grat­i­fi­antes (puisque par ces théories, on décou­vrait sci­en­tifique­ment la nais­sance de l’homme mais surtout la supré­matie de l’homme blanc). La sit­u­a­tion actuelle est dif­férente, nous sommes en train d’assister à la mort des théories évo­lu­tion­nistes grâce à la psy­ch­analyse1, mais on assiste égale­ment à l’écroulement de la notion de race et de supré­matie cul­turelle grâce entre autres aux travaux de Lui­gi Luca Cav­al­li Sforza2, théories qui remet­tent en cause l’équilibre même de notre civil­i­sa­tion. La ques­tion des orig­ines réap­pa­raît. Avec elle l’angoisse. Mais, après ces décep­tions, ce qui nous intéresse n’est plus de for­muler des mau­vais­es répons­es mais de repos­er con­ven­able­ment les ques­tions indis­pens­ables à notre survie.
Dans ce con­texte de recherche, de remise en ques­tion, le théâtre ne dit plus rien, ne pense plus rien. Et c’est pour cela qu’il est devenu un diver­tisse­ment. Un diver­tisse­ment qui demande un investisse­ment en temps, en énergie et en argent bien supérieur à celui que demande la télévi­sion. Rajoutez à cela l’ennui causé par un « spec­ta­cle » sta­tique dom­iné par un dis­cours élimé et vous saurez pourquoi même le ciné­ma (qui demande égale­ment plus d’énergie et d’argent que la télévi­sion) a égale­ment pris le dessus. C’est donc parce que le théâtre n’est plus qu’un diver­tisse­ment par­mi d’autres beau­coup plus agréables et moins chers, qu’il n’est plus du tout indis­pens­able, et est même devenu presque inutile à notre société.
Voici donc pourquoi il faut qu’on en revi­enne à un théâtre de ques­tion­nement, le théâtre doit ques­tion­ner les orig­ines, la nais­sance, l’apparition, le théâtre doit dire le sacré. Et pour dire le sacré, il faut que le théâtre devi­enne un théâtre par­lant, et non plus sim­ple­ment un théâtre par­lé. Exacte­ment comme l’être humain, il est pri­mor­dial que le théâtre fasse l’expérience de son corps, qu’il fasse l’expérience du lan­gage.

II. L’acteur en tant que théâtre du corps

L’important, c’est de repren­dre l’acteur — l’élément cap­i­tal du théâtre, sa con­di­tion sine qua non — pour ce qu’il est : c’est-à-dire le corps human­isé du théâtre. Affirmer cela ne revient bien enten­du pas à dire que le théâtre doit être une vit­rine à corps en mou­ve­ment privés de lan­gage oral. On a vu ce que la gestuelle pure pou­vait pro­duire comme débil­ités pro­fondes. L’acteur est le corps human­isé du théâtre, c’est par lui que le théâtre vit et c’est par lui que le théâtre par­le.
Un corps ne peut par­ler que totale­ment, avec tous ses mem­bres (on imag­in­erait mal un homme qui ne com­mu­ni­querait qu’avec son cerveau et ses cordes vocales). Et lui, l’acteur, corps du théâtre, a égale­ment besoin pour par­ler d’un Autre par­lant (scéno­gra­phie, bande sonore, lumière : toutes ces représen­ta­tions fic­tives de la Nature). Car dans le dit du sacré, il va sans dire que la Nature a la place d’honneur, la Nature doit inévitable­ment par­ler, être l’Autre par­lant de l’homme, et l’inverse. L’erreur jusqu’à présent était de croire que l’Autre par­lant de l’homme-théâtre face à la Nature était le pub­lic. Mais pour l’homme-théâtre, le pub­lic ne doit être rien d’autre que l’environnement.
Voici donc en quoi le théâtre est imag­i­naire : pour une fois l’homme par­lant a en face de lui un autre homme, sans que celui-ci soit l’Autre. L’homme devient envi­ron­nement des par­lants, c’est ce qui en fait un spec­ta­teur. On m’a objec­té l’autre jour que l’Autre par­lant dans la sit­u­a­tion d’un théâtre du ques­tion­nement des orig­ines pour­rait fort bien être le texte dit par l’acteur. Mais com­ment imag­in­er un instant un acteur capa­ble de se bat­tre (et il ne s’agit pas ici d’une vision roman­tique-utopique du théâtre où on pour­rait me rétor­quer, lar­moy­ant : « Mais à chaque sec­onde l’acteur se bat avec le texte ») con­tre le texte qu’il dit ? C’est-à-dire que le texte serait dans ce cas-là la Nature (puisque nous avons vu que l’Autre par­lant devait être la Nature), et que l’homme serait tou­jours le corps human­isé du théâtre. Il est bien évi­dent qu’une telle démarche est totale­ment irréal­is­able sur un plateau.

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