Dramaturgie de Ciment d’Heiner Müller

Dramaturgie de Ciment d’Heiner Müller

Le 22 Jan 2005

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Jean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives ThéâtralesJean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives Théâtrales
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L’individu

À par­tir du Ciment d’Hein­er Müller, on peut dévelop­per plusieurs thèmes. Par­mi les plus évi­dents : la révo­lu­tion, l’idéalisme, la con­di­tion de la femme, les nou­velles rela­tions de cou­ple…
Je crois que ce qui m’intéresse le plus, là-dedans, dans cette matière dense et com­plexe, c’est juste­ment la com­plex­ité mül­le­ri­enne. La com­plex­ité en ceci qu’elle s’oppose à la com­pli­ca­tion. De la pre­mière, on peut dire qu’elle car­ac­térise une com­po­si­tion d’éléments divers, de la sec­onde qu’elle procède d’un con­cours de dif­fi­cultés. L’écriture de Müller n’est pas volon­taire­ment obscure, mais essen­tielle­ment foi­son­nante et pro­lixe. Essen­tielle­ment parce qu’elle veut point­er l’être humain, dans son cen­tre, dans sa vital­ité.
Dès lors, la révo­lu­tion russe m’apparaît comme un décor, la cimenterie comme un acces­soire, un objet, les rap­ports hommes / femmes comme une exem­pli­fi­ca­tion. Cela sig­ni­fie que plutôt qu’aborder la pièce en tant que présen­ta­tion d’un groupe social aux pris­es à une sit­u­a­tion sociale, je voudrais la pren­dre comme une présen­ta­tion d’êtres, de per­son­nages, d’individualités con­fron­tés à leurs sem­blables.
Cela rejoint sans doute l’explication que donne Müller de l’échec des révo­lu­tions social­istes : on a voulu par­tir du bien-être de tous pour arriv­er à l’épanouissement de cha­cun, alors qu’il fal­lait d’abord penser à l’épanouissement de cha­cun pour ten­dre au bien-être de tous.
L’aspiration de l’homme à con­stru­ire un monde meilleur est de manière récur­rente con­fron­tée au prob­lème de la réal­ité con­crète et quo­ti­di­enne de la vie. C’est le sens du titre de l’avant-dernier tableau de Ciment. Je suis la faim. Qui veut chang­er le monde doit faire avec moi.
L’individu est pris dans une con­stel­la­tion de préoc­cu­pa­tions basiques, ali­men­taires et de survie qui le coupent dans ses élans idéal­istes. Il veut d’abord nour­rir ses enfants avant de nour­rir le monde.
Une telle con­cep­tion aurait été qual­i­fiée par Lénine de gauchisme, c’est-à-dire de révo­lu­tion­naire. C’est la posi­tion du jeune cama­rade dans La Déci­sion de Brecht. Là non plus, il n’est pas éton­nant que Müller ait rédigé une suite à cette pièce de Brecht, dans laque­lle les assas­sins du jeune cama­rade ne répon­dent plus à une idéolo­gie mais à un per­mis de tuer sans lim­ites qui les trans­forme en machines.

Les machines

Machines. Le mot tra­verse toute l’œuvre de Müller.
Si la machine, pour le pou­voir sovié­tique, était le sym­bole et la con­di­tion même du pro­lé­tari­at — sans machines, pas de tra­vail, sans tra­vail, pas de pro­lé­taires —, elle est pour Müller la « dévo­ra­trice de l’existence sociale et élim­ine le pro­lé­tari­at comme sujet de l’histoire ».
Elle dévore l’existence sociale parce qu’elle cir­con­scrit celle-ci aux seuls gestes du labeur, et elle élim­ine le pro­lé­tari­at comme sujet parce qu’il est devenu objet de l’industrialisation de la Russie.
Nous sommes à l’aboutissement du proces­sus de mécan­i­sa­tion du tra­vail, et nous voyons que la prophétie mül­léri­enne s’accomplit. Nous assis­tons à la dis­pari­tion de la classe ouvrière. Elle est peu à peu rem­placée par une nou­velle classe : celle des chômeurs. Peut-on encore par­ler de classe sociale pour les chômeurs ? Ne sont-ils pas plutôt une caté­gorie sociale, en ceci qu’ils émar­gent d’horizons divers et de class­es sociales divers­es ?
Et sans class­es sociales, plus de lutte de class­es, plus de change­ment.
Mais revenons-en à Müller. Pour lui, le sys­tème sovié­tique aboutit à la mécan­i­sa­tion de l’homme. Dans Mauser, l’homme devient machine à tuer, à tel point que la main et le pis­to­let ne for­ment plus qu’un corps indis­so­cia­ble. Ciment s’ouvre sur un tableau inti­t­ulé « Som­meil des machines ». Dans ce tableau, on voit que ce som­meil est aus­si celui de la ville de Novossierk où se déroule l’action. Les hommes de la ville ne sont plus rien, parce que les machines ne sont plus rien. La fin de la pièce qui cor­re­spond au redé­mar­rage des machines mar­que le renou­veau de l’homme sovié­tique, sa « renais­sance », mais c’est aus­si la mort des indi­vid­u­al­ités, la mort de deux seules entités humaines à penser par elles-mêmes, hors de l’idéologie du par­ti, à savoir Polia et Ivaguine.
« Nous ne pou­vons arrêter le cours de l’histoire comme un cheval à qui on demande de s’arrêter où l’on veut », dit Ivaguine. « Ici, ce qu’on veut c’est du ciment », pour­suit-il. L’homme est inscrit dans une logique de pro­duc­tion, et unique­ment de pro­duc­tion. Il suit le cours mécanique des évène­ments, et s’il le bloque, comme une pièce de rouage défectueuse, il est jeté, puis rem­placé. Polia répond : « Tu n’as pas besoin de me dire où est ma place » ; par cela, elle refuse ce statut de rouage et s’efface.
La machine donc dévore l’individu, le sujet et l’objectise. Son influ­ence est telle qu’elle avale égale­ment les enne­mis d’hier qui sont lais­sés en vie à con­di­tion « qu’ils se met­tent au ser­vice de la république des Sovi­ets », comme c’est le cas pour les cosaques à la fin de la pièce.
Dans Ham­let machine enfin, on en arrive à une con­cep­tion de l’homme dépouil­lé de son his­toire, de sa mémoire. « J’étais Ham­let, mais je n’ai pas pu vivre mon drame. » Dans les didas­calies, des machin­istes déposent sur scène un fri­go, des télévi­sions. Le sujet est rem­placé par une machine pour manger, et une machine qui vir­tu­alise les liens soci­aux. Nous sommes à la fin de l’Histoire. Le monde se fait sans nous, nous faisons face au rivage, et nous faisons avec le ressac, blabla.
Ciment, c’est l’étape antérieure, celle où l’homme se bat encore, veut être resti­tué dans sa place de sujet. C’est pour cela que j’insiste beau­coup sur la notion de per­son­nage dans le tra­vail que nous allons entamer. Nous ne sommes pas dans le cadre stanislavskien de la notion de per­son­nage, nous n’allons pas ten­ter de lui con­stru­ire un vis­age psy­chologique. Il faut que nous nous atte­lions à un tra­vail de cré­tin­i­sa­tion de nos per­son­nages. Par là, j’entends lui don­ner un physique, une gestuelle, une voix qui le car­ac­térise en tant qu’individu social mais surtout par­ti­c­uli­er.
La con­fronta­tion entre ces per­son­nages « crédi­bles » et un texte qui n’est pas « réal­iste » est essen­tielle afin que le spec­ta­teur com­prenne bien qu’il assiste à un événe­ment extra­or­di­naire.
Je ne par­le pas ici de la représen­ta­tion en tant que telle, mais de la ten­ta­tive d’avènement de l’homme nou­veau. C’est à cela que le spec­ta­teur assiste. Il voit des hommes et des femmes qui « ne peu­vent pas se pren­dre comme ils sont », et qui bougent dans leur corps, dans leur vie, dans leur désir, comme une larve bouge dans son cocon pour devenir un papil­lon. Je ne sais pas si l’éclosion du papil­lon va se pro­duire, et si elle se pro­duit, dans quelle mesure il n’en naî­tra pas un mon­stre affreux ou un être sub­lime. Cela importe peu. Nous sai­sis­sons le moment de la ges­ta­tion, de l’accouchement, ou mieux de la mue.
Cela implique une évo­lu­tion nette des per­son­nages dans le par­cours de la pièce. C’est une con­di­tion sine qua non du théâtre que Tchekhov avait déjà for­mulée il y a longtemps. Un per­son­nage com­mence à A, passe par B pour arriv­er à C. S’il n’y a pas ces étapes, il n’y a pas de théâtre. Aucun.
Dans la pièce de Müller, les choses sont plus com­plex­es, et il fau­dra prob­a­ble­ment pass­er par tout l’alphabet dans le désor­dre pour arriv­er à la fin de notre spec­ta­cle. Mais comme le dit l’auteur lui-même : « La révo­lu­tion, c’est faire deux pas en avant et un pas en arrière pour avancer ».
Nous com­mencerons par l’étape A qui est la pre­mière vision du per­son­nage, celle de l’état ini­tial. Un per­son­nage préex­iste sans doute à son arrivée en scène. Sa vie s’est déroulée avant le début de la pièce, qui n’est que la saisie, la pho­togra­phie d’un instant (sou­vent cru­cial) de son exis­tence. Mais la per­cep­tion que nous avons de cet « ailleurs invis­i­ble » ne peut pas repos­er sur un tra­vail de psy­cholo­gie sci­en­tifique, elle ne peut relever que de nos fan­tasmes. Vos fan­tasmes d’acteurs, aus­si inco­hérents qu’ils vous parais­sent, s’ils se fix­ent sur l’objet de votre per­son­nage m’intéressent au plus haut point, parce qu’ils traduisent votre sen­sa­tion de ce qu’il est. C’est ce matéri­au que nous allons traiter en pre­mier par le biais d’écriture automa­tique d’acteur, puis de per­son­nage, dont je vous expli­querai plus tard le déroule­ment.
Fan­tasme égale pro­lix­ité égale iné­gal­ité d’intérêt. Nous serons là pour vous guider dans vos fan­tasmes. Nous ne voulons pas vous laiss­er aller à vau‑l’eau dans les méan­dres de votre imag­i­na­tion, de votre libido, de vos trau­mas… Votre vie ne nous intéresse pas (d’un point de vue théâ­tral). Vos frus­tra­tions, com­plex­ions, for­clu­sions, sub­li­ma­tions… ne nous ser­vent à rien. Ras­surez-vous, vous pou­vez les garder dans votre petite boîte à secrets, bien pré­cieuse­ment comme des tré­sors. C’est votre cui­sine intérieure.
Nous sommes là pour vous guider le plus pré­cisé­ment pos­si­ble, et pour vous ori­en­ter vers ce qui intéresse le théâtre et la représen­ta­tion de celui-ci face à un pub­lic. La par­en­thèse est close.

Le cadre

Le fait que vous endossiez cha­cun plusieurs per­son­nages peut être un obsta­cle à la vérac­ité de ceux-ci me direz-vous. Certes oui, si nous n’étions pas inscrits dans un cadre pré­cis.
N’oublions jamais que Müller fait par­tie de ces auteurs qui ont révo­lu­tion­né la fic­tion théâ­trale. Il est de ceux qui inven­tent un nou­veau genre de fable. Il intro­duit la frag­men­ta­tion à out­rance, la con­fronta­tion de l’Antiquité et du monde mod­erne, la col­li­sion entre les tem­po­ral­ités et le foi­son­nement des styles de jeu.
L’assemblage de ces tech­niques ren­for­cé par une écri­t­ure vis­cérale, reposant sur la tor­ture du lan­gage, nous éloigne défini­tive­ment de tout vérisme.
Pour par­ler basique­ment, une con­ven­tion théâ­trale d’« étrangeté » est instau­rée dès le début dans le chef du spec­ta­teur.
Nous voulons accentuer ce sen­ti­ment d’étrangeté en met­tant l’accent sur l’affrontement du réal­isme et du for­mal­isme. Réal­isme des lieux, puisque nous jouons dans un lieu indus­triel, réal­isme doc­u­men­tariste dans la volon­té de faire porter le texte de l’Hydre et des voix de la pop­u­la­tion par les habi­tants du quarti­er, réal­isme ren­for­cé par la crédi­bil­ité des per­son­nages que vous plantez. For­mal­isme dû au texte et à sa fac­ture com­plexe, lit­téraire, for­mal­isme de la con­fronta­tion entre l’époque décrite dans le texte et la moder­nité des cos­tumes, for­mal­isme dans le choix des musiques et univers sonores, for­mal­isme enfin dans la mul­ti­pli­ca­tion des per­son­nages endossés par chaque acteur.
Cette con­ven­tion étant claire et nette dès le départ, il ne risque pas d’y avoir de con­fu­sion. Imag­inez-vous plutôt que vous agis­sez dans le cadre poé­tique, didac­tique, comme les acteurs de Brecht, et plus pré­cisé­ment de La Déci­sion. S’il y a fable, il y a morale. Il y a donc didac­tisme.

La jeunesse

Dans ses très (trop) brèves notes de mise en scène pour Ciment, Hein­er Müller insiste sur le fait que les acteurs doivent être jeunes. Il se jus­ti­fie en dis­ant que les com­mu­nistes ont plus d’avenir que de passé.
Loin de nous la volon­té de répon­dre dog­ma­tique­ment aux désirs de l’auteur. Il n’en reste pas moins qu’une « telle instruc­tion » peut être prise comme une piste dra­maturgique. Müller veut ouvrir le champ de son texte vers notre époque, vers nous. Cela con­firmerait le car­ac­tère uni­versel que je décrivais tout à l’heure, et place la thé­ma­tique générale de la pièce en dehors de l’historicité ou de l’épiphénomène poli­tique. Müller nous indique par là cette volon­té d’étendre à la com­mu­nauté humaine dans son entièreté ce qui ne con­cern­erait a pri­ori que la com­mu­nauté sovié­tique de 1921.
Cette volon­té d’ouverture, nous ne pou­vons la nég­liger. Elle prend d’autant plus de force que l’auteur con­fronte les tem­po­ral­ités dans le corps même de son œuvre par l’instillation d’épisodes antiques — certes mod­ernisés.
Il faut donc, pour ten­ter de saisir pleine­ment le corps dra­maturgique du texte, que la mise en scène traduise cette dia-chronolo­gie. Nous avons dit notre attache­ment à la crédi­bil­ité des per­son­nages, ce n’est donc pas là-dessus que va se fix­er notre volon­té de répon­dre au désir de Müller.
Nous irons plutôt chercher dans ce qui con­stitue l’emballage du spec­ta­cle, c’est-à-dire les cos­tumes. Je ne prends pas la ques­tion du cos­tume par-dessus la jambe. Si je par­le d’emballage, c’est qu’à part dans un tra­vail d’hyper-psychologisation ou d’archéologie théâ­trale, la ques­tion des cos­tumes est la dernière à inter­venir. Le cos­tume est un signe à l’endroit du spec­ta­teur (quand il n’est pas un sou­tien de jeu), a con­trario du jeu qui est le corps même du spec­ta­cle.
Je me rends compte en écrivant ces quelques lignes que cette con­cep­tion du cos­tume m’est peut-être pro­pre. Bien sûr, le cos­tume peut avoir un impact cap­i­tal sur la manière d’entendre un texte. Imag­i­nons qu’Anna Petro­v­na nous dise qu’elle s’habille tou­jours en noir parce qu’elle porte le deuil de son exis­tence, dans un cos­tume de poule. Cela chang­erait le sens et l’orientation du spec­ta­cle. On se dirait : « tiens, le met­teur en scène met une dis­tance », ou « cette fille est com­plète­ment folle », ou encore « cette poule est boulever­sante d’intelligence et de sen­si­bil­ité », mais les préoc­cu­pa­tions du pub­lic seraient tou­jours fixées autour de la phrase d’Anna. On ne peut réduire l’écho d’une telle phrase par un cos­tume. Le cos­tume est bel et bien l’emballage, la sur­face, la couche supérieure, tan­dis que le texte, le jeu, est le cœur même de la représen­ta­tion.
De toutes les manières, je ne pense pas que nous arriv­ions à de telles extrémités (pour finir, même si l’ombre de Matthias Lang­hoff plane sur ce spec­ta­cle, nous ne sommes pas oblig­és de la laiss­er entr­er par la grande porte dans notre théâtre).
Ce que je veux dire, c’est que je pense de plus en plus qu’il faut que les cos­tumes soient mod­ernes, qu’ils soient théâ­traux mais mod­ernes. Qu’ils soient le référent de l’inscription de notre démarche dans la vie de 1999. J’insiste quand je par­le de cos­tumes « théâ­traux », la moder­nité n’a jamais sig­nifié pour moi la quo­ti­di­en­neté. Il y a un monde entre cette chaus­sette sale qui traîne sous votre lit, et cette autre salie par trois mois de guer­res inces­santes qui colle au pied du cosaque comme une trace char­nelle de l’usure de son corps, de la fatigue de ses mem­bres, du froid qui l’a bat­tu, de la saleté qui l’a rongé. Une chaus­sette sale n’est pas une chaus­sette sale.
De la même manière, vous aurez une inter­dic­tion formelle et défini­tive de vous amen­er sur le plateau avec votre quo­ti­di­en­neté. Vos cos­tumes, tout mod­ernes qu’ils soient, doivent être mar­qués par la vie de vos per­son­nages, par leur fonc­tion, par leurs aspi­ra­tions, par leurs échecs. Il faut que le spec­ta­teur croie en vous. Il est pos­si­ble de faire croire au spec­ta­teur que le cos­tume de poule d’Anna Petro­v­na est la mar­que ultime de la dés­espérance humaine, le résidu final d’une vie délétère, épaisse, lourde et vide.
Je ne peux pas pré­cisé­ment vous dire quels seront vos cos­tumes ; je ne peux vous les dessin­er, encore moins vous les décrire, peut-être Françoise pour­ra-t-elle nous aider sur ce point.
J’entends, pour ter­min­er sur ce point, votre objec­tion. J’ai com­mencé par un dis­cours sur la jeunesse, et j’en ter­mine sur la moder­nité. La propo­si­tion n’est pas aporé­tique, mais néces­site tout au moins quelques pré­ci­sions.
Je n’aime pas l’idée de jeu­nisme. Je ne crois pas que Müller désir­ait que les acteurs soient jeunes et représen­tent la fleur du soviétisme. Il est plus sournois que cela. Je le vois mal dans des esthé­tiques réal­istes sovié­tiques ou jun­fvolki­ennes nazies. Les beaux jeunes gens au corps sculp­té et aux cheveux blonds, l’énergie naïve des mou­ve­ments de jeunesse mise au ser­vice du cynisme dic­ta­to­r­i­al, je ne crois pas que ce soit son ray­on.
Je préfère donc com­pren­dre sa phrase comme une volon­té d’actualiser, de tir­er vers l’universel (comme je l’ai déjà dit). Et si je me trompe, tant pis, c’est que je suis en désac­cord sur un point de la pen­sée de Müller. Il ne m’en voudra pas et je ne lui en tiendrai pas grief.
Une autre hypothèse pos­si­ble : ce n’est pas pour traduire l’avenir du com­mu­nisme qu’il souhaite des jeunes, mais pour que les jeunes puis­sent s’identifier à ses per­son­nages qui sont loin d’être des « soviétistes ». Il veut peut-être remuer en eux la fibre idéal­iste (a‑politicienne) par des moyens sit-com­miens améri­can­isants. C’est là qu’intervient la sournois­erie dont je par­lais tout à l’heure.

Les fables

En somme, tout cela est fort intéres­sant, mais la ques­tion prin­ci­pale demeure. Au-delà des ques­tions dra­maturgiques, que l’on pour­rait qual­i­fi­er de macro­scopiques, quel est le cœur, la fable décrite par Müller dans Ciment. Je ne vous éton­nerai pas en dis­ant qu’il y en a à pro­fu­sion, et que, selon chaque per­son­nage, les pri­or­ités nar­ra­tives diver­gent.

Pour Tchoumalov, on peut citer :

Le retour d’un homme qui a per­du sa jeunesse à la guerre et qui veut main­tenant con­stru­ire sa vie. Cette con­struc­tion est semée d’embûches. Ancien ouvri­er de cimenterie, il voudrait remet­tre sur pied son anci­enne usine actuelle­ment lais­sée aux pil­lards. Mais le pou­voir sovié­tique, doté d’une admin­is­tra­tion lourde et rigide, va le forcer à ren­tr­er en con­flit avec elle. À la fin du com­bat, il sort vic­to­rieux.
Le retour d’un mari, après des années de guerre. En par­tant au com­bat, il avait lais­sé der­rière lui femme et enfant qu’il voudrait retrou­ver main­tenant. Mais les temps ont changé, le temps a passé. Sa femme, dev­enue sovié­tique, ne veut plus d’un mari pro­prié­taire. Brisée par des années de vio­lence et de soli­tude, elle a dû ren­forcer son cœur, et n’est plus disponible à se laiss­er aller à l’amour qu’elle porte à son mari et à sa fille. Sa fille meurt d’ailleurs de faim. L’ouvrier guer­ri­er a tout per­du.
Le retour d’un homme trahi et qui veut se venger. Dénon­cé avec trois de ses cama­rades par un blanc, il a été tabassé presque à mort par les cosaques. Il a dû fuir sa vie pour la sauver. Il revient aujourd’hui en guer­ri­er vic­to­rieux et s’apprête à retrou­ver le traître et le tuer. Mais une fois face à l’homme, il com­prend que la vengeance est vaine et qu’il vaut mieux se servir du traître pour arriv­er à ses fins que de le tuer.
Un jeune idéal­iste se rend compte que l’utopie s’accommode mal de réal­ité. Que pour chang­er le monde, il faut chang­er les hommes, et que ce change­ment s’accompagne de perte, de deuil, de souf­france.
La prise de con­science d’un homme que la bonne volon­té et l’amour de l’humanité ne suff­isent pas à faire le bon­heur de son prochain. L’histoire d’un homme qui doit se bat­tre avec un sys­tème qu’il a lui-même instau­ré. L’histoire d’un homme dévoré par ce sys­tème. L’histoire de l’Hydre.

Pour Dacha :

CIMENT de Hein­er Müller, mise en scène Françoise Berlanger, dra­maturgie Jean-Christophe Lauw­ers, Bunker Ciné-Théâtre, novem­bre 1999. 

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Jean-Christophe Lauwers

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