Dramaturgie de Commerce GOURMAND de Jean-Marie Piemme

Dramaturgie de Commerce GOURMAND de Jean-Marie Piemme

Le 23 Jan 2005
Ariane Moret et Estella Karagevrekis dans COMMERCE GOURMAND de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Rahim Elasri, dramaturgie de Jean-Christophe Lauwers, Espace Senghor, Bruxelles 1993. Photo Alice Piemme.
Ariane Moret et Estella Karagevrekis dans COMMERCE GOURMAND de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Rahim Elasri, dramaturgie de Jean-Christophe Lauwers, Espace Senghor, Bruxelles 1993. Photo Alice Piemme.

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Ariane Moret et Estella Karagevrekis dans COMMERCE GOURMAND de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Rahim Elasri, dramaturgie de Jean-Christophe Lauwers, Espace Senghor, Bruxelles 1993. Photo Alice Piemme.
Ariane Moret et Estella Karagevrekis dans COMMERCE GOURMAND de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Rahim Elasri, dramaturgie de Jean-Christophe Lauwers, Espace Senghor, Bruxelles 1993. Photo Alice Piemme.
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Jean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives ThéâtralesJean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives Théâtrales
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J’ai lu quelque part qu’on par­lait de « scep­ti­cisme joyeux » à pro­pos de Jean-Marie Piemme.

Ce que l’on va dire

ILS ONT DÛ RÉFLÉCHIR longtemps avant de trou­ver cette for­mule de scep­ti­cisme joyeux, ils ont dû en être fiers, ils ont cru avoir tout résumé en manip­u­lant ce sale para­doxe.
Mais la bonne volon­té ne suf­fit pas ! Encore moins l’amitié ! Sûre­ment pas l’admiration ! Il y a en Jean-Marie Piemme un bouil­lon­nement : celui de l’impulsion prousti­enne (car comme j’en suis con­va­in­cu, c’est bien Proust qui l’a poussé à écrire), celui du Mal sadi­en, celui du sang de Robe­spierre, celui des cen­dres de Brecht, celui des hurlements d’Eschyle, de Sopho­cle, d’Euripide, celui de la dyarchie de l’argent et de l’amour (et l’amour chez Piemme se prononce « manque »). Ce bouil­lon­nement nous indique totale­ment que Jean-Marie Piemme n’est qu’à la genèse de son écri­t­ure, qu’il est par­ti à la recherche, prê­tant sa langue au déchire­ment, s’écartant de loin en loin de la scène du nor­mal. Une telle recherche ne peut qu’échapper véri­ta­ble­ment au scep­ti­cisme, et ne laisse aucun espace à la plat­i­tude bon enfant de la joie, une telle recherche ne peut être qu’obscène et trag­ique.

Sur la recherche du temps per­du — la genèse de l’écrivain

Pour finir, c’était tout sauf le scep­ti­cisme joyeux ; c’est-à-dire que c’était la schiz­o­phrénie (la colère, la parole qui touche, le regard qui joue l’ignorance, l’inconnu, le manque fla­grant, l’histoire en tra­vers de la gorge, l’amour démesuré pour le théâtre, le rel­a­tivisme for­cé, l’obligatoire rat­tache­ment au réal­isme, l’incessante recherche du rythme, la demande qui ne suc­cé­dait ni ne précé­dait l’attente, l’impossibilité d’être à deux, les paroles prêtées à la femme, la fierté de l’enfant, la soci­olo­gie de l’œil, l’instabilité cri­tique, la pro­fonde force) ; les jours avaient appris à creuser une dis­tance entre celui-là et tout autre out­rageant vis­i­teur parce que : pri­mo : Piemme en langue courante veut dire obscène ; secun­do : le vrai prénom est déjà celui d’un homme blessé ; ter­tio : la faille de l’écriture (du trou à combler) est déjà présente chez Proust ; quar­to : « dans cer­taines sit­u­a­tions, il n’est pas néces­saire de par­ler » ; quin­to : ce n’est pas pour rien que l’on naît en province ; sex­to : avec le mur c’est l’idéal qui s’écroule ; sep­ti­mo : on n’a tou­jours pas su écrire le cri silen­cieux (et l’ersatz de son envers : le « gli » n’y chang­era rien) ; donc je veux dire par là que Piemme gueule sans faire de bruit au moment où les écrivants font du bruit sans savoir gueuler ; je veux dire que Piemme a com­pris l’écriture par la tra­ver­sée du corps, mais je veux dire aus­si que Piemme a peur de lui-même à cause de cette tra­ver­sée et ça veut dire que Piemme est un écrivain ; parce qu’écrire que Piemme a com­mencé à devenir Proust (parce qu’il rate, qu’il biffe, qu’il déchire, qu’il essaie, qu’il com­mence, qu’il recom­mence, qu’il apprend, qu’il dés­ap­prend, qu’il a touché la fix­ité du mou­ve­ment de la pen­sée — comme Bacon a touché la mobil­ité figée de l’homme qui court, qui tourne la tête et qui chie —, parce qu’il est aus­si bien Berli­nois dans les années 20 que poète lyrique français que trag­ique grec), parce qu’écrire que Piemme est inca­pable de se lire tex­to c’est attein­dre le tra­vail de corps qui va per­me­t­tre de remet­tre en ques­tion ce terme hideux de « scep­ti­cisme joyeux », je proclame ici que per­son­ne ne saisira l’énigme de l’auteur tout comme per­son­ne ne saisira l’« item » de Vil­lon.

Sur les rôles de femmes

Par-delà l’androgynie post-mod­erne des écrivants ger­mano-hypocon­dri­aques, il y a la féminité des auteurs en corps (on désigne par là ceux qui sont en mou­ve­ment, ceux qui ont accep­té la dis­tance nour­rie par l’« expéri­ence intérieure » ou le « pal ») ; ceux-là sont des trous, des bouch­es à langues, des pein­tres à désir (car l’écriture c’est aus­si le tra­vail sur la matière), les écrivains féminins sont des hommes qui écrivent comme des femmes par leur bouche d’homme, ce sont des auteurs qui ont été trans­portés par leur pro­pre vio­lence et qui n’aiment ni ce qui dépasse, ni ce qui pen­douille, ni ce qui durcit, ni ce qui agresse, ce sont des hommes-femmes qui n’aiment que les femmes et qui aiment s’y met­tre (parce que dedans la femme, le sexe vrai­ment pro­fondé­ment enfoui et par là invis­i­ble, inex­is­tant, on est un peu la femme) ; et pour la fic­tion, c’est la même chose : faire par­ler la femme par son corps d’homme, c’est s’y enfouir, c’est s’y enfourn­er, c’est en jouir ; Piemme fait par­ler la femme là où Bach­man a échoué, et quand Piemme prête sa langue à Anna, à Odile, à Bet­sy, et à la prochaine, il n’est ni scep­tique, ni joyeux, il est pro­fond et trag­ique.

Par-delà l’écrivain

Après l’auteur, qu’est-ce qu’on trou­ve, par-delà l’écrivain, qu’est-ce qu’il y a ? Dépassée la fic­tion, y a‑t-il la réal­ité (con­stru­ite ou non, méta­mor­phosée en sys­tème de jeu ou restée crue, c’est-à-dire impudique, frag­ile, pathé­tique et sans intérêt) ? Les biogra­phies, l’histoire des auteurs, leur vie, ce qu’ils man­gent, ce qu’ils boivent, ce qu’ils aiment, ce qu’ils n’aiment pas, com­ment pis­sent-ils (debout, assis, couchés, en pied de grue, avec ou sans les mains, en con­tinu ou en sac­cades, en sif­flant, en chan­tant, en par­lant, en pen­sant, toutes les heures ou en début et en fin de journée…) : on s’en fout.

Mais ce qui nous intéresse chez Piemme, c’est que par-delà le créa­teur de per­son­nages, de sit­u­a­tions, de dits, de non-dits, il y a encore un per­son­nage, et un per­son­nage de théâtre ; il y a aus­si le par­lé-Piemme, la phrase qui fuse, qui per­cute, qui tranche, qui gicle après un silence (la parole de Salomon sans l’illusion de la jus­tice) ; la phrase de Piemme est nour­rie par Robe­spierre : sou­vent dure, sèche, mais à coup sûr indis­pens­able et claire (« Ne savez-vous pas qu’en ces temps, toute indul­gence est un crime ? ») ; les actes sim­ples, le traî­naille­ment final des « r », le ter­ri­ble cynisme (« Français, encore un effort pour être répub­li­cains ! »), l’introduction du mal dans sa lit­téra­ture orale, ont con­stru­it le per­son­nage de Piemme qui ressem­ble à un per­son­nage de Piemme ; la plu­part des lâch­es et des châtrés traî­nent der­rière eux une fameuse boue, Piemme la pousse devant lui, et c’est pour cette rai­son qu’on n’a, jusqu’à présent, jamais réus­si à mon­ter les pièces de Piemme, on n’a jamais su jouer les per­son­nages de Piemme, on a fait du sous-Piemme timide, tiède, on a gom­mé la qua­si-total­ité des textes de Piemme (Piemme c’est aus­si Sade 91) ; et voilà cette preuve qu’on cher­chait : Piemme est bien un per­son­nage de Piemme car il est impos­si­ble de par­ler de lui sans être pro­jeté dans son théâtre, voilà l’ob-scénité de Piemme : il refuse de quit­ter la scène pour nous rejoin­dre, il est hors la scène des com­muns, il est hors notre scène, et pour cela il nous dépasse, c’est pour cela qu’il est au-dessus de nous (par­ler de la pluie et du beau temps avec Piemme c’est être obscène) ; on a donc su rem­plac­er, en fin de compte, l’expression idiote de scep­ti­cisme joyeux, et on peut dire main­tenant que Piemme c’est réelle­ment l’obscénité trag­ique.

La pièce

Com­merce gour­mand c’est avant tout l’histoire d’Anna S. et de Nor­den, un homme qu’elle a aimé plus que tout et qui a fui, la con­fi­ant pour morte à un autre avec qui elle se mari­era, sans trop savoir pourquoi. Mais aujourd’hui Anna est veuve, elle se retrou­ve dans un bar, un peu ivre, un peu triste où elle ren­con­tre Bet­sy, jeune femme qui a besoin d’argent pour tourn­er son pre­mier film. À côté d’elle, ses deux hommes, Frank à qui tout réus­sit et qui s’apprête à con­quérir les États-Unis, et Ben­ny, fainéant et voleur, homo­sex­uel et poète. Frank et Ben­ny qui s’aiment et se déchirent, qui cherchent à retrou­ver un passé com­mun que Bet­sy leur a volé.
Anna indique à Bet­sy l’adresse de Nor­den qui lui allouera les sommes néces­saires, en échange d’elle-même, puis petit à petit qui retrou­vera en elle une femme qu’il a con­nue jadis et à qui il veut main­tenant don­ner tout son amour.

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Jean-Christophe Lauwers

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