Sur la dramaturgie

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Le 21 Jan 2005

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Jean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives ThéâtralesJean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives Théâtrales
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Lettre de Jean Christophe Lauwers à Eric Clémens (non daté).

Cher Éric,

J’ai d’autant de plaisir à répon­dre à ton texte sur la dra­maturgie qu’il ne m’était pas directe­ment adressé. Les ques­tions que tu y pos­es et surtout le style que tu lui impos­es, sem­blent traduire un tour­nant dans ta pen­sée théâ­trale, qui à force de déné­ga­tion s’est finale­ment éclose.
Ton texte me rav­it donc, d’autant qu’il me per­met de trans­met­tre un mai­gre savoir à la per­son­ne qui m’a le plus appris, mai­gre savoir sur la dra­maturgie, sur son his­toire, et sur la pra­tique.
La dra­maturgie mod­erne, his­torique­ment par­lant, n’a pas tou­jours été équiv­oque. Il faut, pour en trou­ver l’origine réelle, se pencher sur l’histoire de l’art opéra­tique. Il fut un temps, enfan­té par Wag­n­er et le gigan­tisme de ses décors, où les chanteurs d’opéra se devaient d’être le plus obèse pos­si­ble, ques­tion de vis­i­bil­ité : une Valkyrie fon­due dans une scéno­gra­phie grandiose aurait été du plus mau­vais genre, les voix auraient per­du leur corps… Les ancêtres de Pavarot­ti débar­quaient donc sur la scène et allaient se livr­er à des com­bats qua­si sumo­toriques. Cette époque enfan­ta un opéra bête, abêti, où la per­for­mance vocale du chanteur, sa gestuelle redon­dante et l’anecdotisme d’un déco­ra­tivisme qui sem­blait s’apaiser pour finir par s’effacer totale­ment rival­i­saient avec la « sacro-sainte loi de l’expressivité ». Cet opéra-là, celui des car­i­ca­tures, est bel et bien mort vers les années soix­ante, soix­ante-dix.
On a alors voulu réin­ven­ter la scéno­gra­phie, on s’est alors tourné vers les déten­teurs d’une com­pé­tence indé­ni­able en matière scénique : les gens de théâtre. Des met­teurs en scène de théâtre se sont penchés sur l’art opéra­tique, des nou­veaux directeurs ont été nom­més à la tête des insti­tu­tions et on a fait appel à une nou­velle race de dra­maturges.
Je ne dis pas que l’opéra mod­erne a inven­té la dra­maturgie, mais qu’avant lui, la dra­maturgie était intrin­sèque à l’œuvre, une pièce de Mari­vaux por­tait sa théâ­tral­ité en elle-même, son style de jeu, sa dra­maturgie. Mais l’opéra mod­erne a engen­dré la dra­maturgie mod­erne. La ques­tion était : « Com­ment don­ner vie à des pro­jets pous­siéreux, passés, com­ment insuf­fler une jeunesse à un art abêti ? » Pour répon­dre à ces ques­tions, il a fal­lu inven­ter une dra­maturgie délibérée et sys­té­ma­tique en oppo­si­tion avec la dra­maturgie « préex­is­tante ». Cette oppo­si­tion implique néces­saire­ment que le dra­maturge n’est pas le déten­teur de « la » dra­maturgie, mais qu’il s’y frotte.
Le dra­maturge « défriche, déchiffre, balise, repère, restitue l’intertexte pour que renaisse la sur­prise de l’œuvre » (Jean-Marie Piemme), il s’occupe de la dra­maturgie de l’intertexte, tan­dis que le met­teur en scène est dra­maturge du spec­ta­cle, et l’acteur de la scène.
Le dra­maturge avait donc à cette époque une mis­sion pré­cise, celle de régénér­er les œuvres par le décryptage de ses inter­textes. Mais il s’agissait d’opéra, or à l’opéra on sait bien que la mise en scène arrive en sec­ond voire en troisième plan, ce qui n’est pas le cas au théâtre.
Et c’est là qu’intervient l’équivoque, le met­teur de théâtre est for­cé, con­sciem­ment dans le meilleur des cas, incon­sciem­ment dans le pire, de forg­er une dra­maturgie du spec­ta­cle beau­coup plus forte qu’à l’opéra, ces idées doivent brûler les planch­es, il est le por­teur du spec­ta­cle, l’intervention du dra­maturge ne peut être con­sid­érée, sauf si une sym­biose par­faite mais peu prob­a­ble lie met­teur en scène et dra­maturge, que comme frein, con­trainte, aven­ture par­al­lèle. L’impression que le dra­maturge met un frein à l’inventivité du met­teur en scène, qu’il le « ramène » au sens (comme si on pou­vait se per­me­t­tre d’échapper à une aven­ture intel­lectuelle au théâtre !) est dev­enue courante et car­ac­térise l’inadéquation d’une pra­tique opéra­tique avec une pra­tique théâ­trale.

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