Le mystère sacré de la rencontre
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Le mystère sacré de la rencontre

Le 19 Jan 2001

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Jean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives ThéâtralesJean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives Théâtrales
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« POURQUOI L’AVENIR devrait-1l être un prob­lème ? N’avons nous pas enfin assuré nos moyens d’ex­is­tence ? Le prob­lème est notre « human­ité ». On ne peut jamais dire d’un chien que son com­porte­ment n’est pas celui d’un chien. Mais nous dis­ons sou­vent d’un com­porte­ment bumain qu’il est inhu­main. Ce n’est pas rhé­torique, mais ana­ly­tique. Nous créons notre buman­ité on notre inbu­man­ité. La rai­son ne fait pas de nous des êtres humains. La lim­ite de la philoso­phie des lumières est que la rai­son peut servir la cor­rup­tion. Nous sommes humains parce que nous sommes con­scients de nous-mêmes. Sans imag­i­na­tion on ne peut être con­scient de soi. Les deux sont un. Sans l’imag­i­na­tion, nous seri­ons enfer­més dans le présent, inca­pables de réfléchir. L’imag­i­na­tion est l’o­rig­ine de l’hu­man­ité. »
Edward Bond1

Dans cet arti­cle pub­lié dans Le Monde Diplo­ma­tique du mois de jan­vi­er 2001, Edward Bond dis­ait en sub­stance que nous n’avons aucune rai­son pra­tique d’ex­is­ter et qu’en con­séquence il nous revient de nous inven­ter nous-mêmes une final­ité, et de créer ain­si notre human­ité dans ce qu’il appelle la cinquième dimen­sion. Les dix-neu­vième et vingtième siè­cles ont démon­tré les lim­ites de la philoso­phie des lumières. Auschwitz, Hiroshi­ma en sont l’il­lus­tra­tion élo­quente : la rai­son peut servir la cor­rup­tion. Elle n’est donc pas une final­ité pos­si­ble pour l’hu­man­ité. Au-delà de la mort irrévo­ca­ble de Dieu et de l’échec de l’entreprise ratio­nal­iste, sub­siste en nous un désir de jus­tice — dont Bond nous dit qu’il est hérité de l’enfance — qui refuse l’ac­cep­ta­tion fatal­iste de la loi de la jun­gle. Mais notre rap­port au réel est faussé. L’hor­reur économique et poli­tique se dis­simule der­rière un grand show virtuel qui isole l’in­di­vidu des réal­ités col­lec­tives et qui finit par génér­er une scan­daleuse indif­férence face aux tragédies les plus inac­cept­a­bles. Pour para­phras­er Zola en inver­sant sa propo­si­tion à pro­pos de Drey­fus :l’in­jus­tice n’a plus de corps. Nous avons per­du le chemin qui con­duit vers l’autre. 

Benoît et Arthur se ren­con­trent, au ray­on de nour­ri­t­ure pour chien d’un grand mag­a­sin. L’an­nonce fausse d’Arthur — « Mon fils est mort. » — va ébran­ler Benoît. Il con­sent à un prêt dont la somme est assez mod­este : 1 000 francs. Les deux hommes con­vi­en­nent même du délai de rem­bourse­ment. Mais, le troisième jour, Arthur ne se présente pas au ren­dez-vous. Le fait de ne pas revoir son débi­teur va boule­vers­er le créanci­er. L’é­mo­tion réelle sus­citée par cette ren­con­tre vraie autour d’un réc­it faux va sor­tir Benoît de son isole­ment. L’aveu d’une douleur intime et secrète, qui lui a été trans­mis mys­térieuse­ment, le respon­s­abilise con­crète­ment, le « mouille ». Le départ, la fuite, la trahi­son d’Arthur vont révéler à Benoît la néces­sité de s’ou­vrir, de s’en­gager, d’a­gir. Quand ils se revoient un an après, le jeu de dupe pro­posé par l’un — et dont il finit d’ailleurs par être luimême vic­time, boulever­sé qu’il est par la vio­lence de l’é­mo­tion qu’il a sus­citée — a brisé l’isole­ment de l’autre, lui a ouvert une fenêtre sur le réel, l’a sor­ti de sa « longue indif­férence à l’état du monde ». 

Le texte de Lou­vet rap­pelle par bien des points celui de DANS LA SOLITUDE SES CHAMPS DE COTON de Koltès. On le sait, dans cette extra­or­di­naire pièce, un homme en abor­de un autre dans la rue pour ten­ter de lui ven­dre quelque chose, en spécu­lant sur son désir sup­posé, mais en refu­sant absol­u­ment de nom­mer la marchan­dise qu’il pro­pose. Le « com­merce » entre le deal­er et le client est, bien sûr, intéressé. Il a un objet. Mais comme celui-ci reste infor­mulé, n’advient jamais, il prend la forme d’un manque. Le désir porte sur un objet qui n’a pas de nom. Ce manque, qui est l’en­jeu véri­ta­ble de la ren­con­tre, est occulté par une série de fauss­es pistes avec lesquelles les per­son­nages se mentent l’un à l’autre ou à eux-mêmes. Tout est dis­sim­u­la­tion, jeu de dupe, lan­gage codé, avec tou­jours une part de mau­vaise foi. L’en­jeu du com­merce avec l’autre, en fait, c’est l’autre, mais les per­son­nages refusent de l’admettre, le fuient même, sys­té­ma­tique­ment. Ils se posent mutuelle­ment une ques­tion sans réponse. 

Ce manque fon­da­men­tal de l’autre hante le texte de Lou­vet. C’est lui qui per­me­t­tra la ren­con­tre. Il est con­sti­tu­tif de la con­di­tion humaine. Oubli­er cette béance con­duit à la bar­barie. Les nou­velles tech­niques de com­mu­ni­ca­tion nous don­nent l’il­lu­sion de la con­nais­sance uni­verselle, alors que, dans le même temps, la « nou­velle économie » déploie une panoplie de gad­gets virtuels pour nous per­suad­er que nous sommes seuls, que nous n’avons aucune prise sur le réel, qu’il nous échappe et que nous devons, en con­séquence, renon­cer défini­tive­ment à le trans­former. 

Benoît com­prend immé­di­ate­ment la douleur d’Arthur. Il l’en­tend. À sa voix. Parce qu’il la partage. Ce que racon­te cette voix est faux, mais la soli­tude qu’elle révèle est vraie. En retour, Arthur sera boulever­sé par le regard et les larmes de Benoît. Instan­ta­né­ment. Comme le deal­er de Koltès avait perçu le froid du client et lui avait pro­posé son man­teau, avant même que le pre­mier mot ait été échangé entre eux. Nous avons encore un corps capa­ble d’éprouver des émo­tions, et donc d’aller vers l’autre. L’issue de la ren­con­tre dif­fère rad­i­cale­ment d’un dra­maturge à l’autre. Chez Koltès, le sang coule inéluctable­ment. Chez Lou­vet, au con­traire, cela se ter­mine dans les rires de deux potach­es qui célèbrent leurs retrou­vailles. Il y a là un refus obstiné du dés­espoir. Ou la redé­cou­verte d’une sol­i­dar­ité pos­si­ble ?

Ce qui per­met à Arthur et Benoît de trou­ver une issue à la ren­con­tre, c’est la fic­tion. Comme le dit très juste­ment Éti­enne Marest dans l’article qu’il con­sacre au texte de Lou­vet2, « La parole de ces êtres par­lants n’est plus celle par laque­lle la vérité vien­dra, car la vérité n’est plus à l’ordre du jour ». Il ne s’agit plus, pour Benoît et Arthur, de for­muler une vérité con­solante, mais bien de revendi­quer le droit à la fic­tion, c’est-à-dire à la réin­ven­tion du réel. Dans ce ray­on d’aliments pour chiens du grand mag­a­sin, Arthur va aider Benoît à redéfinir ce qui con­stitue leur human­ité. Les per­son­nages de Koltès, écrasés par Les années « fric », sont à la recherche d’une cer­ti­tude imma­nente qui don­nerait un sens à leur exis­tence. Ceux de Lou­vet revendiquent le droit de rêver leur vie par eux-mêmes, ici et main­tenant, par la grâce de la ren­con­tre, avec la lib­erté de l’en­fance et les armes de l’u­topie. Parce qu’il y aurait un réel dan­ger à vivre dans une human­ité inca­pable d’être émue par la mort d’un enfant, Arthur met Benoît à l’épreuve. La fic­tion lui per­me­t­tra de retrou­ver ses émo­tions et sa dig­nité d’être humain. Ce fils à la peau noire comme celle des cadavres impudique­ment out­ragés, cette année-là, par les images banal­isantes des postes de télévi­sion, et qui n’a, au départ, qu’une exis­tence imag­i­naire, va « naître » réelle­ment de l’é­mo­tion partagée des deux hommes. 

À l’occasion de la créa­tion à Mons de L’ANNONCE FAITE À BENOÎT, nous avons été invités, Jean Lou­vet et moi, à par­ticiper à une émis­sion de la RTBF Hain­aut. Face à face, dans le stu­dio, s’est alors entamé un étrange et pro­fond dia­logue. Nous appartenons pour­tant à des généra­tions dif­férentes, nous sommes issus de milieux soci­aux opposés ; nous n’avons pas la même his­toire. Quelque chose comme un décloi­son­nement se pro­dui­sait. Indice, peut-être, d’un change­ment d’époque. Lou­vet a dit à plusieurs repris­es qu’il y avait des pièces inavouables et que L’ANNONCE FAITE À BENOÎT était de celles-là. Sans doute le doit-elle à ce risque pris de s’aven­tur­er « ailleurs ». 

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Écrit par Frédéric Dussenne
Fon­da­teur et ani­ma­teur des « Ate­liers de l’Échange » (1986 – 1996), Frédéric Dussenne a été chargé de cours au Con­ser­va­toire de...Plus d'info
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